Chapitre 19

Comme il avait passé l’après-midi à s'apitoyer sur son sort, il s’était couché tôt. Son frère l’avait appelé pour le repas mais il n’avait pas daigné répondre. Il était fatigué. Pathétique. Il était si pathétique d’attendre un signe de la rouquine. Gabriel se doutait bien qu’elle ne répondrait plus. Et pourtant, il continuait d'espérer. 

Le balafré avait raté le coche. Il avait perdu la chance de se lier d’amitié avec une fille qui voulait le côtoyer sans aucune arrière pensée. Il était vraiment idiot, se dit-il en fixant l’un des murs de sa chambre.

De l’autre côté de celui-ci, il était loin de se douter que son aîné était en train de tisser un véritable réseau avec les personnes qui lui retournaient le cerveau. En effet, Raphaël préparait une petite surprise pour son morveux de frère. Il avait bien remarqué la petite mine de Gabriel quand il était descendu déjeuner. Sans compter que ce dernier ne cessait de vérifier l’écran de son smartphone. Il ne laissera pas son cadet ruiner l’unique opportunité présente. Bien sûr, il ne saurait dire avec certitude laquelle de ces connaissances lui retournait la tête à ce point, mais cela ne saurait attendre. Raphaël avait invité Charlotte, renommée “Rebelle” pour sa crinière rousse, et sa jolie sœur influenceuse à sa soirée. 

Après une brève présentation de lui-même, elles avaient aussitôt accepté son invitation. D’autant plus qu’une promesse les reliait tous les trois : celle de ne rien dire à son frère. Il voulait que cela reste une surprise pour son cadet. Ce dernier serait capable de se mettre dans tous ses états s’il savait que deux jolies filles venaient rien que pour lui.

Dans une autre bulle de discussion, il avait invité ses amis à ramener des boissons. Son statut d’étudiant ne lui permettait pas de prendre en charge la totalité de la fête. Ses parents lui permettaient un train de vie aisé qui ne prenait pas en compte ses activités extra-scolaires.

Raphaël tendit l’oreille. Il soupira aux premiers tirs de mitraillettes. Son frère n’arrêtait-il donc jamais ? Ses parents lui avaient promis une nouvelle carrosserie s’il parvenait à faire sortir le “petit dernier” de sa tanière. Alors il s’était non seulement promis de le faire sortir de sa chambre mais aussi de lui rendre le sourire.

Le jeune homme avait essayé de se mettre à la place de Gabriel plusieurs fois par le passé et jamais il n’avait compris son comportement vis-à-vis de la vie. Il avait eu de la chance, beaucoup de chance d’avoir échappé à la mort. Après avoir frôlé la fin, on ne pouvait que s’en sentir plus vivant. Après avoir passé des jours retenus contre sa volonté, le premier réflexe ne serait-il pas de rattraper ces heures perdues ? Or, il semblerait que son frère soit toujours prisonnier de ses bourreaux : incapable de briser les chaînes qui le retenaient d’avancer. Et sa famille, elle, était condamnée à le regarder faner dans un coin sombre de la maison.

Leur mère avait toutes les raisons de s’inquiéter. Ils avaient laissé le temps prendre ses marques, pensant qu’il finirait de lui-même par laisser son passé derrière. Et aujourd’hui, il ne pouvait que constater l’échec de cette stratégie du “laisser-faire”. Quelle connerie. Gabriel n’aurait jamais été capable de surmonter ce traumatisme seul. Qui le pourrait ?

Au lieu de revenir à la réalité, son frère s’était noyé dans cet océan de souvenirs plus traumatisant les uns que les autres. A quoi bon lui tendre la main s’il était incapable de se rapprocher de la surface ? Leurs parents n’avaient pas osé se mouiller à l’époque, de peur de raviver sa douleur. Raphaël s’était aussi laissé entraîné par le courant. Mais qu’aurait-il pu faire de plus ? Il n’était qu’un jeune garçon à l’époque. Il n’avait pas compris la souffrance de son cadet. Et même adulte, il ne parvenait toujours pas à comprendre ce qu’il se passait dans la tête de son frangin.

Il regarda l’heure sur son portable et décida de quitter son lit. Avant qu’il n’ait eu le temps de le ranger dans sa poche, il le sentit vibrer dans sa main. Le prénom qu’il vit sur l’écran lui arracha un grognement. Cette fille le harcelait de message depuis son départ et elle ne semblait pas prête à abandonner malgré sa détermination à l’ignorer.

Voilà une semaine qu’il avait décidé de se séparer d’elle et malheureusement pour lui, il n’avait jamais connu de fille aussi tenace. L’étudiant balaya la notification de l’écran puis quitta sa chambre.

En bas des escaliers, la nouvelle addition à la famille ne cessait de gémir. L’animal ne savait pas monter les marches, et son quotidien se résumait désormais à quémander des papouilles de son nouveau maître, qui ne manifestait plus autant d’attention qu’à son adoption. Quand est-ce que son frère allait prendre soin de la boule de poils ?

 

- Pas de chance pour toi, le pokémon. T’es peut-être tombé sur le pire maître sur Terre, commenta l’aîné non sans oublier de le caresser.

 

Il vérifia les placards et déposa un paquet de pâtes près d’une casserole. Suite à cette mini préparation, il prit son courage à deux mains et toqua à la porte de l’adolescent déprimé. Raphaël entra dans la chambre sans attendre l’autorisation du propriétaire. Ce dernier arborait un casque sur les oreilles. Il communiquait, à l’aide d’un micro intégré, avec ses coéquipiers.

