« Ils ont peur de vous ». Ces mots résonnaient encore dans mon esprit, tandis qu’Alphonse et moi attendions l’arrivée du roi Edwin dans la Petite Bibliothèque, installés dans les confortables fauteuils disposés à proximité de la fenêtre. L’odeur de vieux livres emplissait mes narines, me rappelant soudain le bureau dans lequel Adélaïde et moi avions découvert le portrait de la femme aux yeux verts. Confuse, j’eus l’impression que les battements de la pluie incessante contre les fenêtres détraquaient le rythme de mes pensées… Pouvait-il exister un lien entre la femme du portrait et celle de l’histoire que venait de me raconter monsieur Arcane ? Se pouvait-il qu’elles ne soient qu’une seule et même personne ? Cela semblait invraisemblable…
Il aurait été étrange que le Conseil conserve le portrait de celle, qui deux cents ans auparavant avait assassiné bon nombre de leurs pairs. Pourtant cela aurait pu expliquer la réaction de madame Rigori et sa réticence à ce que tout le monde sache pour mon don de chuchotement… Cela aurait également pu donner du sens à la peur du Conseil. Le secret de mon identité est-il celui-ci : étais-je une lointaine descendante de la chuchoteuse au nom de Pensée ? Étais-je réellement en train de prêter mon visage à une meurtrière ? Le front dans les mains, je perdais pied. Rien de tout ceci n’avait de sens, Rosalie avait raison je me racontais des histoires, ni plus ni moins…
La large paume d’Alphonse se posa sur mon épaule, pour la ballotter avec délicatesse d’avant en arrière en geste de réconfort. Relevant la tête, je ravalai le flot de larmes qui montait en moi, et observai le visage de cet homme que je connaissais si peu. Notre première rencontre me revint en mémoire. Tout était à présent si différent.
— Sybil, il ne sert à rien de vous torturer.
— Et si j’étais finalement comme elle ? Comme cette Pensée ?
— Alors voilà ce qui vous inquiète ? Jeune fille, vous êtes une chuchoteuse, certes peut-être un peu perdue, mais une tueuse, ça non, affirma le chuchoteur qui attrapait ma main avec délicatesse. Pour l’instant, il vous faut surtout vous concentrer sur la manière de convaincre le Roi de tenir tête au Conseil. Nous allons trouver une solution.
— Les solutions à mes problèmes ne sont pas monnaie courante ces temps-ci…
— Les solutions ne viennent pas à nous, c’est à nous de les provoquer.
Réalisant la sottise de mes suppositions, je souris timidement. Ce n’était pas le moment de tout confondre… La gentillesse de monsieur Arcane me toucha, et dans l’intimité de notre échange j’espérerai qu’il accepte de m’aider. D’un doigt nerveux, je me mis à gratter l’accoudoir de bois.
— Connaissez-vous le peintre du Cœur de la Montagne, Alphonse ? Je l’ai rencontré à plusieurs reprises lorsque j’étais enfant et qu’il effectuait régulièrement des portraits de la famille royale, expliquai-je ne lui laissant pas le temps de me répondre. Savez-vous s’il vit toujours ici ?
— Maître Bartolomé ? Je le connais effectivement.
— Il est un chuchoteur, n’est-ce pas ?
— Votre curiosité vis-à-vis de notre monde me réjouit, Sybil. Maître Bartolomé est un gentil homme et si vous ressentez le besoin de discuter avec un chuchoteur, autre que moi j’entends, il serait effectivement un bon choix.
— Allez-vous me dire où le trouver ?
— Il possède un atelier, creusé aux abords de l’axe principal menant à la Cité. Nous sommes passés devant avant d’atteindre la Garnison. Je vous souhaite de pouvoir trouver réponse à vos questions, Sybil.
Les yeux noisette du chuchoteur me scrutèrent avec une lueur particulière, comme s’il connaissait le fond de mes pensées. Sur son épaule Kira s’agita, et fit pivoter ses oreilles vers la porte restée ouverte. Dépliant ses jambes, Alphonse quitta son fauteuil.
