Chapitre 18 : La voix du peuple

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonjour à tous,
Avec la prochaine fermeture du site, ce sera sans doute le dernier chapitre que je posterai ici. j'espère toutefois qu'il vous plaira, et si le coeur vous en dit, n'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, ainsi que de l'histoire en général.
Bonne lecture !

Les marches du Conseil pourpre étaient de marbre blanc. Toutefois, lorsque le soleil était à son zénith, par un jeu de verre et de lumière qui le surprenait toujours, elles prenaient la teinte écarlate des tentures pendues à ses fenêtres. 

Sous le soleil de midi, la pierre se noyait dans le rouge et emportait Ojas avec lui.

Les cris de Galatéa retentissaient sur la place. Amassée devant les marches, comme retenue par un sortilège qui l’empêchait d’aller plus loin, la foule continuait de discuter, échangeant hypothèses et invectives à l’égard des gardes muets. Elle passait en revue les moindres détails de l’incroyable scène dont elle avait été témoin : l’ambassadeur et son fils, visitant le Conseil pourpre, guidés par la fille Volindra, le jeune Ruzdorn et une poignée de bourgeois, quand soudain ! le monstre tant redouté avait déboulé sur l’esplanade comme un boulet de canon, traquant un jeune homme que personne ne connaissait. Son visage était étranger, pour sûr, et ses traits si frappant ! La peau blanche comme du lait, une bouche rouge comme une grenade ouverte, et ces yeux en amande qui suppliaient qu’on le relâche ! On en oubliait presque qu’il avait failli attirer la bête sur les Landais. Du reste, on en plaisantait déjà, et c’est en ne riant qu’à moitié qu’on regrettait que le monstre et son beau maître aient raté leur coup. Car c’est là que retournaient invariablement les conversations : la progression des négociations. Toutes les fois précédentes, la signature du traité avait été l’affaire d’une semaine, deux si l’on comptait les réjouissances s’ensuivant se prolongeaient. Mais deux semaines entières pour discuter du texte, sans aucune avancée ? C’était du jamais vu. Et donc les conversations allaient bon train, passant du monstre à l’Empire, et de l’Empire au jeune homme.

Ojas, devant les portes du Conseil, pétrifié par la rapidité des évènements, écoutait ce chœur de voix qui remontait jusqu’à lui par vagues. Il n’osait pas bouger, de peur que le monde autour de lui ne se brise à nouveau et qu’il ne puisse en recoller les morceaux. D’ailleurs, il n’avait que deux choix : descendre vers les Galatéens qui ne lui prêtaient pas attention, et se mêler à eux, retrouver Jan et ensemble, peut-être, trouver une solution pour sortir Mirage de prison ; ou passer les battants de bois, grand ouverts derrière lui, et rejoindre les membres du Conseil pourpre qui s’étaient soustraits aux regards curieux pour discuter des évènements. Leurs murmures affairés retentissaient faiblement dans son dos, rendus inaudibles par les cris du dehors. Dans l’ombre de l’imposant hall, la dizaine d’hommes et de femmes, parés de bijoux et de coton brodé, chuchotaient furieusement entre eux. L’ambassadeur et son fils avaient dû être emmenés par la garde, car il ne les voyait pas. Ses yeux enfin se posèrent sur Chidera. 

La jeune femme se tenait aussi droite qu’à son habitude. Raide, même, enserrée qu’elle était par le cercle étroit des conseillers avides de réponses. On lui avait peint deux cercles rouge vif sur les joues, posé un châle de dentelle ocre sur ses épaules qui redescendait sur sa longue robe orange, la taille cintrée par une corde de cuir. Elle hochait la tête, répondait à ce qu’on lui disait avec gravité. Un petit homme aux sourcils épais s’était planté devant elle ; Ojas n’entendait pas ce qu’il lui disait, mais il pouvait le voir agiter le doigt avec vigueur à quelques centimètres à peine du visage de la jeune femme. Cet homme si impoli, Ojas savait son nom, ou tout du moins il était censé le connaître. Il essaya de s’en souvenir, échoua. Tout lui glissait comme du sable entre les doigts. 

