Chapitre 18 [NOUVELLE VERSION]

Notes de l’auteur : MAJ : 23/11/2024

Altaïs ne bougea pas lorsque la porte de sa cellule crissa sur ses gonds. Son esprit dérivait loin de son corps en morceaux.

— Il est temps.

Une inspiration étranglée lui échappa. Une silhouette se pencha vers lui pour murmurer dans le creux de son oreille :

— Je ne suis pas un ennemi.

Altaïs fit un effort surhumain pour relever la tête. Un garde royal le dévisageait avec une étrange sollicitude dans son regard noisette.

— Qui…

Sa voix rauque lui brûla la gorge. Le garde ouvrit sa paume pour révéler une fiole en verre remplie d’une mixture verdâtre.

— On m’a confié cela pour vous. Cela devrait anesthésier la douleur pour les prochaines heures.

Altaïs fixa la fiole comme s’il refusait d’y croire. Qui serait assez fou pour l’aider avant le début de son procès ? Assez fou pour risquer de se mettre le roi à dos ?

— Elle souhaite un procès équitable, précisa le garde.

Elle…

Aalis ? ou Adela ?

Pourquoi l’une d’entre elles l’aiderait-elle ?

Le regard rivé sur la fiole, Altaïs ne bougeait plus. Un remède pour anesthésier la douleur ou pour autre chose ? Il ferma les yeux un bref instant, puis se résigna à acquiescer. Il n’avait plus rien à perdre, et s’il existait un espoir que la mixture apaise sa douleur, il l’avalerait sans hésiter. Il bascula la tête vers l’arrière lorsque la fiole s’appuya contre ses lèvres. L’amertume des plantes médicinales tapissa sa langue. Lorsqu’il eut ingurgité la dernière goutte, le garde fit disparaître le flacon et se baissa pour détacher les chaînes qui enserraient ses chevilles. Altaïs retint un sifflement derrière ses dents serrées, tandis que le jeune homme se redressait pour s’attaquer aux bracelets de fer qui écorchaient ses poignets. Dès l’instant où Altaïs fut libéré de ses entraves, il bascula vers l’avant, et seul le garde l’empêcha de heurter le sol, le rattrapant de justesse.

— Je dois attacher vos mains.

Altaïs ne réagit pas, et le garde empoigna délicatement son bras pour l’entraîner à l’extérieur de la cellule, lui offrant un soutien discret. Ils s’engagèrent dans le corridor plongé dans la pénombre, suivis par trois autres gardes. Altaïs avançait en boitant, trébuchait en haletant. Chaque pas lui semblait plus difficile que le précédent.

BOUM

résonnait son cœur dans sa tête.

Un battement, deux battements, et bientôt,

le silence.

La mixture commençait à faire effet, la douleur se faisait moins vive. Ils gagnèrent les étages supérieurs du palais. Le brouhaha ambiant envahissait ses oreilles. Ces chuchotis intrigués, ces silhouettes collées aux murs qui souhaitaient apercevoir le régicide, ces regards hostiles,

dégoûtés,

méprisants,

apeurés.

« Meurtrier », murmuraient-ils.

Altaïs releva le menton en les ignorant, mais les bruits enflaient autour de lui. Jusqu’au moment où ils s’arrêtèrent devant les hautes portes de la salle du trône. Son expression se durcit, modelée par une détermination implacable. Qu’aurait pensé Alexander s’il renonçait ?

Pour son souvenir, Altaïs refusait ne s’écraserait pas.

Il pouvait s’avancer sans regret, dire ce qu’il avait à dire.

Lorsque les portes s’ouvrirent, un silence absolu envahit l’espace. Il se redressa autant qu’il le put face aux regards qui le scrutaient – des nobles, des dignitaires, alignés le long des colonnes de pierre. Au fond de la salle, sa famille l’attendait. Il s’avança jusqu’à n’être plus qu’à une dizaine de pas du trône. Le garde royal posa une main douce sur son épaule pour l’inciter à s’agenouiller. Altaïs s’exécuta en rivant un regard princier sur Harald.

Tu n’auras rien de plus que ce que vous m’avez déjà pris.

Rien, tu m’entends ?

L’instant parut durer une éternité, jusqu’au moment où Harald se leva et tonna d’une voix puissante :

— Aujourd’hui débute enfin le procès du régicide ! Ma voix, en tant que roi, en tant que fils, et celle de ma famille seront absolues. Notre décision, irrévocable.

