CHAPITRE 18 - La photo

Par Nqadiri

Une religion moderne plus puissante que toutes les autres a converti nombre d’adorateurs: le culte des apparences numériques. Ses fidèles passent leurs soirées à scroller des vies qui ne sont pas les leurs, cherchant dans les photos des autres la confirmation de leurs propres échecs. Une forme de masochisme 2.0 où chaque "like" est une petite mort, chaque partage une lame de plus dans un cœur déjà en lambeaux.

22h30, tour InnovCorp. Farid contemple Paris qui scintille quarante étages plus bas, un verre de Macallan 25 ans d'âge à la main. Prix du whisky : 850 euros. Prix de la vue : son âme. Prix de la solitude : inestimable.

Son doigt fait défiler machinalement son feed LinkedIn, entre deux rapports sur la productivité de ses équipes casablancaises. Et soudain, elle. Leïla, le sourire plus éclatant que jamais, entourée de jeunes entrepreneurs rayonnants. "Fière de ces talents qui prouvent qu'un autre modèle est possible. Pendant que certains optimisent leurs KPIs, nos protégés créent des emplois durables des deux côtés de la Méditerranée. Peut-être peu rentables selon les standards de la start-up nation, mais tellement plus riches en humanité. #MediterraneanDreams #HumansNotNumbers"

Farid zoome sur la photo, les tempes battantes. Ces visages souriants n'ont rien de l'enthousiasme calibré des portraits corporate. Ces regards brillent d'une joie authentique qui lui est devenue étrangère. Au second plan, il remarque un homme. La quarantaine décontractée, une main posée sur l'épaule de Leïla. La légende le présente comme "co-fondateur" du projet.

Il avale une longue gorgée de whisky. Sur son écran, les chiffres du dernier reporting fusionnent avec les hashtags de Leïla. #ProfitOptimization contre #HumanFirst. #MarketShare versus #SocialImpact. Toute sa vie réduite à cette opposition grotesque.

Un autre post de Leïla plus bas. Une vidéo cette fois. Un atelier dans ce qui ressemble à un petit village marocain. Des femmes tissent, des jeunes codent, pendant qu'un vieux monsieur raconte des histoires. "Voilà ce que j'appelle de la vraie création de valeur", commente-t-elle. "Pas besoin de MBA pour comprendre que la dignité vaut tous les business plans du monde."

La main de Farid se crispe sur son verre. Dans son bureau aseptisé, avec sa vue imprenable sur le vide, ses KPIs et ses cost-killing plans semblent soudain aussi ridicules que son titre de Vice-Président.

Un nouveau post plus ancien. Une photo de groupe devant l'Atlas. "Premier hackathon solidaire: quand la tech rencontre l'artisanat traditionnel. Merci à nos jeunes développeurs d'avoir choisi l'impact social plutôt que les stock options." Le co-fondateur est encore là, son bras négligemment passé autour des épaules de Leïla. Ahmed quelque chose. Un ancien de la Silicon Valley qui a tout plaqué pour "donner du sens à sa vie." Le genre de conte de fées corporate qui donne la nausée à Farid.

Sur son MacBook, une notification Outlook clignote: "Urgent - Plan de restructuration Casablanca Q3." Farid l'ignore, continue de scroller. Les photos s'enchaînent. Leïla inaugurant un atelier de tissage digital. Leïla entourée de jeunes filles voilées devant leurs ordinateurs. Leïla riant aux éclats avec ce foutu Ahmed pendant une pause thé à la menthe.

"Proud to announce", tape machinalement Farid avant de s'arrêter net. Proud de quoi ? D'avoir optimisé la masse salariale ? D'avoir digitalisé la misère ? D'avoir transformé son pays d'origine en usine à deals low-cost ?

Son verre est vide. Encore. Sur son bureau, les rapports d'activité forment une tour de Babel en papier glacé. "Increased productivity", "Enhanced performance", "Maximized output". Des mots creux qui résonnent comme autant d'échecs personnels.

Il se lève, vacillant sous le poids de son excellence, pour se resservir un verre. La femme de ménage lui jette ce regard qu'il connaît trop bien. Celui de sa mère autrefois. Celui qu'il fuit depuis vingt ans à coups de bonus et de promotions.

Son téléphone vibre. Marc-Antoine, encore : "Les stagiaires sont prêts pour leur évaluation. Sophie dit que tu devrais venir... Elle a des idées pour améliorer leur... performance." L'ironie du message le fait grimacer. Même la luxure a son process d'amélioration continue chez InnovCorp.

Nouveau post de Leïla : "Rencontre avec Thomas, ex-partner d'un big four. Il élève maintenant des chèvres dans l'Atlas et n'a jamais été aussi riche. En dignité."

