Chapitre 18 : Kamel - Patience

Kamel venait d’entrer dans la salle d’audience du palais impérial à la suite de Coumba et Hadjira. Il sut immédiatement que quelque chose n'allait pas en voyant la prêtresse sursauter. Il leva les yeux à son tour et ne vit rien d'autre qu'un homme jeune, plutôt mignon, bien vêtu, bien peigné, aux traits doux et agréables. Il arborait un visage neutre, ni agressif, ni accueillant.

Pour le moment, il regardait la prêtresse mais celle-ci ne disant rien, pharaon se tourna vers ses deux compagnons. Sur Kamel, il ne laissa son regard qu'un battement de cil et lorsque ses yeux tombèrent sur Hadjira, il resta figé. Kamel vit le regard de pharaon transpercer sa petite-fille.

Il se tourna vers elle et constata avec effroi qu'Hadjira soutenait son regard mais surtout qu'elle palissait à vue d'œil. Kamel lui fit un coup de coude et lança :

- Hadjira ! Baisse ton regard ! Cesse de le fixer !

Cela sembla enfin sortir Coumba de sa torpeur, qui se tourna également vers Hadjira et pâlit à son tour.

- Hadjira ! dit-elle en la secouant. Arrête et… Respire ! Je t'en prie.

La réponse d'Hadjira fut de s'écrouler. Kamel se jeta sur sa petite-fille pour constater qu'elle ne réagissait pas à ses appels. Pharaon fit un geste et un homme s'approcha d'Hadjira.

- Je suis médecin, annonça l'homme et Kamel le laissa approcher.

Le médecin examina Hadjira rapidement. Kamel le vit mettre ses doigts sur le poignet de sa petite fille, ne comprenant pas en quoi cela allait aider en quoi que soit. Il vérifia ensuite qu'elle respirait avant d'annoncer :

- Elle est simplement évanouie. Une grande émotion, probablement, pharaon. Rien de grave. Elle reviendra rapidement à elle.

- Offrez un oreiller à cette jeune femme afin qu'elle soit plus confortable, ordonna pharaon.

L'assemblée hoqueta et la musique reprit. Pharaon se tourna vers la prêtresse, et, tendant une main vers elle, lança :

- Le message ?

Coumba, enfin sortie de sa torpeur, mais quelque peu perturbée par la tournure que prenaient les évènements, sortit un parchemin de son sac et le donna au pharaon en s'inclinant avec humilité. Pharaon parcourut le parchemin des yeux.

- Je prends bonne note de ces faits et croyez-bien, prêtresse du bien, que tout sera fait pour que justice soit rendue.

Kamel ouvrit de grands yeux tandis que les regards de la foule se faisaient haineux. En la déclarant ouvertement prêtresse du bien, pharaon venait de condamner Coumba à mort.

Kamel, cependant, constata que la chose ne surprenait aucunement Coumba, qui se contenta de hocher la tête. Kamel comprit alors que si Coumba avait été renfermée ces dernières heures, ce n'était pas parce qu'elle préparait cette rencontre, mais parce qu'elle se préparait à rencontrer les anciens. Elle priait.

Coumba s'inclina encore une fois et Kamel comprit qu'ils allaient devoir sortir. L'entretien était terminé. La mission de Coumba était accomplie. Kamel se tourna vers Hadjira, toujours étendue, inanimée.

Il allait se pencher pour la porter lorsque pharaon fit un geste et les gardes furent sur elle avant Kamel. Coumba frémit mais ne s'interposa pas. Les gardes prirent Hadjira avec douceur et commencèrent à l'emmener à travers la foule vers un couloir sombre. Kamel attrapa le bras d'un garde en criant :

- Qu'est-ce que vous faites ?

Un autre garde sortit une arme à la lame courbe aux couleurs sombres et la plaça sous la gorge du vieil homme. Coumba intervint :

- Je vous en prie, laissez-le. Il essaye simplement de comprendre. Hadjira est sa petite-fille. Pharaon, où l'emmenez-vous ? demanda Coumba d'une voix suppliante.

- À sa place, dit pharaon à qui tout cela semblait parfaitement évident.

La cour était de son avis.

- Kamel, nous partons, annonça Coumba.

- Mais ? Hadjira ! rugit Kamel.

- On s'en va, c'est un ordre ! souffla Coumba d'une voix tremblante mais ne laissant aucune place à un refus.

Kamel se recula instantanément. Il respectait les prêtresses plus que tout. Le garde, constatant que le vieil homme avait décidé de laisser tomber, se recula à son tour et rangea son arme.

- Nous vous sommes infiniment reconnaissants de nous avoir accordé audience, pharaon, finit Coumba avant de sortir.

