Chapitre 18 : Maison de fée

Notes de l’auteur : Bonne lecture ! ^^

[Chapitre relu]

À l’autre bout de Riverfield, Jagger, affublé de son horrible cape et de son vieux chapeau, commençait à peine son travail d’allumeur de réverbère.

Il ne cessait de penser à son médaillon égaré, se demandant quand et comment il avait pu le perdre. La veille il avait été si épuisé qu’il n’avait même pas pensé à le chercher… Il se fustigeait intérieurement de tant d’idiotie ! Ce médaillon était son héritage, un bien précieux… Comment avait-il pu le négliger à ce point ?

Jagger posa une main sur sa poitrine dans un mouvement instinctif. Rien. Il grogna dans sa barbe. Ne plus le sentir autour de son cou le rendait nerveux. Sans lui il se sentait comme nu, démuni. Il n’osait même pas penser au regard de sa mère si elle venait à apprendre qu’il l’avait égaré. Son précieux pendentif…

Tout à ses réflexions, Jagger mit un moment à remarquer l’ombre mouvante qui se déplaçait non loin.

Au détour d’une ruelle dans le Quartier des Elfes, il s’arrêta, observant alentour avec méfiance. Quelque chose dans l’air avait changé et le silence qui s’était soudainement abattu autour de lui ne lui disait rien qui vaille. Alors, quand il remarqua l’ombre se faufiler dans les rues, évitant la lumière des réverbères qu’il venait tout juste d’allumer, Jagger sentit son mauvais pressentiment grandir.

Intrigué, il se mit à suivre l’ombre jusqu’au Quartier des Vampires où il finit par la perdre. Il regarda autour de lui sur le qui-vive. Une soudaine angoisse lui remonta dans la gorge. Il passa la main sur sa poitrine pour attraper son médaillon, jura tout bas en se souvenant qu’il n’y était pas et finit par rebrousser chemin. Il n’avait jamais aimé ce quartier, mais depuis quelques semaines, il ne pouvait plus le voir sans avoir la nausée.

Jagger jeta un œil à sa montre et fronça les sourcils. Il était en retard.

Le jeune homme se dépêcha de rejoindre le Quartier des Elfes, et entreprit de terminer en vitesse son ouvrage.

Ce ne fut qu’une fois tous les réverbères de son secteur allumés qu’il reprit la route en direction du Quartier des Fées. En chemin il croisa quelques-uns de ses collègues qu’il salua d’un signe de tête. Les autres allumeurs lui rendant son salut sans mot dire.

Beaucoup d’entre eux étaient des fées de son quartier, des anciens plus âgés que lui, n’ayant trouvé que cela pour subvenir aux besoins de leur famille. Certains avaient passé la plus grande partie de leur vie à allumer chaque soir tous les réverbères de la capitale sans qu’on ne leur témoigne la moindre gratitude. Pour le reste de la société, ils n’étaient que des invisibles, des ombres dans la nuit avec leurs longues capes et leurs éteignoirs, apportant un peu de lumière dans les ténèbres. Jagger était persuadé que la plupart des enfants de la capitale étaient persuadés que les rues s’illuminaient par magie.

Jagger marchait vite. Son éteignoir sur l’épaule il se débattait avec la furieuse envie qu’il avait de déployer ses ailes. Voler était bien plus rapide pour rejoindre le quartier, mais cela était devenu bien trop périlleux. Combien de connaissances, de voisins ou d’amis en avait souffert ? Alors, pour s’en empêcher, Jagger se força à repenser à la liste, celle qu’il avait rédigé des années plus tôt pour ne pas oublier, celle qui ne cessait de s’allonger à mesure que les années passaient.

La liste de toutes les fées qui avaient volés au-dessus d’un autre quartier de la capitale et qui en avait payé le prix.

Flix Copperheart. Une aile arrachée. Lori Polargem. Chute mortelle. Elliot Ferndrop. Ailes abîmées, amputées. Winnie Sweetbird. Œil perforé

Et il les répéta, encore et encore, ces noms récités comme un poème, une sombre litanie pour se souvenir qu’une fée volant en dehors de son quartier était une fée en danger. Alors il poursuivit sa sinistre récitation. Cedar Rainclove. Oreille et ailes perforés. Pétale Goldengrove. Tir aux ailes. Florian Briarray. Ailes brûlées, explosion mortelle…

Tant de fées avaient péries avant même l’apparition de ce tueur qui courrait les rues…

Jagger traversa finalement le Quartier des Sylphes et arriva enfin dans celui des fées. Sans perdre une seconde, il déploya ses grandes ailes sous sa cape. D’une impulsion, il bondit en avant et s’envola. Il fendit l’air, traversant la rue à toute vitesse, rasant presque le sol par précaution, attentif au moindre signe de danger. Voler n’était pas sûr, même dans son quartier.

