La prêtresse mena Kamel vers la ville et non vers le temple. Au fond d'une maison de fonctionnaire se trouvait une trappe menant à un souterrain long et sombre. La porte qui le terminait s'ouvrit sur un endroit splendide. Kamel reconnut l'architecture du temple. Il avait enfin réussi à y entrer. Il était soulagé. Cette attente n'aurait donc pas servi à rien, finalement. Calmé, il accepta volontiers d'attendre dans un parc, la prêtresse lui expliqua qu'elle devait d'abord discuter seule à seule avec la grande prêtresse.
Kamel vit le soleil se lever depuis l'intérieur du temple. Il eut la chance de voir les prêtres s'avancer vers le naos. Il ne vit pas la statuette à l'intérieur mais il entendit un prêtre lancer :
- Éveille-toi, grand dieu, éveille-toi en paix !
Puis, les prêtres, pieds nus, apportèrent le pain, le bœuf séché, la bière et le vin et le déposèrent aux pieds de la statue. Plus tard, les prêtres revinrent pour prendre les offrandes et les disséminer un peu partout dans le temple, aux pieds de statues d'autres divinités. Enfin, ils emmenèrent la nourriture et Kamel supposa qu'ils la consommèrent eux-mêmes. Tout le reste de la journée, à différents moments, probablement déterminés à l'avance précisément, les prêtres s'aspergèrent d'eau ou effectuèrent des fumigations d'encens, mais sans entrer dans le naos ni s'approcher de la statue sacrée.
La nuit était tombée. Kamel commençait à avoir faim. Il avait étanché sa soif en se servant d'eau gentiment proposée par un prêtre mais on ne lui avait rien apporté à manger. Enfin, Kamel vit apparaître la prêtresse qui l'avait conduit jusqu'ici.
- La grande prêtresse accepte de vous recevoir. Suivez-moi, je vous prie.
Kamel obtempéra volontiers. Il la suivit, s'éloignant ainsi de la cour intérieure pour entrer dans le bâtiment en lui-même. La prêtresse s'arrêta devant une lourde porte. Elle frappa. Une voix permit d'entrer. La femme ouvrit la porte, puis fit signe à Kamel de pénétrer le premier. Dans son dos, la porte se referma. La prêtresse ne l'avait pas suivi à l'intérieur.
- Aélis m'a expliqué votre situation, dit une femme qui lisait un parchemin, assise derrière un bureau en bois finement sculpté. Il est fort dommage que nous ayons dû perdre Coumba et Hadjira en même temps. Il n'était pas prévu que cela se passe ainsi. Comment pharaon a-t-il compris la véritable nature d'Hadjira ?
- Il ne l'a pas comprise, lui apprit Kamel. Pharaon est tombé amoureux de ma petite-fille et la tient enfermée dans son harem.
- Il comprendra vite ce qu'elle est. Ce pharaon a un sixième sens remarquable. Votre petite-fille est morte, je peux vous l'assurer. Quelle mission Coumba vous a-t-elle confiée ?
Kamel avala difficilement sa salive. La grande prêtresse venait de dire ces mots comme si elle parlait de la météo. Voyant sa colère, la grande prêtresse annonça :
- Les prêtresses du bien en Égypte ne vivent pas longtemps. Les jeunes, sans expérience, surtout. Coumba devait la guider. Nul ne pouvait prévoir que pharaon s'enticherait de votre petite-fille. Il est trop tard, désormais, pour faire quoi que ce soit. Le passé est le passé. Votre mission, s'il vous plaît, insista la grande prêtresse.
- Vous aviez prévu, en revanche, que Coumba se ferait tuer. Pourquoi l'avoir envoyée dans une mission suicide ? Pourquoi m'avoir forcé à tuer ma propre cousine, si chère à mon cœur !
- Pour cela, je suis navrée. Il n'était pas prévu que vous soyez forcé d'agir de cette façon. Coumba savait ce que cette mission impliquait et elle s'était portée volontaire. Le meurtre de la prêtresse se devait d'être étudié. La prêtresse a été tuée dans le temple qui lui avait offert asile. Pharaon devait en être informé en personne sinon, le message ne lui serait jamais arrivé.
- Pourquoi avoir embarqué ma petite-fille là-dedans ? s'exclama Kamel, dont la colère était évidente.
- Coumba voulait, avant de mourir, revoir ses terres d'origines. Elle devait se contenter de révéler son don à Hadjira puis l'envoyer vers la Lybie, où elle devait apprendre son métier. Ce voyage, les prêtresses sont censées le faire seul. J'ignore pourquoi Coumba vous a emmenés avec elle mais ça n'était pas prévu.
