Lorsque j’arrivai sur la vaste esplanade, le vent et la pluie me firent un accueil tonitruant. Le sol devenu patinoire, je m’engouffrai sans tarder dans les écuries, tandis que le hennissement de mon grand gris me fit accélérer le pas. Avec empressement, j’ouvris la porte du box et enlaçai sa large encolure de mes bras, avant d’enfouir mon visage dans ses crins. Le froid qui me glaçait les membres se mua rapidement en une agréable chaleur, et réprima mes frissons. Il allait me falloir du courage pour affronter le Conseil et le convaincre de ma bonne volonté.
— Et moi, on m’enlace pas ?
— Je suis navrée, je réserve mes gestes tendres pour Shangaï…
Me tournant lentement, je fis face au garçon d’écurie et souris.
— Je vois… Je compte cependant pas m’priver !
L’air amusé, Alaric s’approcha pour déposer un baiser léger sur ma joue. Au même moment, Shangaï émit un ronflement sonore, et tandis qu’il plaquait ses oreilles en arrière affubla le jeune homme d’un coup de naseaux dans l’épaule.
— Toujours aussi protecteur, celui-là ! Il m’laissera jamais m’approcher davantage, se renfrogna Alaric alors qu’il reculait le regard noir. Tu ne faisais pas autant d’histoire quand je pansais tes plaies !
— Il n’a pas trop souffert ?
— Non, et il est comme neuf ! Excepté son encolure.
Après avoir relevé l’épaisse crinière noire de l’entier, Alaric dévoila deux longues lignes couleur de craie, là où le plus gros des faucons l’avait saisi et où le sang avait coulé. Dénotant au milieu de tout ce poil argenté, ces zébrures blanches faisaient ressortir la musculature de son encolure.
— Le poil a repoussé blanc, cela arrive quand les plaies sont profondes.
Mon estomac se noua, alors que je passai mes doigts sur ces étranges cicatrices. Cela aussi était ma faute. Le nez tout contre son encolure, je humai son odeur, et embrassai finalement ses marques avant de me détacher de mon cheval.
— À chacun sa cicatrice, affirmai-je. Cela ne le rendra que plus spécial…
— Comme s’il avait besoin de l’être, ironisa Alaric.
— J’ai des choses à te raconter !
— C’est bien c’que je me suis dit quand la voix de Shangaï t’a annoncée ! De quoi il s’agit ?
M’asseyant avec l’écuyer dans la paille fraîche, j’entamai mon récit :
— Je pense avoir découvert quelque chose à propos des Kahas. Je m’étais rendu dans la Grande Bibliothèque, espérant rencontrer le Généalogiste quand…
— Tu as pu le rencontrer ? À la bibliothèque ? me coupa Alaric avec fébrilité.
— Un peu de patience, je te parlerai de lui ensuite, coupai-je court. J’ai surpris une conversation entre le prince Apophis, ses hommes de main et le fameux chuchoteur ! Je crois qu’ils étudiaient un ouvrage de généalogie et lui était là pour leur expliquer. Ils ont évoqué une « faveur »…
— Une faveur ?
— J’ignore de quoi il s’agit. J’ai bien tenté d’interroger Nawel, tu sais…
— Oui la Kahas qui partage ta chambre, j’sais.
— J’ai eu le sentiment qu’elle n’a rien voulu me dire à ce sujet… Toutefois, elle m’a appris que la princesse Oupset avait été incapable de donner un héritier au Prince.
— J’ai entendu parler de cette femme. Pas commode à c’qu’on m’en a dit… Cela explique en tout cas pour quelle raison le Prince se cherche une seconde épouse !
Alaric fronça le nez l’air concentré, avant de reprendre la parole :
— Faudrait en apprendre davantage sur cette faveur, mais j’doute que cela puisse t’être d’une grande aide pour faire annuler ce mariage.
— Ils manigancent quelque chose ! Et le Roi…
— Tu ne peux pas aller trouver le Roi pour accuser le Prince d’avoir des goûts d’lecture barbants ! me coupa Alaric d’une voix désapprobatrice.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire… Je… Je ne suis plus sûre de rien.
— Tu penses qu’il est au courant pour la faveur, quoi qu’c’soit ?
— Qui sait…
Les yeux baissés, je fixai le brin de paille que mes doigts fins déchiquetaient avec minutie.
— Ne perdons pas espoir, Sybil… Il reste encore un peu de temps avant le mariage. J’mène toujours mon enquête et on m’a conseillé d’aller parler à un gars Kahas. J’espère avoir des infos rapidement sur la faveur ou aut'chose ! Peut-être que ça nous permettra de sauver ta Princesse et de disculper ton bon roi Edwin du même coup, affirma Alaric avec optimisme.