Harald promena un regard implacable sur la salle avant de reporter son attention sur Altaïs, aussi immobile qu’une statue.

— Depuis son enfance, le prince Altaïs a toujours fait preuve de cruauté. Il usait de sa magie pour blesser les habitants de ce palais, parfois gravement. Pour blesser sa propre famille, qu’il avait promis de détruire. Mais il n’était que lâcheté ; il a fini par fuir le palais et ses responsabilités. Notre famille s’est évertuée à le ramener parmi nous malgré tout ce qu’il faisait subir à son entourage. Notre mansuétude nous a toutefois conduits à notre propre perte : il y a deux ans, le prince Altaïs a été aperçu près du cadavre du roi Thorvald avant de disparaître dans de mystérieuses circonstances. Des traces de sa magie subsistaient dans la salle du trône, cette salle où nous nous trouvons aujourd’hui pour le juger. Il est de notre responsabilité de faire la lumière sur ce qu’il s’est passé cette nuit-là, ce qui l’a animé au moment de tuer son oncle, et ce qu’il a fait ces deux dernières années. L’accusé a-t-il quelque chose à répondre ?

— Je n’ai pas tué Thorvald.

La voix d’Altaïs ne trembla pas. Des murmures réprobateurs s’élevèrent dans son dos, tandis qu’Harald secouait la tête, la bouche tordue par le dégoût.

— Comme le veut la coutume, nous allons procéder à la lecture de ses souvenirs.

Il fit un geste de la main en direction de sa sœur, sans quitter Altaïs des yeux. Celui-ci réprima un rictus ; Harald savait que ses souvenirs étaient inaccessibles, et pourtant il s’accrochait à la certitude qu’Altaïs parlerait, avouerait.

Avait-il mis sa sœur dans la confidence ? Sans doute puisqu’elle devait entrer dans son esprit.

Aalis se leva pour rejoindre son cousin. Ses longs cheveux blonds flottaient autour d’elle comme des filaments de lumière dorés. Elle s’arrêta à un bras de distance en le voyant se crisper.

— Je ne souhaite pas te blesser, murmura-t-elle.

Elle tendit une main devant elle jusqu’à effleurer le front d’Altaïs. Il esquissa un mouvement de recul. Il ne voulait pas qu’on pénètre son esprit contre son gré. Il ne voulait pas qu’on le touche, qu’on l’approche. Il ne voulait pas qu’on…

— Respire…

Respirer.

Et s’il ne savait plus comment faire ?

Respirer.

La magie d’Aalis caressa son esprit… et il se sentit basculer.

 

Aalis rouvre les yeux au milieu de ruines qui percent la neige.

Des flocons flottent autour d’elles.

Alors, c’est ainsi que se manifeste l’esprit d’Altaïs ?

Elle le voit assis sur des pierres couvertes de givre.

Elle sait que ce n’est pas vraiment lui,

une émanation, une réminiscence.

Il lève un visage triste lorsqu’il l’entend approcher.

— Tu ne trouveras rien, murmure-t-il. Il ne reste que des ruines.

Elle sursaute.

Harald l’a prévenue,

mais le découvrir de ses propres yeux lui tord le ventre.

Des ruines.

Elle sait désormais, tout est détruit.

Elle promène un regard peiné autour d’elle.

Des plaques de verglas reflètent des images, des fragments de vie.

Elle voit des immensités gelées, une ville au bord d’un lac,

le visage d’un jeune homme aux cheveux blond soleil.

Les notes d’une harpe s’élèvent dans l’air froid,

crissent, déchirent,

et le verglas se brise.

— Tout finit par mourir, souffle Altaïs.

— Que s’est-il passé la nuit du régicide ?

— Ces souvenirs ne m’appartiennent plus.

Elle s’approche de la pierre sur laquelle il est assis.

Quatre strates strient la roche.

Quatre…

Sa découverte lui donne le vertige.

Elle a tout juste effleuré la surface de la première strate,

ses rares souvenirs accessibles.

Que cachent les trois autres ?

— Tout finit par mourir, répète Altaïs.

Aalis écarquille les yeux.

Quelqu’un s’est acharné à détruire Altaïs,

à le piéger ?

Quatre.

Quelqu’un a voulu le briser.

Plusieurs personnes peut-être même.

La culpabilité lui tord le ventre.

Elle ne peut pas le laisser être ainsi accusé.

Le mouvement des flocons s’accélère autour d’elle.

La neige devient tempête, blizzard.

— Non !

