L’éclat du soleil de cette matinée faisait bien pâle figure face à la mine réjouie de la petite Lily. Ses épais cheveux roux rebondissaient dans son dos alors qu’elle trottinait, main dans la main, au côté de son frère. Ses yeux turquoise pétillaient.
En la voyant ainsi, Jagger ne pouvait s’empêcher de sourire. Elle ressemblait à un vrai petit rayon de soleil. On en oublierait presque la robe trop grande et la cape rapiécée qu’elle portait tant elle semblait heureuse.
Jagger s’était arrangé pour être présent à son réveil. En le voyant, Lily avait sauté de joie. Il lui avait alors annoncé qu’il allait l’accompagner à l’école et la petite ne semblait pas pouvoir être plus heureuse qu’à cet instant. En moins de quelques secondes, la fillette se tenait devant lui, habillée et prête à y aller. Comble du miracle, quand sa mère lui avait présenté la brosse à cheveux, Lily avait accepté qu’on la coiffe.
Mais à deux conditions.
La première : que ce fut son frère qui s’en charge. Caraway accepta aussitôt et glissa la brosse à cheveux dans les mains de son fils. Le jeune homme se décomposa immédiatement. Il n’avait pas touché de brosse à cheveux depuis des lustres et n’en avait même jamais eu l’utilité !
La deuxième : que ses cheveux soient noués avec le joli ruban framboise qui entourait le paquet de bonbon posé sur la table. Caraway l’autorisa également, trop heureuse de pouvoir enfin passer un coup de peigne dans cette crinière de lionne qu’arborait sa fille.
Une minute plus tard, Jagger se retrouvait assit derrière sa sœur, essayant de passer la brosse dans ses boucles rebelles sous les consignes de sa mère.
L’homme-fée avait passé plus d’une heure à essayer de nouer ce maudit ruban et y parvint finalement après une longue bataille. Ça n’était pas parfait – Jagger lui-même trouvait son travail médiocre – mais Lily sembla ravie et c’était tout ce qui comptait.
Sur le chemin vers l’école élémentaire – la seule du quartier – l’adolescent repensa aux griefs de sa cadette envers les brosses à cheveux et autres engins de démêlage. En y réfléchissant, il lui semblait que Lily n’avait jamais accepté qu’on lui coiffe les cheveux. Pourtant, il l’avait déjà vu observer longuement et avec envie les coiffures élaborées que pouvait arborait sa sœur Lemony. Jagger ne comprenait pas. Lily était-elle jalouse de ses cheveux naturellement lisses ? Peut-être. Après tout, elle était la seule de la famille à arborer ces boucles indisciplinées. En ce qui le concernait, brosse à cheveux et rubans étaient bien le cadet de ses soucis.
Jagger glissa un coup d’œil à sa petite sœur. Lily continuait de sourire, radieuse. Que n’aurait-il pas donné pour la voir ainsi plus souvent…
Jagger détacha son regard de la fillette et étudia les environs, méfiant. Sous la douce lumière du soleil, caché sous les faibles sourires et les salutations cordiales du voisinage, l’homme-fée voyait les ombres se glisser. Il percevait les pièges se mettre en place, les échanges sous le manteau, les ruelles bien trop sombres et les coups d’œil discrets. Instinctivement, il resserra sa prise sur la main de sa sœur.
Lily ne s’en formalisa pas. Son frère l’imaginait à mille lieues de là, rêvant aux bonbons qui l’attendaient à la maison et que sa mère lui avait interdit de manger le matin même. Au fond, rien au monde n’aurait pu assombrir son humeur, la fillette était bien trop heureuse que son aîné l’accompagne de nouveau à l’école. Elle le voyait si peu ces derniers temps…
Ce qu’elle ne savait pas, c’était que le jeune homme s’inquiétait de plus en plus pour elle. Il n’aimait pas la savoir livrée à elle-même alors que lui et Lemony travaillaient toute la journée. Caraway quittait rarement leur maison, leur mère était bien trop faible pour sortir sans être accompagnée.
Rapidement, Jagger sentit Lily ralentir et reporta son attention sur ce qui leur faisait face.