La foule se dispersait petit à petit. Un par un, les gens se détachaient de la masse et s’en allaient tranquillement. Ces petites taches de couleur disparaissaient de sa vue sans qu’il puisse en identifier aucune. Leurs voix partaient avec eux. Lui aussi aurait voulu partir ; mais pour aller où ? Il revoyait encore le dos de Mirage s’éloigner, empoigné par les gardes, trainé sans pitié. Il devait être déjà arrivé à la demeure Volindra désormais. Il ne restait plus qu’Ojas.

Que faisait-il ici ?

Il voulait se laisser tomber sur les marches et plonger la tête entre ses mains. Un peu d’obscurité où se cacher l’aiderait à réfléchir. Toutefois, quelque chose en lui s’y refusait, comme s’il savait d’instinct qu’il ne se serait pas relevé. De plus, Mirage avait besoin de lui. 

Mirage, qui lui avait sauvé la vie en attirant la bête loin d’eux, se demandait sans doute ce qu’il faisait pendant qu’on l’emmenait. Mirage, qui n’aimait rien tant que passer ses journées à sentir le vent sur son visage, assis au soleil, devait désormais être dans une geôle humide et sombre. Ojas souffrait dans sa chair rien qu’à l’imaginer. « Quelqu’un comme lui devrait toujours être dehors, » pensa-t-il, et cette idée lui fit l’effet d’un trait de lumière dans l’obscurité.

Le lourd voile de confusion qui pesait sur son front commença à se dissiper. Ses sens lui revenaient au fur et à mesure que la terrible vision de Mirage emprisonné faisait son chemin dans son esprit. Ojas était le seul à pouvoir le protéger désormais. Il fallait qu’il révèle sa découverte sur la chimère, qu’il explique comment ils étaient arrivés sur la place, la bête à leurs trousses. Ce n’était pas sa faute, il était innocent ! Oui, Ojas devait tout expliquer aux membres du Conseil. C’était le seul moyen de faire sortir Mirage !

Il se mit à gravir les marches baignées d’écarlate. Les membres du Conseil parlaient toujours entre eux. Ils prenaient Chidera à partie, avec une véhémence qui tournait à l’accusation. Le cœur d’Ojas se mit à battre plus fort : d’indignation devant la façon dont ils traitaient la jeune femme, certes, mais surtout de peur. Jamais ces gens-là ne l’écouteraient. D’ailleurs, sa bouche devenait sèche rien qu’à l’idée de s’exprimer devant eux. Les mots n’étaient pas ses armes. Il perdrait sans avoir même eu l’occasion de se battre. Il avait besoin de quelqu’un pour parler à sa place, quelqu’un que ces gens-là écouteraient et qui pourrait être de son côté malgré tout ce qu’il était, et surtout tout ce qu’il n’était pas. 

—Chidera… ?

Le nom était sorti tout seul. Il avait parlé doucement. Pourtant, malgré le tourbillon dans lequel elle semblait prise, Chidera l’entendit. Elle le vit et inclina discrètement le menton. Ojas comprit : il attendrait aussi longtemps qu’il le faudrait. Chidera allait les aider, lui et Mirage. Tout à son soulagement, il en oubliait presque que c’était elle qui l’avait jeté en prison.

—Messieurs, j’entends ce que vous dites, finit par dire la jeune femme avec force, tranchant la mêlée de voix. Toutefois, je ne peux que vous répéter ce que je vous dis depuis tout à l’heure : oui, je connais cet homme, non, j’ignorais qu’il viendrait ici et s’il a la moindre connexion avec le monstre. À cette heure, il serait dangereux d’affirmer quoi que ce soit. La seule chose qui compte est que personne ne soit blessé… et que la bête ait été frappée et se trouve désormais affaiblie.

—Mais pour combien de temps ? s’écria une femme avec un geste de dépit.

—Je l’ignore, répéta Chidera. Pour être franche, je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous me reprochez. De ne pas lire les esprits ? De ne pas prédire l’avenir ? Votre suspect a été arrêté. 

—Oui, par vos hommes, et vous aurez tout le loisir de lui faire dire ce que bon vous semblera, assena l’homme à la moustache. Nous connaissons vos méthodes !