La peau d’Altaïs se fissure comme s’il s’agissait d’une statue de givre.

— Altaïs !

Il meurt,

de son silence.

Il meurt.

 

Altaïs se recroquevilla avec une plainte étranglée, et Aalis recula en titubant, le regard horrifié. Il avait eu l’impression de sombrer une minute ou des heures peut-être.

— Ses souvenirs sont scellés, déclara Aalis d’une voix tremblante. Mais…

Ses mots restèrent en suspens, comme si elle n’était pas sûre de ce qu’elle allait affirmer. Elle se tourna pourtant vers son frère.

— Je ne peux pas croire qu’il soit coupable.

La foule s’agita le long des colonnes, troublée par ce revirement. Harald darda sur sa sœur un regard sombre.

— Mais tu ne peux pas non plus croire qu’il soit innocent.

— C’est vrai, mais depuis quand jugeons-nous sur des suppositions ?

Altaïs écarquilla les yeux. Aalis était-elle réellement en train de le défendre ? Alors qu’elle n’avait pu accéder à aucun de ses souvenirs ?

— Faites venir le témoin, répliqua Harald. Regarde donc ses souvenirs et dis-nous ce que tu vois.

Non loin du trône, un domestique émergea de la foule. Il se balançait d’un pied sur l’autre avec nervosité. Aalis lui fit signe de s’approcher.

— Je l’ai vu la nuit du régicide, commença l’homme. Ici même.

Il désigna un endroit sur le tapis rouge, à une dizaine de pas. Altaïs tressaillit alors qu’il poursuivait son récit :

— J’ai entendu du bruit dans la salle du trône, se justifia le domestique. Mais quand je suis entré…

Il parlait vite, comme s’il récitait un discours qu’il s’était répété des centaines de fois. Ses mains accompagnaient ses propos à l’aide de grands gestes.

— Du sang partout. Le prince était agenouillé près du corps du roi, les mains rouges et du givre tout autour de lui. Il y avait un poignard sur le sol.

Altaïs blêmit.

Il ne se souvenait pas…

Il ne…

— Il dit vrai, acquiesça Aalis d’une voix tremblante.

Les murmures de la foule explosèrent dans la salle. Altaïs riva son regard sur Harald, qui avait décidé avant même le procès qu’il ordonnerait son exécution, sur Elaran, qui le dévisageait avec froideur.

Tu es tellement persuadé d’être innocent que tu as fini par t’en convaincre…

— Je n’ai pas tué le roi, balbutia Altaïs.

Il avait survécu grâce à cette certitude. Mais aujourd’hui… il ne savait plus

ce qu’il avait fait,

ce qu’il s’était passé cette nuit-là.

Il se prétendait innocent, mais s’il s’était laissé envahir par la fureur ? S’il avait finalement brandi un poignard pour tuer le roi ? S’il avait menti à Alexander ? À Evald ? À lui-même ?

— Je ne l’ai pas tué ! cria-t-il avec autant de colère que de désespoir.

Je ne suis pas un meurtrier.

Tu te mens à toi-même…

meurtrier

MEURTRIER

RÉGICIDE

— Je ne t’ai pas autorisé à parler ! tonna Harald.

Adela se redressa, les sourcils froncés. Harald descendit les marches qui menaient au trône pour rejoindre Altaïs, forçant Aalis à s’écarter.

— J’ai moi-même un souvenir d’une altercation qui a eu lieu peu avant le régicide. T’en souviens-tu ? Lorsque après ta fugue et le châtiment auquel t’a condamné notre famille, tu t’es déchaîné face à mon père en menaçant de tous nous détruire ?

Altaïs ferma les yeux. Il n’avait pas besoin d’entendre la confirmation d’Aalis pour savoir qu’Harald disait vrai. Il se souvenait de ce jour ; de la douleur si vive dans son dos qu’il avait cru devenir fou, de sa rage incommensurable face à Thorvald.

Laisse-moi partir ! avait-il hurlé. Laisse-moi partir et vous n’entendrez plus jamais parler de moi ! Laisse-moi partir ou je vous détruirai tous ! Je vous détruirai et ne laisserai que des ruines de ce palais !

— Qui pourrait encore croire à ton innocence avec des preuves aussi accablantes ?

La réponse d’Altaïs se coinça dans sa gorge. Même lui doutait de ce qu’il avait si longtemps affirmé.

— Je…

— J’aimerais dire un mot.

Altaïs frémit en voyant son oncle se lever à son tour. Harald donna son accord d’un signe de tête.