Devant eux se dressait un vieux bâtiment de bois décrépi. Sa toiture était branlante, ses fenêtres quasi inexistantes et la moisissure fleurissaient à chaque coin de planche. La seule école de fée, songea-t-il lugubrement devant la sinistre bâtisse. Construite par des fées. Pour des fées. Dans le Quartier des Fées.
Jagger y avait passé quelques années avant de devoir la quitter un peu avant ses onze ans. Il se souvenait encore avec amertume de la difficulté qu’il avait eu à trouver un travail à son âge. Il se souvenait plus encore de la colère qui l’avait habité durant ces premières années de labeur alors que son père courrait il ne savait trop où à travers le monde.
À ce souvenir, Jagger ne put s’empêcher de grimacer. Il haïssait son père plus que tout au monde. Bien plus encore que les sorcières. Car si elles avaient comme excuse à leur ignoble comportement une éducation basée sur la discrimination des fées, Thibalt Tenebris, lui, n’avait aucune excuse d’avoir quitté femme et enfants pour parcourir le monde.
Jagger fut brusquement sorti de ses pensées en sentant une pression sur sa main. En se tournant vers sa sœur, il la découvrit le regardant, l’air inquiet. L’homme-fée repoussa loin ses sombres souvenirs et s’agenouilla devant la petite, un large sourire aux lèvres.
– Passe une bonne journée Lily, lui dit-il en la serrant dans ses bras.
Et aussitôt la petite irradia à nouveau de joie.
– Toi aussi grand frère.
Elle l’embrassa sur la joue et courut rejoindre ses amies devant le vieux bâtiment. Jagger attendit qu’elle rentre, puis se détourna. En replongeant dans les rues animées du quartier, le jeune homme repensa à la journée d’hier. Certes il avait convenu de retrouver Amélia aujourd’hui, mais aucun d’eux n’avait alors pensé ni à l’heure ni au lieu.
En traversant une petite place déserte, il soupira. Quelle fine équipe ils faisaient, même pas capable de se donner correctement rendez-vous…
L’homme-fée songea à aller au Parc de Lune, après tout, c’était là-bas qu’ils s’étaient donné rendez-vous la première fois, peut-être y serait-elle. De toute façon, il se voyait mal déambuler sans but dans la Grand-rue dans l’espoir de la croiser. À tous les coups, il se ferait arrêter pour suspicion de vol à l’étalage et autres joyeusetés qu’on mettait si facilement sur le dos des gens de son quartier.
Alors qu’il s’apprêtait à traverser une nouvelle rue déserte pour rejoindre la Place d’Aurora, Jagger remarqua un attroupement coloré non loin. Curieux, il s’en approcha.
En reconnaissant son amie d’enfance, Cléo Graybird, accompagné d’autres fées du Bijou de Braise, l’adolescent fit une moue septique. Quelques mètres plus loin, la fée se retourna et, croisant le regard de Jagger, abandonna aussitôt son groupe pour courir à sa rencontre, un large sourire aux lèvres.
– Que me vaut le plaisir de te croiser en plein jour, l’Oiseau Gris ? lança Jagger avec un sourire en coin.
– Tiens, tiens, mais qu’avons-nous là ? Ne serait-ce pas mon petit allumeur de réverbère préféré ? lui répondit-elle d’un ton badin.
Cléo était d’une beauté renversante, l’une des plus belles fées du quartier, pour sûr, mais vraiment trop peu vêtu pour cette fin d’automne. Elle était grande, presque aussi grande que Jagger, et svelte. Ses longs cheveux aux mèches roses et bleus pastels ondulés mettaient en valeur sa peau mate et ses yeux marrons. Sa robe était belle, mais elle semblait presque trop petite pour elle et révélait plus qu’elle ne mettait en valeur ses formes. Mais ça, ce n’était pas le genre de détail qui inquiétait Cléo. La fée n’avait pas son pareil pour attirer les regards et adorait ça.