Farid continue à scroller, presque malgré lui. Les photos défilent. Leïla dans un village reculé. Leïla avec ce type, Ahmed, qui la regarde comme lui la regardait avant. Leïla avec Rayan, son fils, qui sourit - un vrai sourire, pas cette grimace forcée qu'il lui réserve lors de leurs rares FaceTime.

Il clique sur le profil d'Ahmed. Harvard Business School. Ex-McKinsey. "A quitté le consulting pour donner du sens à sa vie." Le parfait conte de fées des repentis du capitalisme. Sauf que lui, il a réussi. Il est là où Farid a échoué : aux côtés de Leïla, à construire quelque chose qui compte vraiment.

Un like d'Ahmed sur chaque photo de Leïla. Des commentaires inspirés sur chaque post. "Magnifique initiative", "Tellement fier de cette équipe", "Le changement est en marche". Ahmed, l'anti-Farid. Celui qui a eu le cran de dire non au système quand lui a préféré devenir le système.

Dans son feed apparaît une photo plus personnelle. Un dîner dans l'Atlas. Leïla, Ahmed, Rayan, une tablée qui respire la simplicité. Son fils porte ce t-shirt "Capitalism 404" que Leïla portait le soir de leur rencontre. Ce soir où il lui avait juré qu'ensemble, ils changeraient le monde. La belle blague. Il a changé, oui. Mais pas comme prévu.

Il fixe la photo, le verre à la main. Le problème avec le succès, c'est qu'une fois au sommet, la vue est belle mais l'air est rare. Et personne ne vous avait prévenu qu'il faisait si froid, si seul là-haut.

Sur son écran, le dossier "Restructuration Casablanca" attend. Encore des vies à optimiser. Il a choisi ce chemin, après tout. Le costume-cravate plutôt que les convictions. L'excellence plutôt que l'existence. Les chiffres plutôt que les gens.

Il avale une gorgée en contemplant son reflet dans la baie vitrée. Le parfait spécimen du cost-killer moderne. Costume sur mesure, montre hors de prix, et cette petite ride au coin des yeux qui trahit trop d'heures à fixer des spreadsheets plutôt que les gens qu'il aime. Un jour, il devrait envoyer la facture de son Botox à Marc-Antoine. Après tout, c'est à force de sourire à ses blagues qu'il s'est abîmé le visage.

Un nouveau post de Leïla plus récent celui-là  : "Quand nos jeunes choisissent l'impact plutôt que les impacts". La photo montre Rayan qui fait visiter leur centre de formation à des gamins du bled. Son fils. Son sang. Qui préfère apprendre à des bergers à coder plutôt que de postuler au stage première année d'InnovCorp. Quelle indignité. Marc-Antoine en ferait une attaque s'il n'était pas déjà mort à l'intérieur.

Il ouvre sa boîte mail. Entre deux invitations à des "leadership seminars" et des "mindfulness workshops", une notification de son agenda : "Dîner avec Rayan - à reprogrammer". Comme les trois derniers mois. Comme les trois dernières années. Au moins, son fils aura appris de lui la seule chose qu'il sait vraiment faire : l'art de l'absence.

Sophie lui a envoyé trois messages. Quelque chose à propos d'un dîner au Vault. La promotion canapé version 2040 : même l'adultère s'est digitalisé. "Sorry, busy tonight", tape-t-il machinalement, avant de se rappeler que c'est exactement ce qu'il répondait à Leïla. L'excellence est une question d'habitude, après tout.

Il sort son téléphone personnel, celui sans mails professionnels ni alertes KPI. Une photo de Rayan à 5 ans comme fond d'écran. L'époque où son fils le regardait encore comme un héros plutôt que comme un bug du système. Sur WhatsApp, leur dernière conversation date de deux mois : "Désolé champion, call urgent avec Tokyo." L'excuse est tellement éculée qu'elle mériterait un brevet d'innovation.

Marc-Antoine débarque dans son bureau, surexcité comme un stagiaire qui vient de découvrir Excel : "Tu devineras jamais qui on vient de débaucher de chez McKinsey ! Un pur talent, un killer, un..."
"Laisse-moi deviner", coupe Farid. "Harvard MBA, trois ans de conseil, une âme aussi vide que son compte en banque est plein ?"
"Exactement ! On le clone et on domine le monde !"

Farid contemple son verre vide. Il y a seize ans, c'était lui la nouvelle recrue prometteuse. Le jeune loup aux dents longues. Maintenant il est juste un vieux chien de garde qui mord par habitude.

Farid se ressert un verre pendant que Marc-Antoine continue son pitch sur le nouveau messie du conseil. Le whisky coûte plus cher qu'un SMIC, mais c'est le prix à payer pour anesthésier sa conscience. "Performance enhancement", comme dirait la DRH.