Quelques secondes plus tard, il tourna à un angle et se redressa, posant pieds à terre. Il replia ses ailes, replaça son chapeau sur sa tête et avança vers sa maison, une petite bâtisse au bois branlant à la façade partiellement couverte de mousse. En prenant la poignée, celle-ci manqua lui rester dans la main. Il soupira. Encore un truc à réparer… songea-t-il lugubrement. Combien cela lui couterait-il encore ?

Jagger secoua la tête et poussa la porte d’entrée.

– Je suis rentré, annonça-t-il.

– Grand frère !

Jagger eut juste le temps de voir un éclair roux fondre sur lui, avant d’en sentir l’impact. Son regard coula jusqu’à ses pieds où il découvrit la frimousse souriante de sa petite sœur, Lily. Ses grands yeux turquoise brillaient de joie tandis que son large sourire mettait en avant les tâches de sons qui recouvraient son nez et ses joues. En la voyant, Jagger ne put retenir un rire. Ses boucles éparses lui donnaient l’air d’un petit lion ébouriffé. Il imaginait sans peine que sa mère ait perdu une nouvelle bataille dans le démêlage des cheveux de sa cadette.

Un sourire amusé aux lèvres, le garçon tendit les bras vers elle et la souleva de terre pour la serrer dans ses bras.

– Tu m’as manqué, murmura-t-elle dans son cou.

Ses petits bras se resserrèrent autour de lui, comme si elle avait peur qu’il ne s’en aille de nouveau.

– Tu m’as manqué aussi, crapule, répondit-il en s’écartant. Mais dis-moi, tu ne devrais pas être au lit à l’heure qu’il est ?

– Elle tenait absolument à te voir avant de dormir, expliqua une voix plus loin.

Jagger se tourna vers elle et découvrit sa mère, assise, comme d’habitude, dans ce grand fauteuil cabossé qui semblait la dévorer vivante. Elle avait allumé un petit feu qui commençait doucement à s’éteindre dans la cheminée. En la voyant, son cœur se serra aussitôt.

Caraway avait été belle un jour. Mais, depuis quelques années, sa santé déclinait progressivement et Jagger ne savait plus quoi faire pour l’aider. Pourtant, elle souriait sereinement, son tricot dans les mains. Ses longs cheveux roux dévalaient son épaule gauche dans une tresse maladroite, ses yeux verts étaient sombres et cernés et son teint paraissait plus pâle que la veille.

Jagger reposa sa sœur au sol. Alors qu’il retirait cape et chapeau, la petite se précipita dans une autre pièce. Le jeune homme s’approcha alors de sa mère et l’embrassa sur le front.

– Bonsoir maman.

Il s’agenouilla devant elle, replaçant délicatement la couverture qui couvrait ses jambes. Il remarqua alors le pull qu’elle s’évertuait à tricoter pour Lily. L’hiver s’annonçait rude. Jagger craignait qu’elle n’y succombe.

– Comment te sens-tu ? demanda-t-il en prenant l’une de ses mains.

Elle était gelée et abîmée. Jagger voyait les marques des aiguilles qu’elle s’évertuait à essayer de manier pour raccommoder leurs vêtements élimés. Il ne comprenait pas pourquoi elle persistait dans cette voie alors même qu’elle n’arrivait presque plus à tenir ses couverts sans aide.

– J’ai connu des jours meilleurs, avoua-t-elle dans un soupire. Mais ça va. Nous avons connu pire.

Lily reparut soudain et se précipita vers son frère, une moue boudeuse sur le visage. Jagger ne put s’empêcher de sourire de la voir ainsi et passa une main dans ses bouches rebelles. Il n’y avait vraiment rien à faire, les cheveux de cette petite fée étaient aussi sauvages qu’elle.

– Qu’est-ce qu’il y a crevette ? demanda-t-il en repoussant les quelques mèches qui recouvrait le visage de la fillette.