Pourtant, ce ne furent ni ses beaux yeux piquetés d’or ni sa tenue affriolante qui capta le regard de Jagger mais les tatouages qu’elle arborait. Anciennes cicatrices cachées par de somptueux dessins de ronces et de boutons de roses, ces derniers serpentaient sur sa peau de la base de sa mâchoire jusqu’à ses chevilles.
Mal à l’aise, Jagger préféra détourner les yeux. Puis il afficha un large sourire et croisa les bras.
– De nous deux, c’est toi la plus petite maintenant.
– Arrête de jouer sur les mots, pour moi tu resteras toujours cette brindille fragile que j’étais obligée de défendre contre les petites frappes du quartier.
Jagger soupira en secouant la tête et remonta l’épaisse veste de fourrure de Cléo sur ses épaules dénudées, couvrant ses tatouages. La jeune femme regarda tour à tour ses épaules puis Jagger. Il était bien le seul à chercher à la couvrir !
– Tu vas prendre froid si tu ne fais pas attention. Et je crois me souvenir que c’est moi qui te défendais quand tu provoquais des bagarres devant l’école.
– Oui, bon, peu importe !
Jagger ricana. Il connaissait Cléo depuis ses onze ans et elle avait toujours aussi mauvais caractère.
– Bon, dis-moi plutôt, qu’est-ce que vous faîtes par ici ? La rue des Merveilles n’est pas la porte à côté.
– Pluméria nous a demandé de faire une course pour elle, répondit-elle avec nonchalance en haussant des épaules. Ne me demande pas quoi ni pourquoi, je n’en sais fichtre rien ! C’est Mako qui s’en charge, dit-elle en pointant un homme du doigt derrière elle, nous, on se contente de prendre un peu l’air.
Jagger releva les yeux et découvrit un homme de haute stature et complètement blanc. Un albinos. L’homme-fée le regarda un moment, perdu dans ses pensées quand le loup se retourna. En le voyant, il sourit et le salua d’un signe de la main. Jagger sourit à son tour, lui rendant son salut.
L’adolescent avait toujours bien aimé Mako. Contrairement à la plupart des loups-garous de la capitale, il était doux et gentil. Une rumeur voulait qu’il fût abandonné à la rue par sa famille à cause de son albinisme. Recueilli par une fée, il avait fini par vivre ici avec les autres exclus de la Sorciété. Et malgré toutes les épreuves qu’il avait traversées, Mako restait un homme bon et charitable.
Jagger l’enviait. Il ne savait pas comment le loup faisait pour pardonner et aller de l’avant. Lui était perpétuellement rattrapé par son passé et sa rancœur.
Refoulant ses pensées, Jagger reporta son attention sur Cléo.
– Où est Lemony ?
À l’évocation de sa sœur, Cléo pinça aussitôt les lèvres, mal à l’aise. Jagger soupira.
– Écoute, je sais qu’elle a demandé à faire des heures supplémentaires. Je veux juste savoir comment elle va.
– Mal, asséna-t-elle sèchement. Comme nous toutes.
Cléo regarda les autres fées qui discutaient joyeusement près de Mako d’un air absent. La tristesse se lisait dans ses yeux. Puis elle se tourna brusquement vers Jagger.
– Ta sœur est très courageuse.
– Je sais… même si j’aimerai qu’elle puisse quitter le bordel au plus vite.
– Tu es un bon frère, Jagger, mais tu devrais arrêter de t’en faire pour elle. Lemony est en sécurité au Bijou.
Cléo planta son regard dans celui de son ami. Elle y lisait le doute et l’inquiétude. Alors elle poursuivit, le plus sérieusement du monde.
– Je te le promets.
Jagger soupira et passa une main nerveuse dans sa nuque.
– Bon, très bien, céda-t-il. Dans ce cas, tu pourrais lui donner ça de ma part ?
Il lui tendit un paquet de sirène à la menthe qu’elle rangea dans son manteau avec un sourire. Jagger était incorrigible. Incapable de dépenser la moindre pièce de bronze pour lui, mais capable de tout donner pour ses sœurs et sa mère.
– Et lui dire que j’ai trouvé un nouveau travail ? poursuivit-t-il.
Cléo releva aussitôt les yeux, indignée.