Le regard de Chidera se durcit. Sans bouger, sans hausser le ton, elle déclara d’une voix glaciale :

—Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous insinuez. Peut-être que ma mère pourra me l’expliquer, quand je lui raconterai les évènements d’aujourd’hui.

La mention de Léonide Volindra mit un terme à la conversation. Fini, les insultes déguisées et les accusations à peine dissimulées : chacun regardait ailleurs, qui ses pieds, qui ses ongles. Seul le petit homme osa s’exclamer, comme un soldat préférant mourir plutôt que de se rendre :

—Il n’empêche que vous ne devriez pas l’interroger seule ! Les Volindra sont experts en beaucoup de choses, mais la justice a toujours été le domaine des Fulmen. 

—Que le Conseil ouvre une enquête, suggéra la jeune femme avec un haussement d’épaules aussi désinvolte qu’élégant. Les Volindra se joindront volontiers à une commission d’investigation. Ainsi, ajouta-t-elle en voyant son adversaire prêt à la couper, nous pourrons partager les informations que nous avons recueillies jusqu’alors. Notre famille prend la sécurité de l’île à cœur, vous le savez. Tenez, pour que la chose soit la plus transparente possible, prenons trois membres du Conseil. Un des Volindra, compte tenu de nos efforts, un Fulmen, en vertu de leur expertise juridique… et un représentant de quartier.

—Vous avez perdu l’esprit ! s’étouffa une femme richement vêtue, portant le vert des Qatiss. Vous voulez les mettre au courant ? Ils révèleront tout ce qu’ils savent en une heure, la cité entière saura les moindres détails. Ils mettront en péril toute l’enquête ! 

—Vous êtes injuste, dame Meriad, rétorqua tranquillement Chidera. Ils ont tenu leur langue une année entière. De plus, nous n’avons besoin que d’une seule personne, capable de discrétion et d’efficacité. Et quelle chance ! dit-elle en se tournant vers Ojas. Voici quelqu’un qui correspond à tous ces critères.

Vingt paires d’yeux se braquèrent sur lui. La confusion et la surprise se peignaient sur ces visages austères ; ils n’avaient même pas remarqué sa présence jusqu’alors. Aussitôt, Ojas sentit le rouge lui brûler la face. Il s’éclaircit la gorge, balbutia :

—Messieurs dames, je… Eh bien, je m’appelle Ojas. Ojas, fils de Metello. Je suis représentant du quartier des Cordes.

Il avait à peine prononcé ce nom que les mines circonspectes du Conseil se tordirent d’une moue méprisante. Leur jugement pesait comme du plomb sur les épaules du jeune homme qui, inconsciemment, se recroquevilla. Il ajouta malgré tout :

—J’étais présent lors de l’attaque du monstre. Je tenais à vous dire-

—Je le connais personnellement, le coupa Chidera. L’attention se reporta vers elle. C’est un homme droit, capable, un fier membre de notre Conseil. Surtout, il s’intéresse à la bête depuis sa première apparition sur notre sol. Nul doute qu’il pourra nous aider dans l’enquête.

—Et vous répondez de lui ? demanda quelqu’un qu’Ojas ne reconnut pas.

Chidera acquiesça. Alors le petit homme mécontent jaugea Ojas avec toute l’attention d’une ménagère devant un étal de fruits et, après un long silence à l’évaluer, déclara :

—Soit. Mais seulement après vote du Conseil !

—Comme vous voudrez, messire Roshan, et Ojas crut déceler une pointe de satisfaction dans la voix de l’héritière. Mais dans ce cas, il faut agir vite, ne serait-ce que pour apaiser nos invités. Je vous propose d’aller dans l’amphithéâtre et de procéder au vote dès à présent ; des messagers ont été dépêchés auprès des autres membres. Ils devraient arriver sous peu.

L’idée était si bonne, le moment si bien choisi, que les autres ne trouvèrent rien à redire. Un par un, ils se dirigèrent vers la grande salle principale, où des serviteurs s’agitaient pour rendre les lieux présentables à ces hautes personnes. Tandis qu’ils s’y dirigeaient en bavardant, la tension dissipée, Chidera posa sur le bras d’Ojas une main qui se voulait rassurante. Elle lui souffla :

—Je m’occupe du reste. Bon travail.

