Chapitre 19 [NOUVELLE VERSION]

Notes de l’auteur : MAJ : 23/11/2024

prince déchu mais pas vaincu

 

Brise !

le silence-ruines

Qu’ont-ils fait de ton corps, de ton esprit, de tes souvenirs ?

 

Tu es l’héritier de notre peur, de notre douleur,

Tu es le fracas de notre fureur,

Crie !

Qu’ont-ils fait de ta voix ?

 

étoile-givre

 

dont l’éclat perdu perdure

 

Tu es le souffle de la Magie.

Libre !

Que feras-tu de notre mémoire ? de nos espoirs ?

 

entre tes mains notre héritage

La Magie ne mourra pas.

 

Les paupières lourdes de sommeil, Alexander se laissa aller contre le dossier du fauteuil installé dans la pièce. Il n’avait pas dormi plus d’une poignée d’heures depuis la fin du procès, trois jours auparavant, et toujours en restant sur ses gardes, comme lors de sa course contre le temps pour rejoindre Issarta. La fatigue brouillait ses pensées, mais il refusait qu’Altaïs demeure seul tant qu’il ne se serait pas réveillé.

Il se redressa en apercevant Altaïs s’agiter sur l’épais matelas de plumes. Au bout d’une éternité, le jeune homme papillonna des yeux, les referma aussitôt malgré la lumière tamisée. Une chape de soulagement s’abattit sur les épaules d’Alexander.

— Altaïs…

Un son rauque échappa au jeune homme. Ses prunelles troubles se posèrent sur Alexander.

— Alex…

Il s’efforça de se relever, ravala un gémissement en forçant sur son corps affaibli. Alexander esquissa un geste dans sa direction, mais Altaïs eut un brusque mouvement de recul, une lueur effrayée au fond du regard. En voyant Alexander s’immobiliser, le jeune homme parut enfin se rendre compte qu’il faisait face à son compagnon, que celui-ci ne lui ferait aucun mal.

— Pardonne-moi, chuchota Alexander.

Ces simples mots parurent briser les remparts qu’Altaïs avait érigés pour se protéger. Des larmes trempèrent ses cils, un sanglot s’étrangla dans sa gorge. Il baissa la tête pour cacher son visage, mais des pleurs silencieux secouèrent ses épaules.

— Je suis désolé, hoqueta-t-il.

Le cœur d’Alexander sombra d’impuissance.

— Tu n’as pas à t’excuser de ce que tu as vécu.

Altaïs ne répondit pas, le visage enfoui entre ses mains, le corps agité par des pleurs de plus en plus violents. Alexander aurait voulu s’approcher davantage, mais il pouvait seulement attendre qu’Altaïs accepte sa présence. Son regard l’enroba avec douceur. Des bandages disparaissaient sous sa tunique pour remonter le long de ses bras, envelopper son torse et son dos. Un épais pansement couvrait sa joue, au-dessus de l’ecchymose qui marbrait sa mâchoire. Sur sa gorge, le frottement de la corde rougissait toujours sa peau. Et il y avait toutes ces blessures qu’Alexander ne voyait pas, dissimulées par la fourrure qui recouvrait Altaïs, toutes celles qui demeureraient invisibles. Était-ce étonnant que le corps du jeune homme se souvienne aujourd’hui de ce qu’il avait subi, qu’il redoute qu’on l’approche ? Que sa famille ait fini par le convaincre qu’il était coupable ?

Ses larmes se tarirent doucement. Alexander s’agenouilla près du lit.

— Tu n’as pas à t’excuser de ce que tu as vécu, répéta-t-il.

— Et de ce que j’ai causé ? répliqua Altaïs d’une voix éraillée, le visage toujours baissé.

— Tu es innocent, le storreidr que nous avons fait l’a prouvé. En te désignant d’office comme coupable, ta famille a provoqué ce…

— Si je m’étais rendu, Nils et Evald seraient encore en vie, tu n’aurais pas été blessé.

Alexander déglutit. Ce poids, ils le porteraient tous les deux.

— Et ta famille t’aurait exécuté.

Altaïs se recroquevilla.

— Ma vie ne valait pas davantage que la leur.

Alexander voulut poser sa main sur le bras d’Altaïs, retint son geste de justesse en se remémorant sa réaction au réveil.