– T’avais dit que tu me lirais une histoire ce soir ! accusa-t-elle. T’as pas oublié, dis ?

– Non Lily, je n’ai pas oublié, assura Jagger avec un sourire. Mais avant, j’ai une petite surprise pour toi, alors ferme les yeux.

La fillette sauta sur place, impatiente, et plaqua rapidement ses petites mains sur ses beaux yeux turquoise. Après s’être assuré qu’elle ne trichait pas, Jagger sortit de l’une de ses poches le sachet de bonbon de la confiserie Twinkles. En le voyant, Caraway ouvrit de grands yeux et se tourna vivement vers son fils pour l’interroger. Jagger se contenta de lui sourire et plaça un doigt sur ses lèvres.

Je te raconterai, articula-t-il en silence.

Dubitative, Caraway se contenta d’hocher de la tête et se rencogna dans son siège, serrant et desserrant anxieusement ses longs doigts grêles autour de son tricot. Plus que la mort ou la rue, la fée était terrifiée à l’idée que ses enfants ne se tournent vers les activités illégales qui fleurissaient de plus en plus dans les faubourgs de la capitale. Ils manquaient d’argent, elle le savait, mais elle refusait que ses enfants ne se mettent en danger dans de salles affaires, peu importe la somme qu’ils pourraient en retirer. La misère valait mieux que les dettes, la prison ou la mort.

– Allez, ouvre les yeux.

Lily retira ses mains et aussitôt son regard s’illumina. Ses yeux passèrent du paquet à son frère plusieurs fois. Elle ne parvenait pas à y croire. Puis elle se tourna finalement vers son frère.

– Pour de vrai ? demanda-t-elle ébahie.

– Pour de vrai.

– Youpi !

Et elle se mit à sauter dans toute la maison, ses petites ailes bleus la faisant voltiger plus haut encore. En la voyant ainsi, Caraway eut un sourire tendre. Il était si rare qu’ils aient les moyens de lui faire plaisir ainsi…

– Pas ce soir, petite fleur, précisa-t-elle en voyant sa fille se précipiter sur le paquet.

Lily releva des yeux implorant vers sa mère.

– Mais…

– Ils seront encore là demain, assura son frère en les posant sur la table. Il est tard, poursuivit-il sans lui laisser le temps de répliquer. Et si nous allions lire cette histoire que tu attendais ? Dis bonne nuit à maman.

La petite réfléchit un instant puis, décidant que l’histoire primait sur les bonbons, afficha un large sourire en sautant sur les genoux de sa mère pour l’embrasser. Elle se précipita ensuite vers sa chambre, lançant une « Bonne nuit » sonore.

– J’en ai aussi pris pour toi et Lemony, expliqua Jagger en se relevant.

Caraway prit la main de son fils dans la sienne. Ses yeux brillaient de gratitude.

– Merci, Jagger.

Il lui sourit en retour et s’apprêtait à rejoindre sa sœur quand sa mère le retint par la manche. Elle ne l’avait pas remarqué tout de suite mais, à bien y regarder, ces habits ne lui disaient rien.

– Où as-tu trouvé ces vêtements ?

– Oh… Je t’expliquerai tout à l’heure, d’accord ?

Caraway pinça les lèvres, inquiète.

– Je te promets que je ne trempe dans aucune affaire louche.

Caraway dévisagea longuement son fils, cherchant une quelconque trace de mensonge. Elle se faisait tellement de souci pour lui…

Quand la voix de Lily retentit à l’autre bout de la maisonnette, elle finit par lâcher Jagger en soupirant. L’adolescent lui sourit puis rejoignit à grand pas sa petite sœur qui trépignait d’impatience dans son lit. Leur maison n’était pas bien grande et il ne lui fallut que quelques pas pour se retrouver au milieu de la seule chambre. Deux lits de taille moyenne se faisaient face de chaque côté de la pièce et seule une vieille lampe à huile de facture humaine délivrait un peu de lumière dans la chambre.

Lily se trouvait là, dans le lit cabossé qu’elle partageait avec sa mère depuis la naissance. En voyant son frère arriver, elle se précipita sous les couvertures, arrangeant bien vite son oreiller et serrant dans ses bras sa vieille peluche en forme de licorne que leur mère avait cousu des années plus tôt pour leur autre sœur Lemony.