Elle s’apprêtait à faire demi-tour quand Ojas la retint. Elle leva les sourcils mais le charpentier avait trop besoin de réponses.

—Mais… Il ouvrit la bouche avec désespoir, ne sachant pas où commencer. Finalement, il finit par lâcher : Et Mirage ?

—Il va bien, lui assura-t-elle. Il sortira bientôt. Pour l’instant, il est plus en sécurité chez moi que chez toi.

—En prison, précisa-t-il sans pouvoir cacher son amertume.

Chidera parut surprise de sa réaction. Elle posa sa main sur la sienne et, les yeux plantés dans les siens, répéta lentement :

—Il va bien, Ojas. Tu pourras bientôt le voir. En attendant, rentre chez toi : je te dirai bientôt quoi faire.

Elle le lâcha et, après lui avoir jeté un dernier regard qu’il ne put déchiffrer, s’en alla rejoindre ses pairs.

Ojas, oublié, silencieux, regarda les portes se refermer derrière elle. Pourquoi Chidera ne l’avait-elle pas laissé parler ? Elle, entre tous, aurait dû lui faire confiance. À moins que ce ne soit précisément le problème : elle le connaissait si bien qu’elle avait su, par avance, qu’il ne pourrait jamais les convaincre. L’image de Mirage emprisonné flotta à nouveau devant ses yeux, et il sentit sa gorge se nouer. Il aurait aimé que Chidera fasse demi-tour, lui glisse un mot, une de ces paroles dont elle avait le secret et qui avait le pouvoir de le rassurer et de le rendre plus fort. Il souhaitait désespérément qu’elle lui rappelle qu’il lui était utile. Mais la jeune femme avait disparu, les portes s’étaient refermées, et Ojas était seul sous le toit de pierre. Ou tout du moins le pensait-il, car alors qu’il s’apprêtait à faire demi-tour, vaincu, une voix l’appela :

—Excusez-moi… Ojas, c’est ça ?

C’était le jeune homme de la délégation, celui aux lunettes et aux cheveux un peu fous, qui surgissait de derrière une colonne. Il s’approchait avec un sourire, l’air presque gêné de se trouver là. Mais Ojas pâlissait. Il ne savait que peu de choses sur la situation de Galatéa vis-à-vis du reste du monde, mais il y avait une chose dont il était absolument certain : l’Empire était une menace, et cet homme en faisait partie. 

—Monseigneur, bafouilla Ojas en agitant les mains dans le vide, avant de les coincer derrière son dos. Que faites-vous ici ?

—Oh, juste… Il se frotta le crâne, puis soupira. En vérité, je n’arrive pas à rester en place. La vue de ce monstre m’a choqué plus que je ne l’aurais cru. Alors je me suis dit que j’irai faire un tour par ici… Il pivota sur lui-même, les yeux rivés sur le plafond. Je doute d’avoir l’occasion d’y remettre les pieds.

Le charpentier le dévisageait avec inquiétude. Les gardes étaient censés le ramener chez les Serza, loin du Conseil et des discussions qui s’y tenaient. Son sang se glaça dans ses veines. S’il entendait ce qu’ils disaient dans l’amphithéâtre ? Un seul mot risquait de le mettre sur la piste des dieux disparus. Ojas devinait en lui l’instinct du limier. Sous son air affable, il voyait le requin filant sans faire de remous. À la moindre goutte de sang, il saisirait son parfum rouge comme une corde et remonterait la piste jusqu’à découvrir ce qu’ils avaient protégé pendant si longtemps. Dès lors, Ojas n’eut plus qu’une idée en tête : l’éloigner.

—Vous ne devriez pas être là, monseigneur, dit doucement Ojas en le laissant se rapprocher de lui. Ce n’est pas sûr. Où sont vos gardes ?

—Dehors, ils m’attendent. Bon sang, vous êtes grand ! Fort, en plus. Vous devez faire un travail manuel, un vrai métier.

—Charpentier, monseigneur.

Le jeune homme hocha la tête, l’air impressionné.

—Ça se voit. Mais si vous êtes charpentier, que faites-vous ici ?