— Espérons.
Poussant un long soupir, je caressai l’encolure de Shangaï tandis que celui-ci cherchait à manger la paille sur laquelle je me reposais. Avec délicatesse, il me rapprocha d’Alaric, qui m’observait du coin de l’œil.
— Bon, raconte-moi pour le Généalogiste maintenant ! Comment t’as eu l’idée d’aller l’chercher dans cette bibliothèque ?
— Je me suis dit que c’était là que devait se trouver un homme qui étudie la généalogie…
Sans pouvoir le regard, honteuse de mentir, j’entrepris de raconter mon échange plus que décevant avec le chuchoteur de la Grande Bibliothèque. J’omis à nouveau les détails concernant mon don de chuchotement, et réalisai que ce que pensait Alaric de ma personne avait plus d’importance à mes yeux que je ne le croyais. Je redoutais sa réaction vis-à-vis de mon don. Peut-être le prendrait-il mal lui aussi, comme Adélaïde l’avait fait ?
— Quel sale type ! s’offusqua Alaric une fois que j’eus fini. T’as vraiment pas d’chance avec les chuchoteurs que tu rencontres. Mais cette histoire de portrait, c’est dingue ! Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?
— Je ne sais pas trop…
— En tout cas, j’espère que c’peintre sera plus sympa que les deux autres… Parce que je suppose que tu comptes aller le rencontrer ?
— J’ai besoin de savoir, répondis-je simplement les yeux brillants. Je n’arriverai peut-être pas à sauver Adélaïde, mais j’espère encore pouvoir découvrir qui je suis.
Se rapprochant de moi, l’écuyer me prit les mains et me parla d’une voix basse, mais franche :
— Peu importe la tournure que prendront les choses, que ce soit pour toute cette histoire ou Adélaïde, je serai là pour toi, Sybil.
Alaric laissa finalement glisser mes doigts de ses mains, et s’éclaircit la gorge :
— Je m’demandais… Si t’es d’accord, je m’disais que peut-être, un jour, tu pourrais m’accompagner chez mes parents ?
Ses mains à présent occupées à fouiller la paille, il me jeta un regard en biais tandis que ses joues rosissaient.
— Je… Oui… Peut-être.
— Ils habitent pas très loin, dans un p’tit village plus au sud, à une heure d’chevauchée seulement. Ça fait tellement longtemps que j’leur parle de toi, j’crois qu’ils seraient heureux de faire ta connaissance.
— J’ai profité d’une course dans la Cité pour venir ici, répondis-je en occultant ma rencontre avec Alphonse et le Roi, mais il va bientôt me falloir rentrer au Cœur. J’aimerais utiliser le temps qu’il me reste pour essayer de trouver maître Bartolomé, articulai-je faiblement, incapable de poser mon regard où que ce soit.
Alaric se racla la gorge, et se remit debout :
— Oui bien entendu. Laisse-moi t’aider, exigea-t-il sa paume tendue vers moi.
— Merci. Pour ton aide et pour… Pour ton invitation.
— Y’a pas de quoi, répondit le garçon qui frottait sa tignasse aux reflets roux.
Après une dernière étreinte avec mon grand gris et un geste timide de la main vers Alaric, je quittai rapidement les écuries pour me diriger vers la Cité Rocheuse. Les cheveux trempés par la pluie, j’aurais juré qu’on pouvait voir de la vapeur s’élever de mon crâne rendu brûlant par mes pensées. Je regrettai ma réaction face à l’invitation d’Alaric. J’aurais aimé pouvoir lui dire oui, j’aurais aimé ressentir pour lui ce qu’il ressentait pour moi. « Si le Conseil te force à rester dans cette Montagne, peut-être seras-tu enfin prête à lui laisser une chance », me suggéra mon for intérieur.
~
Marchant dans le tunnel peu éclairé qui descendait en pente douce vers la Cité Rocheuse, je ne tardai pas à rencontrer les premières habitations troglodytes, et leurs interminables rues sinueuses. Alphonse n’avait pas été très précis et je redoutais de ne jamais trouver l’atelier de maître Bartolomé. Je continuai de marcher, et tentai de rassembler mes souvenirs le concernant. Seuls me revenaient en mémoire son grand chevalet de bois et la concentration qui se lisait sur son visage aujourd’hui oublié.
— Excusez-moi madame, me permis-je d’interpeller une passante. Savez-vous où je peux trouver l’atelier de maître Bartolomé ?
— Vous l’avez dépassé. Il vous faut remonter vers la Garnison, jeune fille. Vous verrez alors une petite ouverture dans la roche, mais pas une seule fenêtre.