- Reconnaissants ? s'exclama Kamel une fois qu'ils furent dans le couloir. Reconnaissants de quoi ? De vous avoir condamnée à mort ? D'avoir pris ma petite-fille ?

- Kamel, calmez-vous. D'abord, ma mort était inévitable. Je le savais depuis longtemps. C'est ainsi, et pas autrement. Lorsque nous sortirons, la foule m'attendra. Ils vont enterrer mon corps dans le sable, ne laissant que la tête apparente et me jeter de grosses pierres ou bien me condamner à être battue à coups de bâtons jusqu'à ce que j'en meure.

Kamel ne cacha pas son dégoût.

- Évitez-moi ça, Kamel, s'il vous plaît, dit Coumba en lui tendant un couteau.

- Non, non, je… Je suis du peuple du bien. Un meurtre ! Prêtresse ! Vous n'y pensez pas ! Non, jamais !

- Vous préférez que je sois torturée ? Que je souffre mille maux avant de rejoindre les anciens ? Je vous en prie, Kamel, je veux mourir dignement. Je savais ce qui allait m'arriver et j'avais prévu de me suicider mais… Je ne peux pas, c'est trop dur. S'il vous plaît, Kamel, aidez-moi.

Kamel regarda le couteau, puis le regard suppliant de la femme au courage indéniable et enfin, hocha la tête. Il prit le couteau puis lança :

- Je vous promets, Coumba, de vous donner ce que vous demandez. Maintenant, répondez-moi. Que s'est-il passé ? Où est Hadjira ?

- À sa place, répondit Coumba, et c'est terrible car pharaon a mal interprété la réaction d'Hadjira.

- Sa réaction face à quoi ? s'exclama Kamel sans comprendre.

Coumba se mit à trembler et ses yeux se couvrirent de larmes.

- J'en ai vu dans ma vie… des meurtriers, des assassins, des voleurs, des violeurs, des pyromanes, des hommes battant leurs femmes, des vendeurs d'esclaves faisant souffrir inutilement des enfants… J'ai déjà vu des aura sombres, du noir, de l'obscurité, mais maintenant, tout le monde ici, tout le monde, rayonne.

- Quoi ? Comment ça ? souffla Kamel qui doutait franchement que toutes les personnes présentes étaient blanches comme neige.

Après tout, ils étaient égyptiens, pas membres du peuple du bien. Le mal était monnaie courante.

- Comparé à lui, tout le monde est lumière, continua Coumba. Lorsque j'ai posé mes yeux sur lui, d'abord, je ne l'ai pas vu. Je n'ai vu que du noir, son aura, l'entourait, le traversait, comme s'ils ne faisaient qu'un. Il m'a fallu plusieurs respirations pour enfin voir son visage si simple, si chaleureux, si doux. Cet homme, Kamel, est le mal.

Kamel en frissonna et comprit pourquoi Coumba était aussi troublée.

- La grande prêtresse doit être mise au courant, souffla Coumba. Kamel, vous devez aller à Karnak. Là-bas, il y a un temple de Mâat. La grande prêtresse y travaille en secret. Demandez audience, forcez la porte s'il le faut mais Kamel, je vous en prie, allez les prévenir. Ce pharaon est…

- Le mal, finit Kamel en comprenant tout ce que cela signifiait. Cela ne m'explique pas pour Hadjira.

- Hadjira est novice. Si moi, il m'a fallu de nombreux battements de cœur pour réagir, Hadjira, elle, n'a pas su faire face. Elle l'a fixé, encore et encore, cherchant à lutter sans y parvenir. Je pense même qu'elle n'a jamais vu son visage, trop perdue dans son aura. Finalement, son corps a lâché et elle s'est écroulée. Seulement, pharaon, lui, ne l'a pas compris ainsi.

- Qu'a-t-il compris ? interrogea Kamel qui ne comprenait décidément pas.

- Kamel, si vous vous trouvez en face d'une femme qui ne peut détacher son regard de vous, qui vous transperce et finalement s’évanouit en votre présence à cause d'une grande émotion, à quoi pensez-vous ?

Là, Kamel comprit et il n'était pas content du tout. La méprise était immense.

- Hadjira est dans l'endroit le mieux protégé de ce pays, conclut Coumba. Elle ne pourra compter que sur elle à partir de maintenant et elle va devoir la jouer finement.

- Finement ? répéta Kamel. Hadjira est tout juste sortie de l’enfance. Elle est seule, dans un monde dont elle ignore presque tout et aux mains de… du mal ! Du mal incarné ! Comment voulez-vous qu'elle s'en sorte ? Elle va… Quand il va comprendre, il va la tuer, la déchiqueter.

- On ne peut plus rien pour elle, maugréa Coumba. La grande prêtresse doit savoir, Kamel, c'est ça, l'important. Puis-je compter sur vous ?