– Je suis prête, dit-elle du ton le plus sérieux.

Jagger étouffa un rire et se dirigea vers la minuscule bibliothèque qui trônait non loin. Il en sortit un vieux recueil de conte à la couverture craquelée et aux pages fragiles. Puis il rejoignit sa sœur et s’assit près d’elle. Aussitôt installé, la petite vint se blottir tout contre lui.

– Alors, dans quelle histoire va-t-on plongé ce soir ?

Lily afficha un large sourire, serrant plus fort sa peluche contre elle.

– La même que d’habitude !

– Encore ?

– Oui !

– Bon, si tu es sûre, alors allons-y.

Et il ouvrit le livre de conte à la page du Guerrier d’Hiver.  

Il était une fois, il y a fort longtemps, alors que le monde finissait de voir le jour et que les Aînés créaient ses derniers habitants, vivait une fée du nom de Grizelda.

Lily suivait les mots que lisait son frère avec avidité. Bien qu’elle connaisse le conte par cœur et qu’elle le lise déjà par elle-même très souvent, elle ne se lassait jamais de l’entendre de la bouche de Jagger. Elle pouvait alors admirer les splendides illustrations à l’aquarelle qui accompagnaient chacune des pages du livre, des étoiles plein les yeux.

Lily avait toujours adoré l’histoire de Grizelda, cette fée sans ailes, si différentes de ses sœurs et qui avait fini par s’exiler dans les Terres du Nord avec son ami d’enfance Borée. Déjà, toute petite, elle refusait de s’endormir si on ne lui lisait pas cette histoire. Bien qu’elle apprécie d’autres contes comme la Naissance d’Aurora ou Le Bois des Songes, il n’y avait que le Guerrier d’Hiver qui parvenait à la calmer suffisamment pour qu’elle trouve enfin le sommeil.

Alors que Jagger parvenait aux dernières lignes du conte, il jeta un regard à sa cadette et la vit papillonner doucement des yeux. Sa tête dodelina quelques instants avant de tomber sur le bras de son frère. Elle semblait épuisée. Combien de temps avait-elle passé à attendre son retour ?

Ainsi naquit la légende du Guerrier d’Hiver, le gardien de la Couronne de Cristal, conclut Jagger en refermant le livre de conte.

Avec précaution, le jeune homme déposa le livre sur la petite table de chevet et recouvrit sa sœur avec douceur. Il allait se lever quand il l’entendit remuer dans ses couvertures et se retourna. Elle le regardait, les yeux à demi ouverts.

– Grand frère ? dit-elle d’une petite voix ensommeillée.

– Oui ?

– Tu me manques…

À cet instant, Jagger eut l’impression qu’on lui déchirait le cœur. Il passa une main dans les boucles rousses de Lily et lui sourit.

– Toi aussi, petite fleur…

Il l’embrassa sur le front et quitta la pièce, non sans un dernier regard en arrière. Lily s’était endormie pour de bon, un sourire apaisé aux lèvres.

Les yeux de Jagger coulèrent alors vers le second lit de la chambre. Son expression s’assombrit aussitôt. Le voir vide était atroce.

Il finit par détourner les yeux et ferma la porte le plus silencieusement possible.

Une fois de retour dans le salon, Jagger prit place dans le vieux fauteuil à côté de celui de sa mère. Ce dernier était presque aussi peu confortable que le reste de la maison. Les mains jointes sur ses genoux, il hésitait à se lancer. Sa mère attendait patiemment ses explications, continuant tranquillement son tricot.

Jagger ouvrit la bouche, la referma, soupira. Puis, s’armant de courage – et se retenant de chercher son pendentif autour de son cou – il se lança.

– Tu te souviens de la fille que Lily a vu entrer dans la rue de la pixie il y a quelques jours ?

– Oui, cette petite a eu beaucoup de chance, répondit gravement Caraway en fronçant les sourcils. Faith s’est occupé d’elle il me semble, elle a pu rentrer chez elle sans encombre ?

– Il s’agissait d’Amélia Moonfall.

Caraway se figea, son tricot lui échappant des mains. Les yeux grands ouverts d’horreur, elle se tourna vivement vers son fils. Prise de panique elle porta des mains tremblantes à ses lèvres. 