—Je suis représentant de quartier, je suis membre du Conseil.

—Ah, mais oui. Vous êtes un de ces citoyens qui vient présenter les doléances de ses voisins. Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous devriez être avec les autres, à participer aux conversations.

Ojas tourna involontairement son regard vers l’amphithéâtre et le Landais fit de même.

—Ils parlent du monstre, j’imagine. J’espère qu’ils vont trouver une idée pour l’empêcher de revenir.

La colère monta brusquement dans le cœur d’Ojas. « C’est vous qui l’avez amené ici ! » voulait-il s’écrier. « Ramenez-le chez vous et partez ! » L’espace d’un instant, il s’imagina l’attrapant par les épaules, le menaçant de révéler tout ce qu’il savait sur les chimères et sur leurs horribles machinations. Il s’y refusa aussitôt. Non, jamais il ne pourrait faire une chose pareille. L’idée de faire peur à quelqu’un, ou pire encore, de lui faire violence, le rendait malade. Il ravala sa frustration. L’autre le regardait par en-dessous. Il poursuivit, jouant avec la branche de ses lunettes :

—Et puis il y a ce jeune homme, qui était poursuivi par le monstre. J’ai vu qu’il avait été emmené par les gardes, le pauvre.

—Vous ne le pensez pas coupable ? demanda Ojas, surpris.

—Bien sûr que non ! De ce que j’ai vu, il se faisait attaquer par la créature et, plutôt que de se faire dévorer sur place, il a préféré fuir. Seul problème, il a couru dans notre direction. J’imagine qu’il se faisait trop de souci pour sa propre vie pour réfléchir aux conséquences.

—Oui, balbutia Ojas en reprenant des couleurs, oui, c’est exactement ça ! Il ne pensait pas à mal !

—Vous êtes d’accord avec moi ? À la bonne heure ! Je pensais être le seul de cet avis.

—Non, je le connais ! s’exclama Ojas. Il s’appelle Mirage, c’est un ami à moi. Il faut que vous m’aidiez, monseigneur. Ils l’ont enfermé mais c’est comme vous dites, il n’a rien fait de mal ! Enfin, il ne voulait blesser personne. C’est, c’est…

—Un quiproquo ? proposa le Landais. Un malentendu ?

—C’est ça, c’est exactement ça.  

Son cœur battait plus fort, il reprenait espoir. Si cet homme annonçait l’innocence de Mirage, celui-ci serait sauvé. Cependant, le Landais haussait les épaules avec un sourire désolé :

—Je ne pense pas pouvoir faire quoi que ce soit.

—Vous n’avez qu’à dire ce que vous venez de me dire ! s’écria Ojas avec un demi-sourire, tâchant de faire bonne figure malgré son désespoir grandissant. 

—Votre Conseil pourpre pourrait très bien ne pas m’écouter.

—Bien sûr qu’ils vous écouteront. On écoute toujours les gens comme vous, murmura Ojas.

L’autre lui jeta un regard curieux, avant de poursuivre son explication :

—S’ils trouvent le monstre, ils épargneront sans doute votre ami. S’ils échouent, ils s’en serviront de bouc émissaire. Votre cité a peur, mon brave, vous devez le savoir mieux que moi. Votre Conseil cherchera à apaiser ses craintes par tous les moyens.

—Mais puisque je vous dis qu’il est innocent ! s’exclama-t-il.

Son cri se répercuta contre les murs. Le jeune homme, aussi insensible que la pierre du Conseil, le scrutait avec un amusement qu’il ne prenait même plus la peine de cacher.

—Qui est innocent, de nos jours ? répondit le Landais. Personne, monsieur, et pour être franc, je crois que sa culpabilité importe peu aux yeux de votre Conseil. Ojas secouait la tête, des larmes lui montaient aux yeux devant le calme de cet étranger qui semait le malheur de sa seule présence, et lui continuait : Ne leur en voulez pas trop. Ils font de leur mieux. Votre île est dans une situation très difficile : trop riche pour être ignorée, trop faible militairement pour se débrouiller seule, trop déstabilisée politiquement pour pallier ses points faibles. La chute du temple l’a sérieusement affaiblie. Une âme forte et troublée, votre Galatéa, comme une bougie devant une fenêtre, où l’on se demande quand le vent parviendra à l’éteindre pour de bon… sauf à embraser les murs qui la soutiennent.