— Merci, répondis-je en rebroussant chemin.
« La luminosité est une chose précieuse ici-bas, il est étrange pour un peintre de ne disposer d’aucune fenêtre dans son atelier. » pensai-je. Une boule vint se loger au fond de mon estomac, alors que mes yeux cherchaient avec avidité l’ouverture de l’atelier. Était-ce seulement une bonne idée de s’y rendre ? Peut-être faisais-je fausse route ? Après tout, ce peintre n’avait peut-être rien à voir avec le portrait de la femme aux yeux verts. Il n’était pas impossible que ce portrait, qui m’obsédait jour et nuit, soit bien plus ancien que maître Bartolomé lui-même.
Le doute bien installé dans mon esprit, je trouvai finalement l’atelier. Dans l’angle du tunnel principal et d’une rue adjacente, je découvris une arche étroite au-dessus de laquelle se démarquait le dessin partiellement effacé d’un pinceau. Les deux pieds rivés à la roche, au beau milieu de l’intersection, j’observais la noirceur impénétrable de l’arcade, redoutant de m’y engouffrer.
Avec lenteur, un pas devant l’autre, je me mis finalement en mouvement, quand un chien de taille moyenne, le poil dru et marron sortit de la pénombre. Il me fixait de ses yeux chocolat, ses sourcils touffus agités. L’animal aboya dans ma direction, et je me figeai. Je ne savais plus ce que je devais faire. Le chien jappa de nouveau avant de remuer sa queue de droite à gauche et de disparaître dans le noir. Prenant mon courage à deux mains, je m’y engouffrai à mon tour et me retrouvai totalement aveugle.
— Entrez, m’invita une voix lointaine, suivez la lumière.
La respiration saccadée, je me tournai vers la voix et aperçus une faible lueur chaude. Je me dirigeai vers elle, et m’enfonçai dans un étroit couloir pour finalement arriver dans une pièce spacieuse au centre de laquelle brillait une unique bougie. Posée sur une longue table, couverte de pinceaux qui trempaient dans des pots remplis d’eau, elle éclairait de nombreuses feuilles sur lesquelles des esquisses attendaient d’être achevées. Une forte odeur de fleurs, d’épices et de peinture fraîche emplit mes narines.
— Bonjour, me dit la voix. Aquarelle a senti que vous hésitiez à entrer.
— Bon… Bonjour. Excusez-moi, mais je n’y vois pas grand-chose…
— Oh mille excuses ! s’écria la voix. L’accès à mon atelier se fait normalement sur rendez-vous, et lorsque je suis seul il m’arrive d’oublier que la lumière est indispensable pour vous autres.
Le chien, que je ne distinguai plus dans le noir, me fit sursauter quand sa voix rauque résonna dans une série d’aboiements.
— Oh, mais Aquarelle me dit que vous n’êtes pas n’importe qui !
Progressivement, des lampes à huile s’illuminèrent aux quatre coins de la grande salle, tandis qu’une silhouette passait pour les allumer. Je pus alors observer le reste de l’atelier, dans lequel régnait un désordre indescriptible… De nombreux chevalets, pour certains branlants, étaient disséminés dans la pièce devant des tabourets vides ou sur lesquels étaient disposés divers objets parfois cassés. Sous la table, j’aperçus de nouveau le chien qui m’avait accueillie à l’entrée de l’arche. La tête posée entre ses pattes, il fouettait l’air de sa queue avec gaieté.
— Vous êtes maître Bartolomé ? demandai-je à l’homme que je pouvais enfin observer.
— C’est exact.
De taille modeste et assez fin, le peintre avait une chevelure rousse, presque rouge, dont les longs cheveux retombaient en arrière. Il portait sur son nez aquilin d’étonnantes lunettes. Leurs verres semblaient estomper l’intensité de son regard.
— Vous êtes ici pour une demande précise, j’imagine, continua-t-il en s’asseyant sur un tabouret. Je vous écoute !
— C’est vous qui avez peint la plupart des tableaux que l’on trouve dans le Cœur de la Montagne, n’est-ce pas ?
— Pour les plus récents, mais que vous fait dire cela ? Je ne signe jamais mes œuvres, du moins pas de la façon dont on l’entend traditionnellement…
— J’ai des questions à vous poser maître, à propos d’un tableau.
— Comment savez-vous que je suis son auteur ?
— Je… Je le suppose simplement, avouai-je, tout comme je suppose que vous êtes un chuchoteur.
À cet instant l’homme explosa de rire, et se frappa les genoux du plat de ses mains, faisant s’agiter le chien sous la table.