– Encore un ? s’exclama-t-elle. Mais tu as déjà cinq jobs ! Tu vas te tuer à la tâche !
– Ne t’inquiète pas, il paye beaucoup mieux que les autres, lui assura-t-il avec un sourire. Donc je pourrai simplement rester allumeur de réverbère si je veux.
– Tu veux dire… que tu as vraiment trouvé quelque chose qui te permette de te libérer d’au moins trois de tes emplois pourris ?
– C’est ça.
Cléo l’observa longuement, méditant ses paroles avant de s’immobilisé, livide.
– Attend, dit-elle lentement, la voix un peu tremblante, ça veut dire que c’est dangereux, c’est ça ?
– Cléo…
Et elle explosa.
– Bon sang, Jagger ! Mais à quoi tu joues ? Qu’est-ce qui arriverait aux filles s’il t’arrivait malheur ? Tu y as pensé ?
– Cléo !
La fée se figea. Elle regarda Jagger les yeux ronds. C’était bien la première fois qu’elle le voyait hausser le ton de la sorte, même devant elle ! L’adolescent soupira et se frotta les yeux, excédé. Il était bien trop fatigué et inquiet pour supporter les humeurs de Cléo. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle parte au quart de tour ?
Quand il releva les yeux, ce fut pour braquer un regard sombre sur son amie.
– S’il te plait, reprit-il calmement, dis-lui juste qu’elle ne sera pas obligée de rester très longtemps au bordel, tu veux bien ?
Cléo l’étudia, dubitative. Au fond, elle savait bien que Jagger ne ferait rien qui puisse mettre sa famille en danger. Mais son envie de vouloir à tout prix subvenir aux besoins de sa famille devenait quasi obsessionnelle ces derniers temps. La jeune femme craignait qu’il ne finisse par s’attirer des ennuis…
Pourtant, en l’observant attentivement, elle se rendit à l’évidence : peu importait quel était ce nouveau travail ou sa dangerosité, il était prêt à l’endurer pour elles.
Alors elle céda et lâcha du bout des lèvres :
– D’accord…
Jagger lui sourit mais Cléo ne semblait toujours pas convaincue. Néanmoins, alors qu’elle s’apprêtait à le noyer sous un raz-de-marée de nouvelles questions, elle entendit Mako l’appeler. Résignée, elle se tourna vers le loup pour lui faire signe avant de reporter son attention sur Jagger et de le serrer dans ses bras.
– Tu as intérêt à être prudent, idiot.
Puis, sans lui laisser le temps de répondre, Cléo s’écarta et courut rejoindre son groupe.
Le regard de Jagger glissa inexorablement vers les ailes de son amie et aussitôt il sentit une vague de tristesse l’engloutir. Les ailes de Cléo jadis si grandes, si belles et colorées n’étaient plus à présent que des loques déchirées qui pendaient lamentablement à son dos. Jagger serra les dents.
Jamais son amie ne pourrait voler de nouveau.
Partie plutôt calme, mais intéressant. On en apprend davantage sur l'environnement où évolue Jagger et vraiment ce mec est vraiment une crème. Le passage avec sa sœur est trop mignon. Il est beaucoup trop gentil. On découvre également de nouveaux personnages dans cette première partie de chapitre. J'aime bien celui de Cléo qui est très enthousiaste, même si on comprend à la fin quand Jagger parle de ses ailes à quel point elle doit en baver. On voit qu'elle tient beaucoup à son ami et ça fait plaisir de voir que le jeune homme peut compter sur elle.
Si j'avais une remarque, ce serait les répétitions que je trouve parfois un peu trop redondante dans ce chapitre, surtout la partie avec Lily. Je ne sais pas combien de fois tu as écrit qu'elle était heureuse, mais je trouve que ça donne des lourdeurs au texte. Il faudrait reformulé pour dynamiser cette partie.
Quoi qu'il en soit, c'est toujours un plaisir de retrouver ton histoire ! Hâte de connaître la suite ;-)
Pour ce qui est des répétitions, tu as sans doute raison il faudra que je vois ça lors de ma prochaine relecture, merci de le souligner :-)
A bientôt ! x)