— J’ai élevé Altaïs après la mort de son père, je le connais sans doute mieux que personne dans ce palais. Malgré son jeune âge, je décelais déjà cette noirceur qui l’habitait à l’époque où je l’ai recueilli. Je me suis évertué à l’éduquer selon les valeurs de notre famille, mais sans doute ai-je failli puisque cet enfant est devenu un régicide des années plus tard. Altaïs est mon plus grand échec, ma plus grande erreur, et je m’évertuerai à réparer les torts que j’ai causés par son intermédiaire, même si cela signifie le condamner à mort.

je te hais

— Il est temps de rendre notre décision !

Harald se tourna vers leur famille, observa leurs visages l’un après l’autre.

— Qui se prononce en faveur d’une exécution ?

Le silence enveloppa la salle. Altaïs n’entendait plus que les battements effrénés de son cœur. Il allait mourir, comme il avait tué par le passé. Les mercenaires, les victimes de la destruction de la porte Nord, tous ces visages qui disparaissaient dans les méandres de sa mémoire, dont il n’avait jamais su les prénoms. Pourquoi Thorvald n’en ferait-il pas partie ?

— La mort, déclara Elaran.

Le mot poignarda Altaïs.

Il avait voulu mourir innocent, il allait mourir coupable.

— S’il est coupable, j’imagine que la mort est la sanction la plus adaptée, acquiesça Soren dans un murmure.

Il ne regardait personne, et certainement pas son cousin, son attention figée sur un point indéfini. Par culpabilité ou désintérêt ? Des larmes affleurèrent à la lisière des cils d’Altaïs. Elle lui semblait si lointaine l’époque où Soren leur avait offert son aide pour fuir la ville.

Les sourcils froncés, Adela paraissait encore hésiter.

— Laisse-nous davantage de temps pour prendre cette décision, supplia Aalis en se tournant vers son frère.

— La mort, répondit Harald. Cela fait trois voix, la majorité a décidé du sort qui serait le sien.

Il toisa Altaïs d’un regard assombri par la fureur.

— La mort ! tonna-t-il.

Il tendit une main devant lui. Une longue corde se terminant par un nœud coulant se matérialisa entre ses doigts. Et lorsqu’il la passa symboliquement autour du cou d’Altaïs, celui-ci comprit qu’il était définitivement perdu.

— Harald ! protesta Aalis.

Harald resserra le nœud jusqu’à ce que la corde cisaille la peau d’Altaïs.

Sa condamnation était entérinée.

— L’exécution…

Un brouhaha soudain explosa à l’extérieur de la salle du trône. Quelques instants plus tard, les portes s’ouvrirent avec fracas. Altaïs sursauta, manqua de s’étrangler avec la corde en se retournant. Sa respiration se coupa sous le choc.

Alexander.

Un éclat de peur piégé au fond des yeux, Altaïs battit des cils pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une illusion, de celle qu’il avait vue dans sa geôle, sous l’emprise des tortures que lui infligeaient Harald et Elaran.

Alexander se tenait à l’entrée la salle du trône.

De larges cernes soulignaient ses yeux, tranchaient avec sa peau inhabituellement blême. De la poussière et de la boue maculaient ses vêtements, mais il portait précieusement un vieux manuscrit. Des larmes dévalèrent les joues d’Altaïs.

Alexander était en vie.

en vie

Un orage assombrissait son regard, et pourtant, lorsque celui-ci posa sur Altaïs, ses prunelles s’éclaircirent. C’était Alexander, sa douceur, sa bienveillance. C’était le jeune homme qui l’avait embrassé au clair de lune ou sous la neige, qui lui avait offert la moitié d’un gâteau de miel.

— J’apporte un moyen de prouver l’innocence ou la culpabilité de l’accusé, déclara-t-il d’une voix forte.

 

 

Alexander traversa la cour du palais d’un pas précipité. Le procès avait débuté. Les échos des passants avaient atteint ses oreilles dès qu’il était entré dans la ville. Le procès avait débuté, et il était peut-être déjà trop tard.

— Halte !

Deux gardes lui barrèrent la route. Le vieux manuscrit qu’il avait protégé tout au long du voyage cogna sa hanche lorsqu’il s’immobilisa.

— Écartez-vous ! siffla Alexander. J’apporte des preuves pour le procès !

Les gardes échangèrent un coup d’œil indécis, puis reportèrent leur attention sur Alexander et le manuscrit qu’il portait. Il avait veillé à laisser ses armes avec sa monture à l’extérieur du palais pour ne pas susciter de méfiance.

