CHAPITRE 19 - La réunion

Par Nqadiri

Il existe une règle implacable dans la jungle corporate : l'excellence finit toujours par dévorer ses enfants. Plus vous êtes performant, plus votre obsolescence est programmée. C'est la malédiction des winners : être condamné à danser toujours plus vite, jusqu'à ce qu'un danseur plus jeune, plus agile, vous pousse hors de la piste.

Tour InnovCorp, salle Disruption, 47ème étage. Le COMEX est réuni pour sa grand-messe mensuelle de l'excellence. Autour de la table en olivier durable (coût : trois ans de salaire médian), les apôtres du nouveau monde digital psalmodient leurs mantras habituels.

Arnaud de Montferrand, CEO et gourou suprême, rebondit sur son ballon de yoga connecté. À sa droite, Jacques Benamou, Chief Caring Officer et psychopathe en chef, n'a pas quitté son écran des yeux depuis 2035. La rumeur dit qu'il a épousé une IA de calcul après que sa femme l'ait quitté pour un coach en développement personnel. L'ironie ne l'a même pas fait sourire - son visage est figé depuis trop longtemps dans une expression de bienveillance toxique. À sa gauche, Catherine Delage, EVP Transformation, ajuste son collier en plastique recyclé qui coûte plus cher qu'une voiture.

"Notre Q3 montre des signes encourageants", lance Arnaud entre deux rebonds. "Mais notre quantum leap nécessite une disruption plus... radicale."

Les hochements de tête fusent autour de la table. "Radicale". Le mot clé qui fait vibrer tous les capteurs. Ici, on ne fait pas de la transformation à deux vitesses. C'est le grand huit de la disruption ou rien.

Farid observe la scène, impassible. Il connaît cette chorégraphie par cœur. Les jargons abscons, les postures enthousiastes, le ballet grotesque de l'excellence. Il en connaît aussi l'issue : c'est aujourd'hui qu'il va pousser Marc-Antoine sous le bus de la performance.

"Les métriques sont formelles", murmure Jacques sans lever les yeux. "Nos KPI de transformation digitale atteignent un plateau asymptotique. Nous devons transcender nos modèles d'optimisation."

Catherine opine du chef, faisant tinter son collier de greenwashing. "Il nous faut un new deal du leadership. Un C-level disruptif pour porter notre vision quantique."

C'est le moment. Farid se lève, ajuste sa cravate en soie d'araignée génétiquement modifiée. Le silence se fait. Même Arnaud cesse de rebondir, son ballon couinant d'anticipation.

"Notre analyse prédictive", commence Farid, "a identifié un point de friction dans notre trajectoire d'hypercroissance transformationnelle."

Sur son siège auto-massant, Marc-Antoine hoche la tête, un sourire de vieux sage sur les lèvres. Lui qui a bâti l'empire InnovCorp pierre par pierre, licenciement par licenciement, regarde son œuvre avec l'œil satisfait du père qui a réussi l'éducation de son fils. Surtout de Farid, son protégé, son successeur désigné.

"Justement", intervient Farid, "notre IA exploratoire a identifié des opportunités d'optimisation des ressources."

Jacques Benamou daigne interrompre son ballet de chiffres pour écouter. Catherine Delage ne cesse de tripoter son collier. Même Arnaud arrête de rebondir.

"Une allocation plus... agile", explique Farid. "Des forces vives là où elles sont le plus nécessaires. Et une transition douce pour les profils les plus..."

Il marque une pause savamment étudiée, le genre de silence qui en dit plus qu'un long discours.

"... Matures", conclut-il avec un sourire qui ferait passer un iceberg pour un radiateur.

"Nos managers historiques", continue Farid pendant que Jacques lève enfin un œil de son écran - événement aussi rare qu'un bonus équitable, "ont mené InnovCorp vers l'excellence. Mais l'ère quantique exige... une nouvelle vision."

Les mots glissent comme du poison digital. Marc-Antoine hoche la tête, inconscient qu'il applaudit sa propre mise à mort. Comme ces condamnés qui creusent leur tombe avec enthousiasme, persuadés de construire une piscine.

Farid se revoit, jeune diplômé idéaliste, le jour où Marc-Antoine l'a pris sous son aile. "Tu me rappelles moi à ton âge", avait-il dit. "La même faim, la même rage de vaincre." Il ne mentait pas. Aujourd'hui, Farid est devenu son clone parfait. Tellement parfait qu'il s'apprête à le détruire avec les armes qu'il lui a lui-même données.

Quelque part dans la tour, une femme de ménage nettoie des bureaux vides. Comme sa mère autrefois. Comme toutes ces vies invisibles qui font tourner la machine pendant que les winners en costume s'entre-dévorent au sommet.

Sur l'écran holographique, un organigramme apparaît. Des visages familiers, des noms connus de tous. Puis, progressivement, certains s'effacent, remplacés par des silhouettes anonymes, des avatars génériques. Une transmutation visuelle, une alchimie des ressources humaines.