La rage se lisait sur le visage du vieil homme qui n'avait visiblement pas entendu la dernière phrase de la prêtresse.

- Kamel ? insista Coumba. Je peux compter sur vous ?

Le vieil homme se réveilla enfin.

- Oui, prêtresse. J'irai à Karnak et je trouverai la grande prêtresse. Mais ensuite, je reviendrai et je ferai tout pour parler à ma petite-fille, m'assurer qu'elle va bien, que ce démon la traite bien.

Coumba regarda Kamel dans les yeux. Elle pleurait.

- Je suis prête, annonça-t-elle.

Kamel n'attendit pas. Lui aussi pleurait lorsque le corps de cette femme courageuse tomba à ses pieds, le couteau fiché dans le cœur.

Il put quitter le palais sans être inquiété. Nul ne lui tint rigueur pour ce meurtre. Au contraire, il fut adulé pour avoir tué une prêtresse du bien, ces femmes qui pensaient détenir la vérité alors qu'elle appartenait à Mâat.

Le voyage jusqu'à Karnak serait long mais Kamel ne comptait pas faillir à sa mission. En quittant la ville, il se retourna, son regard se portant sur le palais. Quelque part, là-bas, se trouvait sa petite-fille, seule, et un démon maléfique. Kamel partit en pleurant.

 

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Kamel évita les hommes. Il suivit le Nil, mais de très loin, arpentant des terres arides et inhospitalières. Il se nourrit de racines, but en se servant de ses connaissances sur la survie dans le désert et après des semaines de marche, il revint vers les hommes. Il dut reprendre son souffle devant la majesté du temple de Mâat à Karnak.

Il put entrer dans la première cour mais ne put aller plus loin car l'endroit était réservé aux prêtres. Il savait qu'il devait attendre une séance de justice pour espérer apercevoir et peut-être parler à une prêtresse du bien qui le conduirait auprès de la grande prêtresse du bien.

Il dut attendre une demi-lune qu'une séance se tienne. Il en était arrivé à se demander s'il n'allait pas commettre un crime juste pour que cela se produise.

Heureusement, un groupe de bandits fut attrapé et Kamel put garder la pureté inhérente à son peuple. Normalement, ceux qui attaquaient les caravanes étaient tués sur place mais là, il s'agissait d'enfants alors les caravaniers avaient préféré les amener aux prêtres, de peur de devenir impurs aux yeux des dieux.

La séance s'ouvrit et Kamel n'écouta pas vraiment les dires de chacun. Il se concentrait sur l'assemblée, tentant de découvrir une prêtresse. Sa recherche lui apporta de nombreuses informations…

D'autres personnes avaient le même comportement que lui et il douta que ceux-ci étaient doués des mêmes intentions. Ça ne présageait rien de bon car cela signifiait surtout que les prêtresses du bien devaient se cacher. Comment Kamel allait-il pouvoir entrer en contact avec l'une d'elle si elles dissimulaient leur véritable nature ?

La séance se termina. Kamel ne connaissait même pas le verdict ou la sentence. Il sortit, dépité. Il n'avait pas pu approcher le prêtre car celui-ci, apostrophé par de très nombreuses personnes de l'assemblée, était protégé par des gardes très éveillés et était rentré dans le temple sous bonne escorte.

Kamel se retrouva au point de départ. L'attente n'avait servi à rien. Il inspecta le temple, cherchant un moyen d'entrer, le surveilla et enregistra les allées et venues, sans découvrir aucune faille.

Chaque jour, des fidèles apportaient des offrandes sous forme de nourriture et de boisson à Mâat. Les prêtres s'en nourrissaient après avoir offert aux dieux la matière invisible qu'elle contenait.

Souvent, des prêtres sortaient pour aller soigner les malades. Ils étaient également les maîtres du temps, annonçant les fêtes, les moissons, les saisons. Ils aidaient les égyptiens dans la religion, leur montrant comment permettre à leur âme de trouver l'immortalité.

Kamel aurait pu se saisir de ces opportunités. Sauf qu’ils sortaient protégés, non pas par des gardes, mais par le peuple qui ne laissait personne approcher ces êtres saints.

Kamel attendit longtemps. Il avait même arrêté de compter les jours. Enfin, il eut une opportunité. Un prêtre fut appelé en urgence en plein milieu de la nuit : une femme accouchait et cela se passait mal. Kamel attendit devant la porte du temple le retour du prêtre, dissimulé dans l'ombre.

- Prêtre ? murmura Kamel.

L'homme sursauta et de peur, voulut crier mais Kamel lança :

- Non, je ne vous veux pas de mal. Je… Je suis du peuple du bien et je dois voir la grande prêtresse de toute urgence.

- Il n'y a pas de prêtresse du bien dans ce temple, l'homme, répondit le prêtre d'un ton très mécontent. La justice sort de la bouche de Mâat et de nul autre. Passez votre chemin.