 

- Tu finis la partie et tu te prépares. T’es pas encore chômeur à ce que je sache.

 

Trop investi dans sa partie, Gabriel n’entendit pas les mots de son frère. Agacé d’être ainsi ignoré, il lui retira le casque pour le balancer au sol.

 

- QUOI ?! Mais t’es mala-

- Tu te prépares, tu vas en cours.

 

Il fixa l’écran désormais noir et blanc de la télévision. Il était mort. Au lieu de s’en indigner, il regarda son frère d’un air torve. Qu’est-ce qu’il venait de dire ? Depuis quand Raphaël se souciait-il de lui ? D’abord, il l’obligeait à sortir promener son chien et maintenant, il voulait le pousser à aller à l’école ? La situation était vraiment louche.

 

- Arrête de dire n’importe quoi.

 

Il était sur le point de ramasser son casque (qui était loin d’être donné) avant que son aîné ne lui barre la route.

 

- Je ne te laisse pas le choix, le morveux. Tu vas m’éteindre cette console et tu vas courir te laver parce que tu ferais même fuir un putoi avec cette odeur, commenta-t-il en grimaçant.

- Tu crois vraiment pouvoir m’y obliger ? Je ne suis plus un gosse.

- Oh, je ne vais pas t’y obliger mais il serait plus sage de ta part de m’écouter. Je devrais peut-être demander à une certaine rouquine de venir te chercher… Mieux, je vais contacter sa jolie sœur ! 

 

Pour appuyer ses dires, le jeune adulte sortit son smartphone. Alors qu’il déverrouillait ce dernier, son cadet le surprit d’une question : 

 

- Comment sais-tu qu’elles sont soeurs ? Demanda Gabriel légèrement suspicieux.

 

Son frère aurait-il mené des recherches ?

 

- Elles se ressemblent beaucoup, répondit-il précipitamment pour clore le sujet.

 

S’il ne faisait pas attention, son plan pourrait très vite tomber à l’eau. Heureusement, le plus jeune sembla se détendre. Il avait gobé son excuse. La tension retomba. Le gringalet n’avait rien perdu de sa naïveté d’enfant. Après tout, pourquoi son grand frère irait-il contacter les filles ? Il n’avait aucune raison de le faire. Pourtant, connaissant le caractère impulsif de ce dernier, il le savait capable d’accomplir son chantage. L’adolescent prenait donc sa menace au sérieux. Raphaël pouvait se montrer très sournois dans certaines situations.

 

- Je ne vais pas y aller pour une après-midi, bougonna t-il dans sa barbe.

- Tu vas y aller, mon vieux. Avec mon pied aux fesses s’il le faut. Alors va te préparer.

 

Sur ces mots, il rejoignit la cuisine pour lancer une cuisson de pâtes, l’unique plat qu’il savait préparer. Le balafré, quant à lui, quitta le confort de sa chaise de gaming pour rejoindre la salle d’eau. Après une douche rapide, il revêtit l’un de ses éternels sweats à capuche et un jean délavé. Il peignit ensuite ses cheveux humides à l’aide de ses doigts avant d’abandonner la tâche. Les boucles qu’il avait sur la tête étaient indomptables. Depuis l’incident, il les laissaient pousser afin de cacher ses cicatrices.

Par le passé, sa mère avait essayé de l’en séparer mais il ne s’y était jamais résolu. Le bruit de la tondeuse au-dessus de sa tête l’avait toujours effrayé. D’autant plus qu’il ne cessait de penser aux jugements que lui récolteraient une nouvelle coupe. Si cela ne tenait qu'à lui, il se serait volontiers séparé de ses boucles, rendues abîmées par le temps, et sans oublier encombrantes. Ses cheveux le démangeaient particulièrement en ce moment.

Gabriel prit son sac pour le déposer dans l’entrée. Son frère était déjà en train d’attaquer le plat de pâtes. Pikachu était assis à ses côtés, attendant sa propre part. L’animal ne se leva même pas pour le saluer. Le lycéen caressa tout de même son adorable petite tête avant de prendre place à table.  Il se constitua une petite assiette, synonyme de son manque d’appétit actuel.

Raphaël, qui dévorait littéralement ses féculents nimbés de gruyères, se rendit rapidement compte de son état. Comment passer à côté quand son frère picorait mollement le plat qu’il avait préparé avec amour ? Pour autant, le plus vieux des deux garçons ne savait comment réagir ni quels mots employer. C’était inédit pour lui de voir Gabriel aussi anxieux, surtout en ce qui concerne l’école ! 

 

- Maman m’a donné ton emploi du temps. J’ai vu que t’avais philo aujourd’hui. La matière est plutôt… cool. Tu vas t’éclater, tu vas voir !

- Je sais que tu mens.

 

Raphaël se mordit la langue. Son mensonge était un peu gros, même pour lui. Au lieu de l’encourager, il avait l’impression d’avoir renvoyé tout le contraire. Pour éviter de faire plus de dégâts, il se tut.

A la fin du repas, l’aîné laissa Gabriel débarrasser la table. Il avait préparé la nourriture, il n’allait tout de même pas faire le reste ! D’autant plus que cette activité divertissait le balafré de ses pensées sombres. Non seulement il redoutait le lycée et les individus qui s’y rendaient, il avait aussi peur d’affronter Charlotte qui lui imposait le silence de son absence.

Cette après-midi ne pouvait que mal se passer.

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