— Je suis un Protecteur de la Haute-Garde !

Ce n’était pas vraiment un mensonge, plus tout à fait une vérité non plus, mais les gardes ne purent se permettre le risque d’aller vérifier. Si Alexander apportait réellement des preuves alors que le procès avait débuté, le temps était compté et ils n’étaient pas en position de décider. Lorsqu’ils s’écartèrent, Alexander se précipita vers l’entrée du palais, franchit le seuil en faisant claquer ses bottes sur le sol dallé et s’engouffra dans l’escalier principal en gravissant les marches deux par deux. Sa blessure au torse l’élançait furieusement, mais il l’ignora. Les hautes portes en bois apparurent enfin. D’autres gardes lui crièrent de s’arrêter, mais il les ignora. Sa magie crépita autour de lui avec une agressivité qui ne lui ressemblait pas et les portes s’ouvrirent avec fracas. Des cris scandalisés retentirent dans la salle.

Il s’immobilisa, le souffle court.

Altaïs était agenouillé sur le tapis rouge.

Vivant.

Mais une corde enserrait son cou, symbole de sa condamnation.

Les prunelles d’Alexander s’attardèrent sur son visage, sur l’hématome aussi large que sa paume qui ornait sa mâchoire, sa lèvre fendue, ses vêtements en lambeaux, et toutes ces marques qui révélaient ce qu’il avait vécu. On ne lui avait pas épargné la torture, et ce constat embrasa la fureur d’Alexander. Enfin, son regard rencontra celui d’Altaïs. Des larmes emplissaient ses yeux écarquillés, apeurés.

Je suis là, aurait voulu lui dire Alexander.

Mais lorsqu’il ouvrit la bouche, ce fut d’autres mots qui jaillirent :

— J’apporte un moyen de prouver l’innocence ou la culpabilité de l’accusé !

Le roi Harald se redressa de toute sa hauteur, les traits tordus par la rage. L’attention d’Alexander dévia un instant vers Elaran, qui observait la scène d’un air impassible, malgré la fossette agacée qui creusait sa joue.

— La culpabilité de l’accusé est avérée, sa sentence a été prononcée ! tonna Harald.

Il ordonna aux gardes qui s’étaient arrêtés derrière Alexander de le faire sortir immédiatement.

— J’aimerais entendre ce qu’il a à dire.

Alexander cilla alors que tous les regards convergeaient vers le trône. La reine Adela s’était levée. Elle dégageait une aura si calme que la foule s’apaisa pour l’écouter, et tout particulièrement son époux.

— La sentence n’a pas encore été exécutée. Il est évident que nous devons tout mettre en œuvre pour effacer les dernières traces d’incertitude. Les preuves que nous avons n’attestent pas clairement qu’Altaïs a lui-même tué Thorvald, seulement qu’il était présent lors du régicide. Et comme l’a souligné Aalis, il semble difficile de croire qu’il est coupable alors que quelqu’un a scellé ses souvenirs. Si sa culpabilité est réelle, nous n’avons rien à perdre à écouter ce que ce jeune homme a à nous dire. Si nous nous sommes trompés, nous épargnerons un innocent.

Harald toisa Alexander un long moment, indiqua finalement aux gardes de reculer.

— Approche. Et parle.

Alexander s’exécuta, les jambes tremblantes.

— Jadis, notre peuple utilisait les storreidr au cours des procès pour prouver l’innocence ou la culpabilité d’un accusé. Les souvenirs du prince Altaïs sont peut-être scellés, mais un serment magique ne permet pas le mensonge.

— Les storreidr ont cessé d’être utilisés, contra Elaran d’une voix glaciale, car ils nécessitaient qu’un innocent lie sa magie à celle de l’accusé et partage son sort si sa culpabilité était avérée.

— Peu m’importe, répliqua Alexander avec hargne. Je lierai nos magies. Les storreidr font partie de nos coutumes ancestrales, même s’ils ont cessé d’être utilisés avec le temps : y avoir recours est un droit fondamental.

Elaran plissa les yeux, et ils s’affrontèrent du regard dans un silence oppressant. Alexander mobilisa tout son sang-froid pour ne pas lui sauter à la gorge.