– Par la Déesse… et elle s’en souvient ? Ses parents savent pour la pixie ? Si elle le dit nous sommes perdues… Les fées de la capitale seront jetées dehors… Peut-être même qu’ils nous banniront de nouveau du pays ! Ou irions-nous alors ?

Caraway se mit à respirer vite et fort. De blême, elle devint livide.  

– Doucement maman, tenta de la rassurer Jagger.

Il prit ses mains dans les siennes, caressant leur dos du pouce. Ces dernières étaient d’ailleurs si froides et ses doigts si fins qu’il avait l’impression qu’une simple pression de sa part pourrait les briser.

Le jeune homme finit par capter son regard et l’incita à reprendre son souffle avant de poursuivre.

– Elle va bien, lui assura Jagger. Et sa famille n’est au courant de rien.

– V-vraiment ? M-mais comment ?

Jagger détourna les yeux. Caraway fronça les sourcils, son inquiétude se muant lentement en colère.

Jagger

Il pinça les lèvres et finit par plonger un regard brouiller dans celui de sa mère avant de lâcher :

– Elle est revenue hier et elle m’a demandé de l’aider.

– De l’aider ? répéta Caraway, incrédule. M-mais, enfin, de l’aider à quoi ? Et pourquoi l’héritière de la plus puissante famille de sorcière chercherait de l’aide auprès d’une fée ?

Jagger inspira à fond, puis lâcha la bombe.

– Pour arrêter le Tueur de Fée.

Il vit alors sa mère se décomposer. Caraway sembla se dégonfler comme un ballon, se laissant choir dans son siège, plus pâle qu’un fantôme. Elle se mit à trembler furieusement, une main devant la bouche. Elle éclata en sanglot.

De grosse larmes coulèrent sur ses joues alors qu’elle se retrouvait secouée par de violents spasmes. Elle tenta tout de même de ne pas trop faire de bruit. Bien que sa benjamine ait toujours eut le sommeil le plus lourd de la famille, elle ne tenait pas à la réveiller, pas plus que de lui infliger la vision d’un pareil spectacle.

Jagger se redressa d’un bond et serra sa mère dans ses bras, comme pour l’empêcher de se retrouver engloutie par son fauteuil. Et il attendit. Il attendit que sa mère se calme enfin. Il savait que cette nouvelle allait la chambouler, il savait que ça lui rappellerait de mauvais souvenirs bien trop récents. Il savait qu’elle n’approuverait jamais ses plans. Mais il ne pouvait pas lui mentir, pas à elle, pas après tout ce qu’elle avait fait pour lui et ses sœurs. Pas après tout ce qu’elle avait déjà traversé.

Alors il attendit.

Au bout de quelques longues secondes – qui lui semblèrent des heures – Caraway se calma enfin. Elle reprit doucement son souffle, inspirant de grandes bouffées d’air avant d’expirer lentement. Jagger s’écarta et s’agenouilla devant elle. Finalement, au prix d’un énorme effort, sa mère parvint à contenir ses larmes.

Alors, seulement, Jagger poursuivit.

– Elle n’a découvert que très récemment que la police traîne les pieds et souhaite s’en charger elle-même, expliqua-t-il.

– Mais c’est une sorcière, répondit aussi calmement que possible Caraway. Que gagne-t-elle à l’arrêter ?

– Rien, avoua le jeune homme. J’ai été surprit moi aussi, au début, poursuivit-il rapidement. Mais je t’assure qu’elle n’est vraiment pas comme les autres. Elle se soucie véritablement de nous. C’est elle qui m’a traîné à la confiserie Twinkles. Elle m’a fait goûter à plein de bonbons que je n’avais encore jamais vu et a proposé d’en acheter pour vous.

– Vraiment ?

– Oui, lui assura-t-il avec un sourire. C’est même elle qui les a payés. Elle m’a aussi conseillé et m’a expliqué qui était Mme Twinkles. Tu savais, toi, qu’elle était la première fée à avoir remporté un concours gastronomique depuis plus d’un siècle ? Apparemment elle s’est battue bec et ongle pour ouvrir sa propre confiserie.

– Oui, sourit sa mère en reniflant, l’air rêveur. Je suis déjà allé dans sa boutique une fois, il y a longtemps…

Caraway sembla plongée dans de lointains souvenirs, les yeux brillants de nostalgie. Elle se mit à triturer son pendentif en améthyste, songeuse.