Au centre, le portrait de Marc-Antoine s'illumine. Puis se met à clignoter, comme un cœur en fin de vie, comme l’image qu'on réserve aux condamnés qu'on veut faire passer pour des héros volontaires. Comme ces dictateurs qu'on exile avec les honneurs. Comme ces pères qu'on place en maison de retraite en parlant de "repos bien mérité".

Un silence de cathédrale envahit la salle. Jacques a cessé de taper. Catherine a lâché son collier. Arnaud fixe l'écran, hypnotisé par cette danse macabre des profils.

Jacques hoche la tête, ses capteurs émotionnels vibrant presque d'excitation : "Les métriques de transition sont optimales. Risque contentieux minimal. Impact réputationnel contrôlé." Avant de disparaître, absorbé par le néant digital.

Marc-Antoine, lui, ne quitte pas Farid des yeux. Il y a dans son regard quelque chose qui oscille entre la fierté et la tristesse. Comme un créateur contemplant sa créature qui le dépasse.

"Notre recommandation", poursuit Farid d'une voix qui pourrait congeler un serveur en fusion, "est une optimisation ciblée. Une transition en douceur pour notre cher Marc-Antoine vers un rôle plus... consultatif."

Le mot "consultatif" résonne comme une sentence. Dans la novlangue InnovCorp, c'est l'équivalent d'une mort professionnelle. Une façon élégante de dire "placardisé avec une vue sur le périphérique".

Arnaud se remet à rebondir, le regard brillant d'un enfant le matin de Noël. Jacques affiche un sourire de 0,3 millimètre, la plus haute expression de joie dont il soit capable. Catherine hoche la tête si vigoureusement que son collier menace de se briser.

"Marc-Antoine", déclare Farid avec une solennité de pape digital, "ta contribution à InnovCorp est inestimable. C'est pourquoi nous te proposons ce rôle sur-mesure. Chief Legacy Advisor. Pour partager ta sagesse avec la nouvelle génération."

Un silence. Marc-Antoine sourit toujours. Mais son sourire a pris une teinte étrange, presque mélancolique.

"Parfait", murmure-t-il enfin. "Tu es parfait, Farid. Exactement comme je l'étais."

Un frisson parcourt l'assemblée. Dans ces quelques mots, une prophétie, une malédiction. Le maître contemplant l'élève qui le surpasse. Le père assistant à son propre meurtre.

"Bien entendu", reprend Farid, "nous communiquerons en interne sur un 'repositionnement stratégique volontaire'. L'IA de communication a déjà préparé le post LinkedIn : 'Après quinze années d'excellence opérationnelle, Marc-Antoine choisit de se consacrer au mentoring de la nouvelle génération'."

Jacques hoche la tête, ses doigts dansant sur son clavier : "Les simulations montrent que 73% des employés préféreront liker le post plutôt que de s'interroger sur leur propre avenir. La peur est toujours le meilleur garant du conformisme."

Marc-Antoine fixe son protégé, une lueur de reconnaissance dans le regard. Cette mise à mort est un chef-d'œuvre. Chaque mot, chaque pause, chaque fausse note de respect - il lui a tout appris. Et maintenant, tel un Frankenstein corporate, sa créature se retourne contre lui avec une perfection qui le rendrait presque fier.

"Et pour le poste de Marc-Antoine ?" demande Arnaud, son ballon couinant d'impatience.

"J'ai quelques... suggestions", répond Farid en faisant défiler une nouvelle slide.

"Mais avant d'aborder la succession", poursuit Farid, "permettez-moi de saluer l'héritage de Marc-Antoine. Son influence sur InnovCorp est... historique."

Jacques lève enfin les yeux de son écran : "Les métriques confirment une corrélation directe entre son style de management et notre culture d'excellence impitoyable. Un véritable père fondateur de notre darwinisme corporate."

Marc-Antoine sent la nausée monter. Chaque compliment est un coup de couteau, chaque hommage un clou dans son cercueil professionnel. Il reconnaît la technique - c'est lui qui l'a inventée. "Plus l'éloge est appuyé", disait-il à Farid, "plus la chute sera brutale."

"D'ailleurs", continue Farid en projetant un montage de photos, "je propose que nous donnions son nom à notre salle de réunion du 43.

Le tour de table se poursuit, chacun y allant de son couplet corporate. 

"Une transition en douceur", commente Éric Dupont, Chief Agility Officer, en lissant sa moustache d'un geste expert. "C'est ça l'agilité : savoir pivoter au bon moment. Comme quand j'ai divorcé de ma première femme pour épouser mon coach de yoga."

Rires gras autour de la table. Ici, vie privée et vie professionnelle se mélangent allègrement, pour peu que cela serve la sacro-sainte performance. Même Jacques esquisse ce qui pourrait être un sourire, si ses capteurs émotionnels étaient encore fonctionnels.

"Et quelle meilleure preuve de notre culture inclusive", renchérit Sophia Perez, Head of Diversity & Inclusion, "que d'offrir à nos seniors une seconde vie professionnelle ? C'est ça la vraie diversité : permettre à tous de contribuer, quel que soit leur âge... ou leur degré d'obsolescence."