- Hadjira n'a pas eu son don révélé sur les terres du bien, lui apprit Kamel. Coumba a dû l'emmener voir les égyptiens pour que ça soit le cas. Ensuite, elle a été son mentor et a voulu lui apprendre comment se confronter à pharaon, aussi difficile que soit la vérité.
- Coumba a fait ce qu'elle pensait juste. Elle ne pouvait pas savoir que pharaon allait aimer Hadjira. Nous ne pouvons lui en vouloir. Maintenant, dites-moi pourquoi Coumba vous a envoyé vers moi.
- Elle avait une information à vous transmettre au sujet de pharaon. Une information essentielle.
La grande prêtresse était à l'écoute, le visage neutre, attendant la suite.
- Lorsqu'elle a vu pharaon, la première fois, lors de l'audience, elle a sursauté. Elle m'a dit avoir vu l'aura la plus noire, la plus sombre, la plus obscure jamais observée. Elle m'a dit qu'autour de lui, tout n'était que lumière. Elle m'a dit qu'il lui avait fallu plusieurs respirations pour être en mesure de voir son visage derrière le rideau opaque. Elle m'a dit que cet homme était… le mal.
La grande prêtresse ne réagit d'abord pas. Kamel crut un instant qu'elle était déjà au courant mais fut vite détrompé.
- Je ne vous crois pas. Ce pharaon est un homme bon. Il est juste, sincère, loyal. Il prend grand soin de son peuple. L’Égypte n'avait pas eu un pharaon aussi grand depuis fort longtemps. Il mène l’Égypte à sa gloire. Le meurtre de notre prêtresse a été vengé. Justice a été faite. Le prêtre a été condamné à la pire mort qu'un égyptien puisse connaître. Les autres y réfléchiront à deux fois avant d'agir de la sorte à partir de maintenant. Rendez-vous compte ! Ce pharaon est le premier à nous soutenir, à tolérer notre présence, parce qu'il sait qu'elle permet au peuple d'avoir droit à une meilleure justice. Il est Mâat ! C'est la première fois que je me permets de penser ça, mais je crois vraiment qu'il l'est.
- Vous êtes devenue adoratrice des dieux égyptiens ! comprit Kamel. Vous pensez vraiment que ce pharaon est un dieu !
- L’Égypte déclinait avant son arrivée. Il est monté sur le trône à peine l'âge raison dépassé et il a immédiatement pris son rôle. Il a su guider l’Égypte malgré ce très jeune âge. Après avoir géré trois crues, il signât son premier traité de paix et une crue plus tard, son premier traité commercial. Grâce à lui, l’Égypte connaît un véritable essor. Elle renaît. Ce pharaon est le bien, pas le mal. Coumba s'est trompée. La perspective de sa propre mort a sûrement troublé son don. Je suis désolée que vous ayez fait tout ce chemin pour rien, mais Coumba était dans l'erreur. Ce pharaon est bon.
Kamel secoua la tête.
- Vous savez que je dis la vérité. Vous le savez mais vous le niez !
- Bien sûr que vous dites la vérité, annonça la grande prêtresse. Coumba vous a vraiment demandé de nous dire que pharaon était le mal. Vous ne nous mentez pas. Simplement, je vous dis que Coumba était dans l'erreur. Elle était troublée, stressée, apeurée face à l'issue de cette audience. Cela peut arriver à tout le monde. Nous ne sommes que des êtres humains. Maintenant, laissez-moi.
- Allez voir pharaon, vérifiez-le par vous-même ! s'exclama Kamel.
- Toute prêtresse du bien qui voit pharaon doit mourir, répliqua la grande prêtresse.
- Envoyez-en une incognito, rétorqua Kamel. Faites-le, s'il vous plaît !
- Nous sommes trop peu nombreuses, expliqua la grande prêtresse. Nous avons déjà du mal à résoudre tous les crimes et tous les problèmes. Nous ne pouvons pas nous permettre de déplacer l'une de nous pour une telle futilité ! Maintenant, partez, ou j'appelle les prêtres et croyez-moi, ils seront peu aimables avec vous. Dehors !
Kamel obéit. Il ressortit en effectuant le même trajet qu'à l'aller, en sens inverse. Lorsqu'il fut dans la rue pavée, il secoua la tête. Tout ça, pour rien. La grande prêtresse ne l'avait pas cru. Elle n'enverrait personne, ne vérifierait pas.