Le silence les enveloppa un moment, puis Caraway reporta son attention sur son fils.

– Es-tu sûr qu’elle est digne de confiance ? demanda-t-elle finalement.

Jagger la fixa longuement, puis répondit d’un ton catégorique.

– Certain. Elle n’a vraiment rien à voir avec les sorcières que nous avions l’habitude de voir passer, je t’assure.

– Bien… mais, si tu te lance dans cette chasse au monstre, je t’en supplie, soit prudent. Je ne supporterai pas de perdre un autre enfant.

Jagger la vit lâcher son pendentif pour passer une main sur sa joue. Sa peau était rêche et abîmée, pourtant, il n’était pas de contact pour doux pour le jeune homme. Il posa une main sur celle de sa mère et lui sourit.

– C’est promis.

Au loin une horloge sonna vingt-trois heures. Caraway se détourna pour essuyer quelques larmes vagabondes alors que Jagger entreprit de remettre du bois dans la cheminée.

– Et ces vêtements ? reprit sa mère d’une voix plus claire.

– Ah, oui… Nous sommes allés voir Mystia Aura cette après-midi.

– La sorcière des Joyaux d’Aura ? s’étonna Caraway en ramassant son tricot.

– Tu la connais ? répondit Jagger en se retournant, surprit.

– De nom seulement. Mais il faut dire qu’elle n’est pas banale dans son genre non plus, gloussa-t-elle en reprenant son tricot.

Son rire se changea rapidement en toux. Jagger se redressa vivement, prêt à se précipiter vers elle quand sa mère leva une main pour l’arrêter. Elle reprit doucement son souffle, sous le regard inquiet du garçon avant de lui sourire. L’adolescent reprit lentement place devant le feu, observant sa mère à la dérobé, prêt à bondir à nouveau. Voyant qu’elle respirait mieux, il se tourna vers les flammes, pensif.

– Quelle sorcière bizarre, finit-il par dire. Amélia Moonfall parait sage en comparaison.

– C’est aussi une femme très impressionnante.

– Que veux-tu dire ? demanda-t-il en se retournant.

– Eh bien, elle a réussi à berner le système tout à son profit et à celui des fées.

– Vraiment ?

Jagger peinait à y croire.

Une sorcière ? Berner le système discriminatoire de Riverfield ? Il n’y croyait pas. L’adolescent avait bien comprit que Mystia Aura n’était pas comme les autres, à revendiquer haut et fort son apprentissage féerique, mais de là à tromper ces aristocrates butés…

Derrière lui, Caraway lissa le tissu épais de la couverture sur ses genoux, un fin sourire aux lèvres. Son regard pétillait d’une étrange lueur quand Jagger se tourna vers elle.

– Mystia Aura a été élevée par une fée, ici même, dans ce quartier. C’est elle qui lui a tout apprit. En grandissant, elle est devenue de plus en plus douée et, comme elle est sorcière, elle a pu ouvrir sa propre boutique. Elle vend de l’artisanat féerique au nez et à la barbe de la Sorciété tout en employant les meilleurs fées joaillière du quartier. Beaucoup de jeunes filles ont pu trouver un travail décent grâce à elle et éviter ainsi les métiers dégradants et peu lucratif que la société nous laisse d’ordinaire.

– En tout cas, elle n’a pas peur de dire haut et fort que ce sont des fées qui lui ont tout apprit. J’ai même l’impression qu’elle adore créer un certain malaise chez ses clients.

– Ça ne m’étonne pas, rigola Caraway de bon cœur. J’imagine que c’est elle qui t’a donné ces vêtements. Pas étonnant venant de celle qui parraine le Bijou de Braise et le dispensaire de la Croix du Cœur.

En se relevant pour reprendre place au côté de sa mère, quelque chose frappa Jagger. Il se tourna vers sa mère, les sourcils froncés.

– En parlant du Bijou de Braise, Lemony n’est pas rentrée ?

Son sourire disparut brusquement. Soudain mal à l’aise, Caraway détourna les yeux, refusant de croiser le regard de son fils. Elle reposa son tricot, jouant nerveusement avec ses mailles maladroites.

– Non, finit-elle par soupirer en sortant une lettre froissée de la poche de son grand gilet de laine. Elle nous a écrit.

Les mains tremblantes, elle montra l’enveloppe abîmée à son fils.