— Il dit vrai, intervint Adela. Personne ne peut refuser que l’on fasse appel à la Magie. Les storreidr sont des serments qui ne peuvent la tromper. Si ce jeune homme accepte de lier sa vie à celle d’Altaïs…

— Sauf que ce jeune homme n’a rien d’innocent, la coupa Harald. Il a déserté la Haute-Garde pour aider Altaïs à fuir, malgré les accusations qui pesaient sur lui. C’est un traître que nous devrions juger. Pourquoi l’autoriserions-nous à utiliser un storreidr alors qu’il devrait lui-même être agenouillé aux côtés du régicide ?

— Suis-je un traître si Altaïs est innocent ? répliqua Alexander.

Un silence pesant tomba sur la salle.

— Votons, annonça Adela. Que ceux qui sont en faveur des storreidr se prononcent.

Elle leva sa main, rapidement suivie par Aalis. Après un instant de flottement, Soren les imita. Harald échangea un long regard avec son épouse, la mâchoire crispée, puis son bras se dressa à son tour, comme s’il refusait de perdre la face au cours de ce procès. Alexander se tendit en sentant un fil se tisser entre eux – de la magie ? –, mais ce fut trop bref pour qu’il puisse en être certain.

— C’est inutile, souffla Altaïs.

Le soulagement d’Alexander se fractura alors qu’il pivotait vers le jeune homme. Celui-ci gardait la tête baissée. La corde autour de son cou frottait sa peau, comme s’il n’était qu’un chien rebelle que l’on essaierait de soumettre avec une laisse.

— Je refuse d’utiliser les storreidr.

— Quoi ? balbutia Alexander.

« Menteur ! » explosa la foule. « Meurtrier ! »

— Voilà qui règle la question, trancha Elaran.

Alexander rejoignit Altaïs en deux enjambées et posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur, se figea en le voyant réprimer un mouvement de recul.

— Regarde-moi, chuchota-t-il. Je t’en prie…

Altaïs releva la tête, et ses iris paraissaient tellement vides, vides, vides…

— Je suis heureux que tu sois vivant, et cela me suffit, répondit-il dans un filet de voix. Je ne veux pas risquer ta vie.

— Tu es innocent, répliqua Alexander. Tu ne risqueras pas ma vie, mais tu sauveras la tienne.

Ils ne perdraient pas leur magie ; ils ne seraient pas exécutés.

C’était le seul espoir qui lui permettait de tenir debout.

Altaïs ferma les paupières avec une grimace.

— Et si je m’étais trompé ?

Le gorge nouée, Alexander comprit enfin ce que redoutait Altaïs. Combien d’heures l’avait-on torturé jusqu’à le faire douter de lui-même ? Combien de personnes lui avaient affirmé qu’il était coupable ? Altaïs avait tenu avec sa rage et sa détermination pendant des années, mais même sa force avait des limites.

— Tu es innocent, murmura Alexander. C’est la certitude que j’ai depuis deux ans, ce que tu m’as affirmé lorsque nous nous sommes retrouvés. Je t’ai cru, je te crois encore aujourd’hui et je continuerai de le faire jusqu’à la fin.

Il porta une main tremblante jusqu’à sa joue.

— Tu es innocent, et j’aimerais que tu ne l’oublies jamais.

Altaïs tressaillit, mais il ne se déroba pas.

— Aujourd’hui, je voudrais que ce soit toi qui me fasses confiance. Faisons un storreidr, pour Evald, qui souhaitait que tu sois libre, pour nous, parce que nous avons traversé trop d’épreuves pour renoncer maintenant, et parce que tu as le droit de vivre.

Les lèvres d’Altaïs tremblotèrent, comme s’il luttait contre lui-même, puis il acquiesça lentement. Du coin de l’œil, Alexander aperçut Adela faire un geste de la main, et un garde s’approcha pour ôter les chaînes d’Altaïs.

— Levez-vous, ordonna Harald.

Alexander passa un bras autour de la taille d’Altaïs pour l’aider à se redresser. Celui-ci étouffa une plainte lorsque la paume du jeune homme rencontra sa chair à vif. Alexander serra les dents ; son état lui remémorait les blessures qu’il avait découvertes la nuit où il l’avait sauvé des mercenaires. Altaïs parvint enfin à se stabiliser, en appui sur l’une de ses jambes pour soulager sa cheville qu’Alexander devinait de nouveau brisée.

Ils se positionnèrent face à face.

— Connaissez-vous le serment ?

Altaïs secoua la tête, et Alexander récupéra le manuscrit pour lui présenter la page où s’étalaient les mots. Si le temps avait éclairci l’encre, ils étaient toujours lisibles. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’Altaïs relève la tête.