— Voilà une jeune fille bien singulière ! Cela fait si longtemps que personne ne m’a parlé de mon don, continua de s’amuser le rouquin. À force de rester discrets, nous sommes tombés dans l’oubli, et je ne suis plus qu’un peintre ordinaire pour la plupart des gens. Un peintre et son chien, mais cela me va bien, m’assura-t-il, je suis juste très surpris qu’une jeune fille telle que vous l’ait deviné !
— Le Généalogiste m’a mise sur la piste…
— Oh, cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes pas côtoyés lui et moi. Toujours fourré dans ses livres et ses secrets bien gardés, j’imagine. Puis-je faire une esquisse de votre visage ? demanda-t-il subitement, déjà installé derrière un chevalet.
Aussitôt Aquarelle, le chien, me poussa délicatement vers un tabouret, avant de se coucher à côté de son maître.
— Je… Je n’y vois pas d’inconvénient.
— Parfait, asseyez-vous ! Vous vouliez me poser des questions sur un tableau donc ?
— Oui, un portrait plus exactement et…
— Oh ! Je vois, m’interrompit-il alors qu’il traçait les premières lignes sur sa toile. Je me souviens de chaque portrait que j’ai fait naître, et de ce qui traversait l’esprit de ceux que je peignais…
Ayant la désagréable sensation de me trouver tout à coup nue devant cet homme aux cheveux rouges, je rabattais d’instinct mes bras contre moi.
— Vous… Vous lisez dans mon esprit ?
— D’une certaine façon… Aquarelle le fait, ou plutôt il analyse vos émotions les plus vives. Vos obsessions. Elles sont très révélatrices ! Vous aimeriez savoir qui vous êtes, c’est ce qui est le plus marquant chez vous, continua-t-il, avant de poser son crayon de papier pour saisir un pinceau. Une requête somme toute assez banale, et à la fois bien loin du narcissisme habituel que je rencontre. Si vous pouviez voir combien les gens se sentent exister quand on les regarde, c’est affligeant. Se faire peindre leur donne le sentiment d’être importants et de se démarquer dans notre monde ! Ils ont l’impression de devenir plus réels, ni plus ni moins… J’appelle cela le narcissisme du portrait, évoqua-t-il avec amusement.
— Réel ? Mais nous sommes réels…
— Le sommes-nous vraiment, jeune Sybil ? C’est difficile à dire !
— Pouvez-vous m’éclairer concernant le tableau dont je voulais vous parler ?
Avec décontraction, maître Bartolomé ajusta ses lunettes sur son nez avant de passer son pinceau sur une nouvelle couleur de sa palette. Traçant quelques traits supplémentaires, il se décida enfin à me répondre :
— J’aimerais, vraiment, malheureusement je ne le puis.
— Pourquoi ? Il s’agit d’une femme, elle… Elle me ressemble, et…
— Je vois parfaitement ce portrait. Vous y pensez si fort que je pourrais ici même le repeindre à l’instant !
— Alors c’est bien vous qui l’avez peint ! Qui était-elle ? Je dois savoir maître Bartolomé, le suppliai-je en me levant de mon siège.
— Rasseyez-vous, ce n’est pas terminé. J’ai fait une promesse, et je ne peux me résoudre à la rompre, mais…
Mes fesses heurtèrent le tabouret dans un bruit sourd, quand je me laissais tomber de toute ma hauteur dessus.
— Une promesse ? C’est ridicu…
— Mais ! me coupa-t-il. Je peux vous dire ceci : avez-vous bien regardé ?
— Pardon ? Comment cela ?
— Avez-vous bien regardé ce portrait ? L’avez-vous lu ?
— Je ne vous suis pas…
— Retournez voir cette peinture et regardez-la vraiment cette fois ! insista-t-il. Je ne peux rien dire de plus, je suis navré ! Venez donc vous observer, m’invita-t-il subitement.
Perdue et frustrée par son discours décousu, je contournai le chevalet pour m’approcher de lui. Sur la toile à peine éclairée se trouvait un portrait de moi d’une précision et d’une ressemblance saisissantes !
— Comment avez-vous fait cela ?
La main tachée de peinture, le chuchoteur caressa avec affection le haut de la tête de son compagnon, qui en profita pour lui lécher les doigts. Un fin sourire traversa le visage de l’homme, avant qu’il ne murmure, comme pour confier un secret :
— L’une des particularités de notre don.
— C’est incroyable et si ressemblant… Il fait tellement sombre ici, vous n’y voyez presque rien !
— C’est là toute la beauté de la chose, je ne vois rien et pourtant je peins. Voyez-vous, je suis aveugle de naissance.