Pharaon était le mal. Coumba ne s'était pas trompée, il en était certain. Elle était lucide lorsqu'elle lui avait annoncé cela. Elle lui avait confié une mission : prévenir la grande prêtresse. Il venait de terminer sa mission avec succès. Après tout, la grande prêtresse avait effectivement été prévenue.
Enfin relevé de cette charge, Kamel put penser à lui et aux siens. Ses pensées se tournèrent vers Hadjira. Il fallait qu'il la sauve, qu'il la sorte de là. Peut-être que s'il y parvenait, elle pourrait convaincre la grande prêtresse. Il hocha la tête. Oui, c'était bien ce qu'il fallait faire.
Kamel pensa au long trajet qui l'attendait. Il allait devoir revenir d'où il venait pour se retrouver seul au milieu d'une terre hostile. Comment allait-il atteindre sa petite-fille ? Il l'ignorait, mais il savait qu'il n'aurait de répit que lorsqu'il l'aurait sauvée.
Pas une seule seconde la possibilité de son décès ne lui traversa l'esprit. Il se remit en route. Les habitants de Karnak constatèrent ainsi que le vieil homme devant le temple était finalement parti.
Lorsque Kamel vit apparaître les champs entourant Ouel Djavir, il ne fut pas heureux. Il n'avait toujours pas trouvé comment sauver sa petite-fille. Pourtant, il avait eu tout son temps pour y penser pendant sa longue marche harassante dans le désert, à boire le peu d'eau qu'il trouvait et à se nourrir de racines. À aucun moment la solution ne lui était venue.
Il s'approcha du palais de pharaon. Il grouillait de gardes. Y entrer était impossible, surtout pour un vieil homme ne connaissant pas grand-chose à l'art du combat. Il interrogea en pensée les anciens sur ce qui avait pu les pousser à le mettre devant d'aussi terribles épreuves.
Il s'assit devant l'entrée du palais et là encore, personne ne vint le déranger. Le vieux devant le temple devint le vieux devant le palais.
Kamel observa à nouveau les allers et venus, les sorties des uns et des autres. Il y avait ici énormément de mouvements. De nombreux hommes et femmes entraient et sortaient, certains bien habillés et d'autres beaucoup moins.
Un jour, ce fut tribunal. Pharaon, apprit Kamel, jugeait les plus hauts méfaits une fois par lune, parfois plus si un crime particulièrement odieux avait été commis. Kamel en profita pour se joindre à la foule qui entrait pour écouter le jugement. À nouveau, Kamel ne sut absolument pas de quoi il retournait, ne s'intéressant qu'à l'assemblée. Il repéra très vite les chercheurs de prêtresse du bien. Il en compta cinq, répartis un peu partout dans la pièce.
Puis, pharaon fit son entrée et Kamel n'en crut pas ses yeux. Hadjira, sa petite-fille, était à ses côtés. Elle portait des vêtements splendides, des bijoux d'or et de diamants, un maquillage parfait, une coiffure éblouissante. Elle s'assit à côté de pharaon, comme si elle était de rang égal.
Un fonctionnaire fit entrer l'accusé et énonça les crimes dont il était accusé. Hadjira écouta et pharaon ne lui accorda pas le moindre regard. La femme de l'accusé avait disparu peu après que cette dernière avait découvert qu'il aimait en cachette une autre femme, de rang beaucoup plus faible que lui. Après l'énoncé des faits, l'homme put s'exprimer.
- J'aime effectivement une autre femme que la mienne mais ceci n'est aucunement un crime. Cette autre femme n'est pas mariée et je compte bien l'épouser officiellement. Ma femme a disparu, cela est également vrai mais je n'y suis pour rien. Je vous l'assure ! Sa disparition m'attriste énormément. Je suis la victime, pas le coupable !
Kamel vit pharaon se tourner vers Hadjira et la jeune femme secoua la tête en soupirant.
- Vous n'ignorez pas qu'en mentant à pharaon, vous mentez à Mâat lui-même.
- Je vous assure, puissant pharaon, que j'ignore où se trouve ma femme.
- Vous le savez très bien, puisque vous l'avez tuée, intervint Hadjira et sa voix était tranchante. Qu'avez-vous fait de son corps ? L'avez-vous simplement jetée dans une fosse, sans donner la moindre chance à son âme d'atteindre l'immortalité ?
- Non, non, bredouilla l'homme. Je vous assure, par les dieux, jamais je n'aurais fait cela. J'ignore ce qui est arrivé à ma femme.