— Tu es prêt ? demanda Alexander avec douceur.

Altaïs acquiesça. Les storreidr faisaient appel à leur magie pour sceller leur serment. Celle d’Altaïs imprégnerait ses mots, lui interdirait tout mensonge, tandis que celle d’Alexander agirait comme un témoin. Ce dernier tendit son avant-bras, qu’Altaïs attrapa après un instant d’hésitation, et inspira profondément.

C’était à lui de commencer.

— Ek svera eidr med fordae min. Ek svera eidr til beadil lif ver. Ek skal veitna til uskeyld din, eda skeyld ok strasin din erun min.

Sa magie se répandit dans son corps avec une douce chaleur, crépita sur sa peau. Des filaments dorés serpentèrent sur son avant-bras.

— Ek svera eidr med fordae min, psalmodia Altaïs en retour. Ek svera eidr til beadil lif ver. Ek skal kveda uskeyld min, eda skeyld ok strasin min erun din.

Ses yeux se voilèrent, tandis que sa magie enflait autour de lui, ondoyait sur ses bras comme des vagues argentées. Alexander sentit sa propre magie vibrer en réponse.

La voix d’Harald claqua dans l’air :

— Qui es-tu ?

— Je suis Altaïs Isstarna til Issheimr.

— As-tu tué le roi Thorvald ?

Alexander retint son souffle.

Tout allait se jouer dans les prochains instants.

Altaïs releva le menton. Il ne semblait plus tout à fait présent, plus vraiment lui-même. Et son silence durait, s’éternisait…

Une grimace tordit ses traits.

— Je…

Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge.

— Je…

Tu es innocent, pensa Alexander de toutes ses forces.

— Je ne… Je ne suis pas coupable.

Alexander lutta pour retenir des larmes de soulagement. Altaïs n’était pas coupable. Sa famille ne pouvait pas le condamner. Un long silence suivit la déclaration du jeune homme, le voile qui couvrait son regard s’étiola.

— Il n’est pas coupable, répéta Adela.

Harald ferma les yeux un bref instant, mais lorsqu’il les rouvrit, il n’affichait plus qu’une façade froide comme la pierre.

— La Magie a parlé, déclara-t-il. Nous ne te condamnerons pas pour le meurtre du roi.

Un éclat dur assombrit ses prunelles. Il s’approcha d’Altaïs pour ôter la corde qui enserrait sa gorge sans tenir compte de son mouvement de recul, et glissa dans le creux de son oreille :

— Mais ton implication reste évidente. Tu n’es peut-être pas coupable, mais je n’en ai pas fini avec toi. Tant que la lumière n’aura pas été faite sur le régicide, tu auras pour ordre de ne pas quitter le palais.

Il recula d’un pas et laissa tomber la corde sur le sol, alors qu’Altaïs semblait prendre la pleine mesure de ce qu’il se passait.

On levait les accusations qui pesaient sur lui.

Il ne serait plus considéré comme un régicide.

Leur fuite n’avait pas été vaine.

Altaïs se tourna vers Alexander comme s’il ne parvenait pas à y croire. Son regard abritait un amas d’émotions indistinctes, où s’entremêlaient la peur et le soulagement.

Il esquissa un pas dans la direction d’Alexander…

et s’écroula.

Alexander bondit pour le rattraper, le cœur broyé par l’inquiétude.

— Altaïs !

Altaïs ne réagit pas. Un mince filet d’air s’extrayait de sa bouche avec peine.

— Suis-moi, ordonna une voix avec empressement.

Alexander releva la tête en entendant Aalis s’approcher.

— Il doit voir une Guérisseuse sans tarder.

Alexander passa un bras sous les genoux d’Altaïs et le souleva comme s’il ne pesait rien. Quelques mèches noires glissèrent sur sa peau brûlante. Il s’engagea à la suite d’Aalis d’un pas vif, priant la Magie et toutes ses formes pour qu’elle épargne Altaïs.

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Edouard PArle
Posté le 21/06/2023
Coucou Mathilde !
J'aime toujours beaucoup ces apartés, pour les raisons que je t'ai déjà données. Mais celui-là est particulièrement excellent. On retrouve Soren qui est un personnage bien gris pour le coup, et on a du mal à savoir ce qu'il pense vraiment, il semble ressentir une grande culpabilité à cause de ce qu'il a vu dans son enfance. J'aimerais vraiment en apprendre plus à son sujet.
Et c'est aussi passionnant de découvrir tous les mystères et secrets qui entourent la famille royale. J'ai très hâte du procès, j'espère que quelques vérités vont y éclater... (même si ça promet d'être violent et douloureux pour certains personnages).
Je continue...
Mathilde Blue
Posté le 28/08/2023
Coucou !