– Elle dort au Bijou de Braise. Encore…

– Ça fait deux jours déjà. Elle a dit quand elle rentrera ?

– Si j’en crois sa lettre… dans trois ou quatre jours, répondit-elle sombrement. Il semblerait que Pluméria ait eu quelques soucis récemment et aurait besoin de main d’œuvre…

– Tu parles, grogna Jagger en retournant près du feu pour y jeter rageusement une nouvelle bûche. Je suis certain qu’elle fait des heures sup’ parce qu’on manque d’argent.

– Ne sois pas aussi dur avec toi-même Jagger, soupira Caraway. Nous savons que tu fais de ton mieux, on ne t’en tient pas rigueur.

– Mais ça ne suffit pas ! explosa-t-il en se retournant avec véhémence. Lily porte les vieux vêtements de Lemony que tu ne cesses de raccommoder, ses livres d’école sont si usés que les pages menacent de se dissoudre sous ses doigts ! Lemony se force à rester au Bijou alors qu’elle déteste y travailler et nous n’avons même pas de quoi acheter de remède décent pour toi !

– Tu sais, répondit calmement sa mère, les remèdes du dispensaire me suffisent amplement. S’il te plait, poursuivit-elle d’une voix douce, ne te rends pas malade pour moi, mon chéri, ça n’en vaut pas la peine. Nous savons tous les deux que les temps sont durs, mais tout va s’arranger, j’en suis certaine.

Un sourire tendre étira les lèvres blêmes de Caraway.

Jagger l’observa longuement. Puis, épuisé, il se laissa tomber à genoux devant sa mère et posa sa tête sur ses genoux, comme un enfant. Caraway lui caressa tendrement les cheveux, fredonnant une vieille berceuse. Il ferma les yeux.

Jagger s’en voulait tellement de ne pas gagner assez pour subvenir aux besoins de toute sa famille. Si seulement son père n’était pas parti du jour au lendemain sans laisser de trace… Sa mère aurait pu avoir un traitement adapté, Lemony n’aurait pas eu à travailler dans un bordel de fée, il aurait pu offrir à Lily tous les livres qu’elle brûlait d’envie de lire et Emily…

– Mon garçon… souffla doucement Caraway avec un sourire. Mon si courageux garçon…

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Zoju
Posté le 16/10/2021
Pas mal de choses intéressantes pour ce chapitre !

On continue à faire la connaissance de la famille de Jagger. J'ai bien aimé la figure maternelle de Caraway. J'ai bien ressenti l'amour qu'elle portait à son fils et même si elle est affaiblie, je la trouve très forte. Elle reste lucide et on sent bien qu'elle aimerait faire tellement plus. Elle fait confiance à Jagger, mais le supplie d'être prudent. Le dernier paragraphe avec la mention d'Emily est une surprise. Ce serait donc sa sœur. J'avais pensé que c'était peut-être une amie de Jagger. On a envie d'en apprendre plus sur cette famille.

J'ai également bien aimé le passage de lecture qui enrichit encore un peu plus ton univers et son passé. Cela le rend encore plus vivant.

Pour le reste, c'est un bon chapitre que l'on prend plaisir à lire. Les dialogues sont fluides et l'écriture agréable. Beaucoup de questions continue à se poser et j'ai hâte de trouver les réponses ! Courage pour la suite de l'écriture ;-)
Lunatique16
Posté le 17/10/2021
Re-coucou !
Déjà, encore merci pour ton commentaire, je sais que je me répète mais, ça me fait super plaisir ^^
Ensuite, pour ce qui est de ce passage où est mentionné Emily, je suis mi enthousiaste mi dépitée par ta déduction, c'est un peu compliqué à expliquer sans spoiler une partie croustillante de l'histoire (j'ai prévu un feu d'artifice de révélations ! mais qui n'arrivent qu'à la fin T-T) d'un autre côté, ma manière d'écrire laisse entrevoir des révélations au lecteur sans que les autres personnages concernés soient au courant, donc je ne sais pas vraiment comment prendre ta remarque ni si je peux vraiment y répondre pour le moment :-/ ce que je trouve un peu triste car j'ai tant à dire sur le sujet et tellement hâte d'en arriver aux fameux passages croustillants !!
Pour finir, je suis contente que ce chapitre t'ai plu et j'ai hâte de découvrir ton avis sur le suite ^^

Alors à bientôt ! ;-)
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