D’un geste désinvolte, l’homme abaissa ses lunettes, et révéla ses iris recouverts d’un voile laiteux qui me fit frissonner.
— Aquarelle m’a donné la possibilité de voir, et bien au-delà de la vision en elle-même. Velamille, lui, m’a confectionné ces lunettes pour que mes yeux paraissent moins… fantomatiques !
Soudain, le peintre enfonça l’extrémité pointue de son pinceau au beau milieu de la toile et la déchira d’un coup sec.
— Pourquoi avez-vous fait cela ?
— Vous n’en avez pas besoin, et ce n’est pas cette peinture qui répondra à vos questions !
— Vous le pouvez, m’agaçai-je en le dévisageant, mais tout comme le Généalogiste, vous ne le voulez pas !
— C’est inexact. Le Généalogiste garde ses secrets par plaisir, il s’agit de son obsession. Je le sais bien, il m’a laissé le peindre, une fois… On n’imagine pas combien les gens se fourvoient sur leurs origines dans cette Montagne, et lui combien il s’en délecte ! Il est temps pour vous de nous quitter, Sybil. Parler avec vous fut un plaisir, mais le devoir m’appelle !
Sans plus de cérémonie, maître Bartolomé se dirigea vers le couloir plongé dans le noir.
— Attendez ! À qui avez-vous fait la promesse de ne pas parler de ce tableau ?
— Je ne puis le dire.
Les griffes d’Aquarelle glissaient sur le sol, tandis qu’il trottinait derrière son maître. Occupé, ce dernier allumait les lampes à huile de ce qui s’avérait être un sas d’entrée où quelques chaises attendaient des visiteurs.
— Jeune demoiselle, je serai heureux de vous revoir si l’occasion se représente. D’ici là, ne laissez personne vous dicter ce que vous êtes, m’encouragea-t-il à sa manière, en me poussant vers la sortie.
Les bras ballants, je me retrouvai sur le seuil de la salle d’attente, et fus surprise de ne ressentir aucune colère envers cet homme aux cheveux rougeoyants.
— Vous êtes en définitive bien différent des autres chuchoteurs que j’ai rencontrés.
— Je suis un artiste ! scanda-t-il. Selon ma conception de l’univers, tout le monde peut être ce qu’il veut. Qui suis-je pour être juge ?
Maître Bartolomé et Aquarelle, à nouveau terrés dans leur atelier, je demeurai seule au milieu de l’intersection souterraine, et observai les diverses options qui s’offraient à moi. Peu importait le chemin que j’emprunterai, il me mènerait tout droit à une impasse… Il ne restait plus que cela : des impasses.
Ma quête pour découvrir l’identité de la femme aux yeux verts s’était achevée ici. Sous trop bonne garde, il ne me serait jamais donné de revoir son portrait pour le lire. Je n’avais plus aucune piste concernant ma naissance et mes parents disparus.
Quant au mariage d’Adélaïde, les chances d’en découvrir les sombres desseins avant la fatidique échéance semblaient bien maigres.
« Boum boum, boum, boum boum ». Comme un ami m’aurait pris la main pour me soutenir, Shangaï se glissa en moi et je me mis en route pour le Cœur. Marchant vers la fin de cette journée interminable. Marchant vers la suivante, prête à retrouver Adélaïde et à affronter le Conseil royal.
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J'adore la façon dont elle trace doucement son chemin depuis le début de l'histoire et j'ai l'impression qu'elle arrive à un moment charnière de son cheminement personnel. Depuis le début, elle cherche à savoir qui elle est et j'aime beaucoup cette façon que tu as de réfléchir sur le thème de l'identité. J'aime beaucoup cette conquête de l'indépendance qui se dessine peu à peu dans son sillage.
Sybil n'a ni besoin de l'approbation des gens de pouvoir de la Montagne, ni d'une relation amoureuse avec Alaric pour exister, pour être elle-même. C'est assez fort, surtout compte tenu de sa jeunesse, et tu abordes ces thématiques avec tant de justesse et de façon si rare que j'éprouvais le besoin de le mentionner.
Ca fait du bien des histoires qui te montrent que tu n'as besoin de personne d'autre que toi-même pour exister, pour être celle/celui que tu veux être :)
Merci pour ces moments de lecture qui donnent du courage, à très bientôt pour la suite <3
Je suis très touché ! Merci
Encore un beau portrait de vieux chuchoteur.
Petite réflexion à moi-même; c'est vraiment une bonne idée que tu as eu là d'écrire cette histoire, très originale que ces chuchoteurs, leurs animaux totem et leurs dons
Je suis contente que tu trouve cela original :)