J'avais hâte de développer davantage Soren, cet aparté en donne un premier aperçu ! Il n'a pas non plus une enfance facile... Mais la famille royale cache en effet beaucoup de secrets !
Nathalie
Posté le 02/04/2023
Bonjour Mathilde Blue

Difficile de discerner le vrai du faux. Toutes les familles ont leurs secrets, je suppose, et cela empire quand on s’approche du pouvoir. Difficile de croire qu’un procès permettra de faire la vérité et je doute que quiconque le souhaite en fait…
Mathilde Blue
Posté le 08/05/2023
Bonjour Nathalie,

Quand beaucoup ont fermé les yeux par le passé, peu ont envie que la vérité éclate au grand jour...
Eryn
Posté le 19/02/2023
Coucou !
Réaction à chaud : ils sont de sa famille, l'ont connu depuis l'enfance, mais le laissent se faire torturer ? Ils n'essaient pas de tenter autre chose ?
Mathilde Blue
Posté le 20/02/2023
Coucou !

Ils sont de sa famille, mais ils n'ont jamais été proches, et eux-mêmes ne savent pas vraiment comment se positionner, d'autant plus qu'ils n'ont aucun pouvoir pour empêcher cela !
espritdepapier
Posté le 17/02/2023
Hey !
J'aime la relation qui se dessine en fond entre Aalis et son garde, on a trop l'habitude du "je couche avec mon garde mais c'est rien de sérieux avant de prendre un vrai mari" comme on retrouve souvent dans les fantasy avec des nobles, là c'est cute (te connaissant, ça va mal finir...)
Je n'arrive toujours pas à cerner Soren, ce qu'il veut, ce qu'il est... trop de doutes, de double jeu et de mensonges, j'suis comme Aalis moi, un peu trop naïve, je serai morte depuis longtemps dans ton monde :')
Mathilde Blue
Posté le 17/02/2023
Hey !

Oui je suis tout à fait d'accord ! Aalis le sous-entend, mais elle est asexuelle, et j'avais envie de montrer qu'on pouvait très bien être en couple en étant asexuelle ^^

Pour Soren, disons que lui-même ne sait pas trop ce qu'il veut au fond xD
espritdepapier
Posté le 22/02/2023
Oui, c'était bien l'impression que j'avais eu, et c'est quelque chose encore mal connu (et mal compris en général ^^') donc c'est bien de le voir plus représenter dans la littérature :)
Flammy
Posté le 10/02/2023
Coucou !

Ca fait tellement "Aalis sort du pays des bisounours et découvre la vie" ='D Elle est gentille hein, je dis pas, mais bon, ya un moment, c'est un crime de pas se rendre compte d'à quel point la vie d'Altaïs à été de la merde et à quel point c'est normal qu'il ait la rage, et que même le régicide, ça se justifierait en vrai. Bon, au moins, avec Adela, elles ont l'air de partir sur un a priori sympa pour Altaïs, mais bon, te connaissant, ça sera jamais aussi simple que ça.

Au final, Soren est le seul qui se faisait pas d'illusion sur ce que vivait Altaïs, même s'il a pas dû arranger les choses toujours (et potentiellement être content de voir que son père s'intéressait pas à lui). Je me demande ce qu'il fait en journée, il tente de trouver des preuves, faire des trucs pour aider Altaïs ? Bon, clairement, il s'est déjà fait tabasser par Elaran x) On va pas le pleurer s'il meurt lui. Et j'espère bien qu'il va y passer ><"

Ca promet tellement d'être fun ce procès ='D (non).
Mathilde Blue
Posté le 10/02/2023
Coucou !

Pour la défense d’Aalis, elle ne sait pas non plus tout ce qu’a vécu Altaïs, elle a été tenue assez éloignée de lui, mais oui elle a un côté encore un peu naïf en pensant pouvoir réparer les choses de cette manière ^^’

Mais oui Soren est le plus lucide (ou le moins prompte à porter des œillères en tout cas)… Après il faut voir ce que ça va donner pour le procès (en vrai c’est pas le pire chapitre que j’ai eu à écrire dans ce roman ^^).

Merci pour ton retour :D Ça me fait vraiment très plaisir que tu sois aussi investie dans l’histoire !
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