- C'est ta dernière chance de me dire la vérité, annonça pharaon d'une voix très calme et posée.
Rien ne montrait qu'il ressentait la moindre colère ou le moindre agacement. Kamel en fut très impressionné. Cela dénotait une grande maîtrise de soi.
- Je suis innocent, finit l'homme en pleurant.
Kamel fut impressionné par la capacité à mentir de ce fonctionnaire. Kamel aurait juré qu'il parlait sincèrement et pourtant, Hadjira secoua à nouveau la tête. Kamel avait beaucoup plus confiance en le don de sa petite-fille qu'en sa propre capacité à reconnaître le mensonge.
- Mâat connaît la vérité, annonça pharaon. Elle sait tes mensonges. Je te condamne à mort. Tu seras exécuté demain, au lever du soleil. Tu connaîtras le même sort que celui que tu as réservé à ta pauvre épouse : la momification te sera interdite. Si d'ici là, tu te décides à dire la vérité, dis-le et tu seras à nouveau entendu mais attention, si tu me déranges pour rien, ta mort sera immédiate et très douloureuse.
L'homme pâlit tandis que Kamel comprenait que sa petite-fille avait trouvé sa place. Elle accomplissait son destin, de la meilleure façon qui soit. Kamel regarda ce pharaon qui acceptait l'aide d'une prêtresse du bien. Pouvait-il vraiment être le mal incarné ? Si c'était le cas, Hadjira devait bien le voir et elle n'aurait jamais accepté de l'épouser.
L'audience se termina. Pharaon se tourna vers Hadjira et lui sourit. Kamel vit dans ce regard tout l'amour qu'il lui portait. En retour, Hadjira lui sourit mais ce sourire-là fut seulement amical.
Kamel fut triste pour sa fille. Elle avait accepté de vendre son corps afin de pouvoir être la plus grande prêtresse du bien que l’Égypte ait jamais connue. Il fut fière d'elle, de son courage, de l'honneur qu'elle faisait à tout son peuple en se sacrifiant ainsi.
Kamel aurait voulu parler à sa petite-fille avant qu'elle ne s'en aille mais il savait bien qu'il n'avait pas la moindre chance d'approcher la reine d’Égypte.
Il sortit du palais triste et fier. Il tourna les yeux vers les hauteurs du majestueux édifice. Finalement, sa petite-fille avait beaucoup de chance comparée aux autres prêtresses du bien travaillant en Égypte. Elle vivait dans un environnement somptueux.
Oui, Kamel était heureux pour sa petite-fille. Pris d'une grande allégresse, il traversa toute l’Égypte jusqu'à passer ses frontières, avide de retrouver ses tribus voisines et son clan, ravie de leur confier l’excellente nouvelle.
Lorsqu’il parvint aux abords de la première tribu, il fut surpris de ne pas voir de guetteurs. Il s’approcha prudemment. L’odeur fut la première à le percuter. L’horreur s’empara de tout son être en constatant le charnier : partout, des cadavres. Kamel vomit puis s’avança prudemment. Les huttes restaient intactes. Les chèvres paissaient tranquillement. Cela ne ressemblait pas à une attaque de brigands. Les objets n’avaient pas été touchés.
Seuls les corps témoignaient de la sauvagerie de l’événement. Kamel constata des membres arrachés, des poitrines ouvertes sur un cœur introuvable, du sang recouvrant les murs, des balafres sur le ventre et le dos, des femmes à moitié dénudées à la gorge déchiquetée. Quel animal avait bien pu agir de la sorte ? Une troupe de hyène ? Des coyotes ?
Kamel s’en trouva totalement bouleversé. Jamais il n’avait connu une telle sauvagerie de toute sa vie. Il poursuivit sa route jusqu’au clan suivant pour y découvrir le même spectacle. Kamel tomba à genoux. Il mit un long moment avant de se relever. Il craignait maintenant d’arriver chez lui.
Chaque tribu croisée dévoila le même massacre. Son village n’avait pas été épargné. Du sang, la mort, des griffures, des morsures, des organes en moins, des corps dénudés, tous les objets présents, les huttes intactes, les enclos ouverts offrant la liberté aux bêtes d’élevage.
Kamel resta prostré une nuit et une journée entière avant de s’éloigner. Il rejoignit une civilisation voisine, pleurant sa famille disparue, son peuple anéanti. Il resta choqué jusqu’à sa mort, muet, incapable de se remettre de ce terrible traumatisme.