Ils restèrent un instant silencieux. Ojas était retombé dans le silence, sonné par le discours du jeune homme ; lui observait cet étrange géant à l’amitié profonde, si pauvre et brute d’apparence, presque sauvage malgré son attitude docile. 

—Ne perdez pas courage, va, finit par dire le Landais. J’essaierai de glisser un mot en sa défense. Sans trop insister, ça pourrait jouer en sa défaveur, et il grimaça avec ironie. Enfin, ça vaut la peine d’essayer.

—Merci, murmura Ojas qui n’osait plus ni supplier, ni espérer.

—De quel quartier êtes-vous le représentant ? demanda soudain le jeune homme, comme si la question venait de lui traverser l’esprit. Dites-moi, je passerai vous voir. Vous êtes charpentier, vous devriez avoir des choses qui m’intéressent. J’ai des souvenirs à ramener, vous comprenez. Par la même occasion, je pourrais vous tenir au courant de la situation de votre ami.

—Le quartier des Cordes, monseigneur. C’est très aimable de votre part…

—Tout le plaisir est pour moi. Ah, j’aurais aimé discuter un peu plus avec vous, mais je crois que la fête est finie. Dame Chidera, c’est toujours un plaisir de vous voir !

—Vicomte, le salua la jeune femme. Vous ne devriez pas être ici.

Quand était-elle sortie de l’amphithéâtre ? Les portes étaient toujours fermées, Ojas n’avait rien vu ni entendu. Il devait y avoir un autre passage non loin, plus discret que les lourds battants de métal. Ses épaisses sandales claquaient contre la pierre froide, de plus en plus fort au fur et à mesure qu’elle les rejoignait. Une goutte de sueur perlait à son front ; peut-être avait-elle couru pour les interrompre. Quelqu'un avait dû l'alerter, un serviteur sans doute. Le Landais acquiesça :

—Vous avez raison, comme toujours. Je discutais juste avec votre ami ici présent : il va me fabriquer des souvenirs à rapporter ! Toutes mes connaissances m’ont demandé de leur ramener des cadeaux de Galatéa, voyez-vous, et je crois avoir enfin trouvé mon bonheur.

—Ojas est très doué, dit Chidera en se plaçant entre les deux hommes.

L’expression du Landais vacilla. Son regard passa de la Volindra au charpentier.

—La réunion du Conseil est déjà finie ? demanda-t-il avec un haussement de sourcils.

—Non.

—Vous êtes venu le chercher alors ? Je vous avais dit qu’ils avaient besoin de votre avis ! s’exclama-t-il en claquant le bras d’Ojas avec enthousiasme. Vous êtes membre, après tout.

Même Ojas, d’ordinaire aveugle, pouvait sentir le filet de cruauté dans sa voix. « Pourquoi les gens disent-ils l’inverse de ce qu’ils pensent ? » songea-t-il sans oser répondre. Chidera le jaugeait avec une flamme dans les yeux qui aurait pu être aussi bien de la colère que de l’amusement. Lui attendait visiblement sa réaction.

—Ojas est bien un membre du Conseil. Son opinion a une grande importance à nos yeux, finit-elle par dire. Vos gardes vous attendent, ajouta-t-elle avant qu’il ne puisse répondre. Vous feriez bien de retourner auprès de votre père. Et si vous êtes intéressé par le Conseil, passez voir ma mère et moi à la villa Volindra. Vous serez le bienvenu.

—Votre invitation me touche, la railla-t-il. Il paraissait quelque peu apaisé par son invitation, toutefois, et il alla même jusqu’à saluer Ojas alors qu’il tournait les talons : Nous nous retrouverons aux Cordes, monsieur ! Bientôt !

À peine fut-il hors de portée de voix que Chidera souffla à Ojas : 

—Que voulait-il ?

—Ce qu’on veut tous, répondit Ojas, amer, en suivant la silhouette du vicomte descendre les marches écarlates. Savoir ce qui se passe vraiment sur cette île.

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