- Je vous en prie, c'est très important. Je dois absolument la voir. Quand elle me verra, elle saura que je suis de son peuple. Son don le lui révélera. Je n'ai même pas à la voir. Faites en sorte qu'elle me voit, s'il vous plaît ! J'attendrai ici, devant le temple, comme ces dernières lunes.

À ces mots, Kamel s'éloigna, laissant le prêtre entrer d'un pas décidé dans le temple. Kamel dut attendre de nombreux jours avant de voir un prêtre sortir et celui-ci ne se dirigea absolument pas vers lui.

Apparemment, le prêtre n'avait pas prévenu la grande prêtresse. Kamel était perdu. Il attendit encore des jours et des jours avant de voir à nouveau un prêtre sortir en pleine nuit. À nouveau, il l'apostropha à son retour.

- Encore vous ? Par les dieux, vous êtes têtu ! Je vous ai dit qu'il n'y avait pas de prêtresse du bien ici !

- S'il vous plaît, prévenez-la que Kamel est là. J'ai accompagné la prêtresse Coumba auprès de pharaon. Ma petite-fille, Hadjira, avait le don et elle est toujours là-bas mais elle est aux mains de pharaon et je crains pour sa vie. Coumba m'a demandé de venir ici pour transmettre une information capitale à la grande prêtresse. S'il vous plaît !

- Si votre petite-fille est une prêtresse du bien, alors pharaon l'aura déjà fait tuer depuis longtemps. Elle n'aura eu que ce qu'elle mérite. La justice ne peut être donnée que par la bouche de Mâat. Pour la dernière fois, partez. Il n'y a pas de prêtresse du bien dans ce temple.

Kamel secoua la tête en voyant le prêtre entrer dans le temple. Non, il ne partirait pas. Coumba lui avait confié une mission. Même s'il devait mourir de vieillesse en terres égyptiennes, il resterait là.

Personne ne s'inquiétait vraiment de voir un vieil homme, assis, à ne rien faire, devant le temple. On se demandait surtout combien de temps il se passerait avant qu'on ne doive jeter son corps desséché dans une fosse. Kamel n'osait pas s'éloigner. Il ne le faisait que lorsque la soif, la faim, ou ses besoins naturels l'y forçaient.

Un soir, alors qu'il luttait contre le sommeil, il sentit un frôlement dans son dos. Craignant une attaque, il se retourna mais une voix féminine interrompit son geste :

- Vous ne frapperiez pas une femme, tout de même !

Kamel sursauta. Quelqu'un venait lui parler, pourquoi ? Nul ne l'avait fait alors qu'il était là depuis des lunes. Kamel ne cacha pas sa surprise.

- Vous avez demandé une prêtresse du bien, il me semble, indiqua la femme. Sachez que je ne suis pas seule. Des gardes sont présents et au moindre geste agressif, une flèche transpercera votre cœur.

- Pourquoi voudrais-je du mal à une prêtresse du bien ? dit Kamel en s'inclinant. Je suis de son peuple.

- Si c'est le cas, alors l’Égypte vous aura empli le cœur et l'âme, répondit la femme. Votre aura est sombre.

Kamel pâlit mais il se reprit rapidement.

- Non, mon aura est claire.

Voyant que la femme allait le contredire, il ajouta :

- Elle ne l'est peut-être pas maintenant, mais elle le redeviendra quand je vous expliquerai. Je sais que l'aura dépend de la façon dont vous voyez les choses. Croyez-moi, elle changera.

- J'ai beaucoup d'expérience. Je sais reconnaître le bien du mal avec beaucoup de dextérité. Vous avez commis un terrible crime.

- En effet, prêtresse, j'ai tué l'une des vôtres, avoua Kamel.

La prêtresse sursauta à ces mots, s'éloignant dans le même geste.

- Mais elle me l'avait demandé, ajouta Kamel. Coumba ne voulait pas connaître l'horrible douleur de la lapidation. Elle m'a supplié de lui ôter moi-même la vie de la manière la plus rapide et la moins douloureuse possible et je l'ai fait.

Le visage de la prêtresse se radoucit.

- Je sais que vous pouvez voir que je dis la vérité, dit Kamel. Je n'ai donc pas à essayer de vous convaincre, car vous l'êtes déjà. Comment est mon aura ?

La prêtresse sourit. Cette réponse suffit à Kamel.

- Je vous en prie, je dois voir la grande prêtresse, répéta encore une fois Kamel. Menez-moi à elle. Coumba m'a confié cette mission avant de mourir. Je ne veux pas la décevoir.

- Soit, Kamel, dit la prêtresse. Venez, suivez-moi, mais discrètement. Beaucoup d'yeux regardent le temple.

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