— Pour l’heure, il me semble que vous devriez déjà vous concentrer sur le Roi et ce que vous souhaitez lui dire, acheva-t-il.
— Je n’ai plus qu’à provoquer une solution.
Mon sourire optimiste s’efface aussi vite qu’il était apparu. Une grosse écharde venait de se planter dans mon doigt, toujours activé à gratter mon accoudoir. Alphonse se tourna vers la porte, alors que piquée au vif j’observai un instant l’épine avant de la retirer. Au même instant, le Roi pénétra dans la pièce, suivi de près par un valet qui dans ses gants blancs tenait un petit plateau d’argent.
— S’il en arrive de nouvelles, apportez-les-moi immédiatement.
Claquant la porte derrière lui, le souverain glissa à demi dans la poche de son élégante gilet une enveloppe cachetée, dont le sceau à trois moulins resta visible. Le devoir me dicta de me lever pour lui adresser une révérence polie, à laquelle il répondit d’un signe las de la main.
— Qu’on en finisse rapidement, je vous prie.
— Je me suis dit qu’une petite entrevue avec votre jeune protégée, mon bon Roi, vous permettrait peut-être de mieux réfléchir à la question, s’exclama Alphonse, tout à la fois guilleret et déterminé, choisissant méticuleusement chacun de ses mots. Qu’en pensez-vous ?
— La question est déjà tout étudiée et accéder à votre requête n’est tout simplement pas possible, s’agaçait le Roi tandis qu’il évitait soigneusement mon regard. Ne croyez-vous pas que j’ai d’autres chats à fouetter en ce moment ?
— Que pourrait-il y avoir de plus important que la transmission du savoir le plus ancestral de notre Royaume ?
Monsieur Arcane sourit d’un air piquant, tandis que le Roi le scrutait de la tête aux pieds, comme si se tenait devant lui la plus étrange des créatures terrestres.
— Le mariage de ma fille !
— Un mariage comme un autre, répondit dans la foulée le chuchoteur, me stupéfiant par sa désinvolture. De plus, mon bon Seigneur, si la question avait été étudiée avec discernement nous n’userions pas de votre précieux temps à l’instant même.
— N’abusez pas de votre position, Alphonse ! Je suis toujours le Roi ici.
— Pouvez-vous nous laisser, monsieur Arcane ?
J’avais parlé par réflexe, et les deux hommes m’observèrent un instant, interdits. Alphonse leva finalement les bras au ciel, l’air excédé, forçant Kira à se cramponner tant bien que mal pour ne pas basculer en arrière, et quitta la bibliothèque.
Je n’avais pas souvenir de m’être jamais retrouvée seule dans une pièce avec le roi Edwin. Cet homme qui m’avait toujours intimidée, et que j’avais tant admiré. Cet homme qui depuis quelque temps m’avait été dépeint, à plusieurs reprises, comme mauvais, et à propos duquel un doute germait dans mon esprit.
— Pourquoi m’avez-vous adoptée ?
Le Roi m’observa un instant, surprit par ma question sans détour.
— Lorsque mes hommes et moi vous avons trouvée, il m’a paru inconcevable de vous abandonner à votre triste sort. J’étais un jeune Roi à l’époque et vous recueillir de la sorte me permettait de faire une bonne action, concrète, pour mon peuple.
Le souverain avait parlé d’une voix calme, mais tendue, et sa petite fossette semblait exagérément creusée au coin de sa bouche.
— Cela a dû vous causer bien du souci…
— Les choses n’ont pas toujours été faciles. Elles ne le sont cependant jamais. Sybil, je ne sais pas ce que vous a raconté Alphonse, mais je ne suis pas le seul décisionnaire, soupira alors le souverain. Je ne peux accéder à votre demande, le Conseil s’y est opposé.
— Monsieur Arcane m’a expliqué que votre Conseil refusait l’enseignement des chuchoteurs aux femmes. Le fait que je sois une domestique, de surcroît, ne doit pas plaider en ma faveur, devinai-je.
— Il s’agit là d’une tradition beaucoup plus ancienne que vous ou moi, il n’y a rien de personnel, expliqua-t-il mal à l’aise.