Les éloges pleuvent, aussi calibrées que les sourires sur les photos corporate. Marc-Antoine les reçoit avec l'élégance des condamnés. Son regard ne quitte pas Farid, comme s'il cherchait à y déceler une trace de l'humain qu'il fut autrefois.

Mais Farid reste impassible. Son visage est un masque de perfection glaciale. Ses yeux, deux puits sans fond où se reflètent des courbes Excel. Il a appris à ne plus rien ressentir. Ou plutôt, à ressentir les bonnes choses. La satisfaction d'un plan bien exécuté. Le frisson d'une conquest corporate. L'extase froide des vainqueurs.

La réunion se poursuit, mécanique bien huilée. Les sujets s'enchaînent, les buzzwords fusent. 

"Notre roadmap de transformation digitale arrive à un point d'inflexion", assène Farid en faisant défiler des slides plus colorés qu'un trip sous acide. "Il nous faut maintenant passer à la vitesse quantique."

"Okayyyy...", commente Arnaud depuis son ballon, "mais concrètement, ça veut dire quoi ?"

Bonne question. Même les plus aguerris des disciples de la novlangue corporate ont parfois du mal à suivre. Mais Farid ne se démonte pas. Il est passé maître dans l'art du bluff sémantique.

"Ça veut dire qu'on ne se contente plus d'optimiser nos process. On les sublime. On ne transforme plus nos modèles. On les transcende. On ne vise plus l'excellence. On la dépasse, pour atteindre... l'ultra-excellence."

Hochements de tête approbateurs. L'ultra-excellence. Ça sonne bien. Ça claque. Peu importe que personne ne sache ce que ça veut dire. L'essentiel est d'y croire. De toute la force de son bonus annuel.

Marc-Antoine assiste à la scène en spectateur. Lui qui était jadis le grand prêtre de cette messe corporate n'est plus qu'un fidèle parmi d'autres. Un vieux croyant que la ferveur des jeunes loups a relégué au second rang.

"Tu veux que je te dise ce qui me dérange le plus dans ce chapitre ?" Leïla a ce ton qui annonce une tempête. Ce ton qui rappelle à Noureddine pourquoi il l’a écrite. Et pourquoi il en a eu si peur.

"Vas-y...", soupire-t-il, déjà vaincu.

"C'est que tu n'as pas l'air d'y croire toi-même."

Noureddine lève un sourcil. "Comment ça ?"

"Ton écriture. Elle est... mécanique. Comme si tu te forçais à jouer le rôle du satiriste engagé. Mais derrière chaque phrase, je sens le doute. La peur."

"La peur ?"

"La peur d'aller trop loin. De vraiment mordre la main qui t'a nourri toutes ces années. Alors tu restes à la surface. Tu joues avec leurs mots, leurs codes, mais tu n'oses pas plonger dans leur âme."

Noureddine ouvre la bouche, la referme. Les mots de Leïla sont comme des gifles. Des gifles qui font mal, parce qu'elles disent vrai.

"Et le pire", continue-t-elle, impitoyable, "c'est que tu ne fais pas ça pour épargner Farid. Tu le fais pour t'épargner toi. Pour ne pas regarder en face ce que tu serais devenu si tu avais tenu plus longtemps. Un Marc-Antoine. Un Jacques Benamou. Un de ces monstres froids que tu dissèques avec la délectation du voyeur."

Elle se lève, fait quelques pas dans le bureau. Dehors, la nuit est tombée Casablanca. Les lumières scintillent comme des phares dans le brouillard moral du monde corporate.

"C'est trop facile, Noureddine. Trop facile de les juger de loin. De jouer au Zola du CAC40 depuis ton bureau avec vue. Si tu veux vraiment les comprendre, ces hommes, ces femmes, il faut que tu plonges dans leur vérité. Que tu explores leur humanité perdue. Que tu oses voir le Farid en toi."

Elle prend son manteau, s'apprête à partir. Mais avant, elle lance, presque tristement :

"L'empereur est nu, Noureddine. Mais toi ? Es-tu prêt à enlever tes propres habits ?"

La porte claque. Noureddine reste seul avec ses mots, ses doutes et ses fantômes de bureau. Les phrases de Leïla résonnent dans sa tête comme autant de promesses non tenues. 

Il regarde son écran, ce chapitre qu'il croyait terminé. Soudain, les mots lui semblent creux. Vides. Comme des costumes trop grands pour les âmes étriquées qu'ils habillent.

Il soupire, se lève, s'approche de la fenêtre. En contrebas, la ville s'étale comme une maquette de Lego. Un jeu de construction où les hommes ne sont que des pièces interchangeables. Des petits soldats que la main invisible du marché déplace à sa guise.

Mais quelque part, dans cet univers de verre et d'acier, il y a d’autres Farid. De vrais Farid. Pas le monstre froid que Noureddine s'est complu à dessiner. Mais les hommes, les femmes. Les amis. Les pères, les mères.

Ceux qui, peut-être, ne sont pas si différent de lui.

Noureddine retourne à son bureau, termine le chapitre d'un geste rageur. Et continue à écrire. Avec ses tripes. Avec son cœur.

L'empereur est nu. Et il est temps que son scribe le soit aussi.

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