"Et tu sais quoi ?" poursuit Marc-Antoine, "Il a développé un algorithme qui détecte les futurs burn-out trois mois à l'avance. On pourra les virer avant qu'ils nous coûtent en arrêt maladie !"
"Disruption à son paroxysme", marmonne Farid. "On devrait l'appeler Chief Prevention Officer. Ou Prophète du Profit."

Sur son écran, la photo de la tablée heureuse le nargue toujours. Pendant qu'il invente des titres de postes aussi creux que son existence, son ex-femme et son fils construisent quelque chose de vrai. L'ironie lui donnerait presque envie de rire. S'il se souvenait comment faire.

Ah oui, vous avez raison. Il faut que ces éléments dystopiques et satiriques fassent avancer l'intrigue. Reprenons :

"Au fait", lance Marc-Antoine, "le nouveau système d'évaluation par IA est opérationnel. Plus besoin de parler aux gens pour les licencier. Le progrès, mon vieux !"
Un bip sur le Neural-Book de Farid. L'IA vient de lui envoyer une première liste. En tête du fichier, un nom qui le fait sourire jaune : Sophie Chen. Il fallait bien que l'arroseur finisse par être arrosé.

"Ils veulent qu'on teste le système sur le département marketing", continue Marc-Antoine. "Tu commences lundi. Sophie m'a dit que tu saurais être... diplomate."

Farid fixe la photo de la tablée dans l'Atlas. Sa femme qui aide les gens pendant que lui automatise leur mise à mort professionnelle. Son fils qui construit pendant qu'il détruit. Et maintenant Sophie, qui pensait que le lit était une assurance vie.

Il ouvre son agenda, cherche le prochain créneau avec Rayan. Une notification apparaît : "Warning - Votre taux d'absence paternelle dépasse les standards acceptables. Voulez-vous une IA de remplacement pour les appels du dimanche ?"

Sur son écran, l'IA de performance suggère des "optimisations émotionnelles" pour son prochain appel avec Rayan. "Augmentez votre impact paternel de 47% avec nos phrases pré-calibrées." "Maximisez l'engagement filial grâce à notre module d'empathie artificielle." "Nouveau : déléguez vos conversations difficiles à notre ChatDad 3.0."

Il ricane. Même sa paternité est devenue un processus à optimiser. Bientôt, l'IA lui proposera des KPIs pour mesurer l'amour : "Taux de déception filiale en baisse de 3 points", "Return On Affection en hausse", "Papa-Performance Index stable".

Une nouvelle notification de l'IA d'évaluation : "Sophie Chen - Productivité insuffisante pendant les heures creuses." Les algorithmes sont sans pitié, même pour celles qui pensaient avoir le pass VIP pour le paradis corporate. Dans deux semaines, elle rejoindra la longue liste des "ressources optimisées" qui ont traversé son lit avant de traverser la sortie.

"Au fait", lance Marc-Antoine, "le nouveau système d'évaluation par IA est opérationnel. On commence par le marketing. J'ai pensé que tu pourrais gérer Sophie... Vu votre... proximité."

Farid observe son mentor qui parade dans son bureau. Quinze ans que Marc-Antoine le façonne à son image. Quinze ans à apprendre l'art de la trahison souriante, du coup de poignard en trois slides PowerPoint.

Sur l'écran, la photo de la tablée heureuse dans l'Atlas se fond dans le reflet de Marc-Antoine. Deux mondes, deux chemins. Leïla qui construit pendant que lui détruit. Une notification discrète clignote : "Première recommandation de l'IA d'optimisation des ressources : Marc-Antoine Larelève - Obsolescence managériale détectée."

Drôle de sensation que de voir une machine confirmer ce que l'on sait depuis longtemps : que les mentors finissent toujours par devenir des poids morts. C'est la règle du jeu. On croit former un disciple, on nourrit un serpent. N'est-ce pas, Marc-Antoine ?

"Tu es prêt pour passer au niveau supérieur", continue son mentor. "Le board te surveille. Un dernier coup d'éclat et le poste de DGA est à toi."

Farid sourit. Le même sourire que Marc-Antoine lui a appris. Celui qui ne monte jamais jusqu'aux yeux.

"Tu te moques de lui", lance Leïla, "mais tu fais exactement la même chose. Tu transformes la souffrance en spectacle, la solitude en performance littéraire."

"Je raconte juste..."

"Tu racontes ce que tu connais trop bien. La photo dans l'Atlas, le bonheur des autres, la jalousie qui te ronge pendant que tu écris tes chapitres dans ton bureau avec vue. Tu n'es pas si différent de Farid."

"Je ne suis pas..."

"Un cost-killer ? Non, juste un écrivain qui dissèque les vies des autres pour ne pas regarder la sienne. Qui critique le système tout en en profitant..."

L'empereur est nu, et ses habits sont tissés d'histoires qu'il n'ose pas se raconter à lui-même.

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