J’observai le Roi de la Montagne : ce petit homme à l’air soudainement penaud, réalisant que mon admiration enfantine pour sa personne venait de voler en éclats. Rosalie et Nawel avaient raison, à une chose près : cet homme n’était pas cruel, comme elles le pensaient. Non, il n’était que lâche ! Il ne faisait que se débarrasser de toutes les problématiques qui se présentaient à lui et se cachait derrière de fausses excuses. La colère que j’avais ressentie quelques jours auparavant, cette colère qu’Alaric avait bâillonnée, resurgit tout à coup.
— Marier votre fille à un monstre n’a rien de personnel, non plus ?
Ma question avait claqué dans l’air et fit hausser les sourcils au souverain, dont la voix devint ferme :
— Les choses sont là encore différentes. Cela ne concerne cependant pas les domestiques.
— Vous savez tout aussi bien que moi, que je ne suis pas une simple femme de chambre. Je ne peux pas croire qu’après toutes les gentillesses dont vous avez fait preuve à mon égard, vous acceptiez de vendre votre propre fille de la sorte. Cela ne vous ressemble pas… articulai-je, raccrochée à un dernier espoir.
— Ma fille, mon sang, mon royaume, mon devoir, mon fardeau, répliqua le Roi tendu.
Ses yeux me mettaient au défi de lui répondre, asséchant ma bouche et troublant mon esprit.
— Je ne vous comprends pas mon Roi.
— Vous n’avez pas à comprendre ! rétorqua-t-il avec force. Ni à me juger. Que connaissez-vous de la politique et des enjeux financiers qui pèsent sur mes épaules… Porter cette couronne ne fait pas de moi le responsable.
Cette conversation ne menait nulle part. Me revint soudainement en mémoire cette épine, qui avait piqué ma chair quelques instants plus tôt. Si petite et pourtant si gênante. Adélaïde ou moi-même, nous ne représentions guère plus pour cet homme qui souhaitait simplement se soustraire à ses responsabilités. Il n’y avait rien de plus à ajouter. Il me suffisait de le soulager du poids que je personnifiais.
— Dans ce cas, laissez-moi parler au Conseil ! Juste une fois. C’est tout ce que je vous demande. Si je réussis à les convaincre, vous serez définitivement débarrassé de moi. Votre Reine sera contentée et vous remerciera pour cela. Quant à vous… Eh bien, votre pied sera libéré de cette épine que vous vous imposez depuis dix-neuf ans !
La fossette du Roi se creusa un peu plus, avant de se détendre subitement. La colère qui avait coloré ses joues se dissipa. J’avais vu juste, et venais de lui offrir une solution de facilité qui le délestait de la moindre prise de décision.
— Parfait ! Vous parlerez au Conseil, dès demain, dans la Salle des Doléances. Ridiculisez-vous si cela vous amuse ! concéda-t-il en arrachant d’une parole sèche l’épine que je lui avais moi-même suggéré de retirer.
Notre conversation terminée, le souverain tourna les talons, et me laissa seule dans la Petite Bibliothèque. La voie enfin libre, Alphonse et Kira se précipitèrent à l’intérieur, avides d’en savoir plus.
— Je vais rencontrer le Conseil. Demain, annonçai-je d’un air faussement enjoué.
La petite chauve-souris s’envola, et se mit à virevolter en cercle tout autour de moi. Attrapant de temps à autre une mèche de ma chevelure avant de la relâcher aussitôt, elle invitait ainsi mes cheveux dans sa danse endiablée.
— Toutes mes félicitations, Sybil, c’est une première victoire ! Kira est très heureuse et moi aussi.
Alphonse s’approcha de moi, et me secoua gentiment les épaules, tandis que son visage broussailleux était illuminé par ses dents blanches. Un fin sourire accroché aux lèvres, je ne pouvais empêcher ma gorge de se serrer.
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C'est toujours fluide et agréable ;)
Sybil commence à prendre de l'assurance, et effectivement cela se ressent aussi face au Roi lui-même !
Oui j'aime bien Arcane aussi et surtout Kira !