— Puis-je ?

Altaïs releva enfin la tête. Le bleu de ses iris se fragmentait. Il hésita une poignée de secondes avant d’acquiescer pour donner son accord. Les doigts d’Alexander effleurèrent alors son bras avec délicatesse, caresse à peine appuyée.

— Ta vie compte.

— Je croyais ne jamais te revoir, s’étrangla Altaïs. Que je t’avais perdu, toi aussi. Sans toi… je…

— Je suis là, murmura Alexander. Je suis désolé d’avoir tant tardé.

La paume d’Altaïs recouvrit sa main.

— Evald…

Altaïs ne termina pas sa phrase. Sa demande flotta entre eux comme un spectre.

— Un bûcher a été dressé pour lui permettre de rejoindre la Magie, répondit Alexander.

Altaïs acquiesça, les lèvres si pincées qu’elles ne formaient plus qu’une ligne blême sur son visage exsangue. Ses doigts pressèrent ceux d’Alexander, alors qu’un silence bleu tristesse s’étirait autour d’eux. Lorsque Altaïs parvint à reprendre la parole, sa voix érafla sa gorge.

— Que s’est-il passé depuis… depuis la fin du procès ?

— Ta cousine, Aalis, nous a conduits dans cette chambre et a fait appel à une Guérisseuse. Ton corps était en train de lâcher, ton cœur a même cessé de battre pendant quelques instants, bredouilla Alexander. Mais la Guérisseuse a réussi à te ramener parmi nous et à soigner tes blessures les plus graves.

Le regard d’Altaïs s’attarda sur ses mains, ses poignets et ses bras. Ses doigts effleurèrent le pansement sur sa joue. Une expression douloureuse tordit ses traits.

Alexander n’eut pas besoin de le questionner pour comprendre ce qui tourmentait Altaïs.

Voir son corps lui faisait mal.

Et lui détestait ne rien pouvoir faire face à ce sentiment, à cette condamnation supplémentaire.

— Peu importe tes cicatrices, je te trouve toujours aussi beau.

Altaïs s’empourpra, ouvrit la bouche pour articuler une réponse, mais aucun son n’en sortit. Alexander ne put réprimer un sourire, puis son visage retrouva son sérieux lorsqu’il poursuivit son récit :

— Je n’ai pas quitté la chambre. Je ne voulais pas te laisser seul. Aalis est revenue plusieurs fois pour prendre de tes nouvelles. Selon ses dires, Harald serait furieux, mais il ne peut plus te confronter directement maintenant que le storreidr a prouvé que tu n’étais pas coupable.

Une ombre froissa le visage d’Altaïs. Alexander hésita un instant avant d’ajouter :

— Un conseil royal aura lieu demain. Aalis m’a dit que tu y serais convié si tu avais repris conscience.

— Cela va tourner au règlement de comptes, grinça Altaïs.

— Tu vas retrouver ton titre maintenant que tu as été acquitté.

— Qu’importe mon titre. Je préférerais pouvoir m’éloigner définitivement de ma famille.

— Je sais, souffla Alexander. Mais Harald a ordonné que tu ne quittes pas le palais pour l’instant.

— Et toi ? Que vas-tu faire ?

Alexander haussa un sourcil, puis un sourire à mi-chemin entre la tendresse et l’amusement étira ses lèvres. Aalis lui avait déjà proposé une chambre, mais il avait décliné pour demeurer près d’Altaïs.

— Si ce n’est rester avec toi ?

Altaïs lui adressa un regard timide.

— Tu souhaites rester ? Malgré tout ce qu’il s’est passé ?

— À moins que tu n’envisages de me jeter dehors ?

— Je sais que tu n’apprécies pas la royauté, je ne veux pas que tu sois forcé de rester dans ce palais alors que rien ne t’y oblige.

— Souviens-toi de notre promesse il y a deux ans, souviens-toi du gâteau au miel, murmura Alexander. Je resterai avec toi, et lorsque nous pourrons enfin partir, nous retournerons dans le Nord, ou n’importe où, loin de ta famille. Avant cela, nous trouverons un moyen de briser le sceau qui entrave tes souvenirs, puis nous prendrons le meurtrier à son propre jeu et nous clamerons son nom haut et fort.

Altaïs tressaillit.

— Tu n’as plus à lutter seul, murmura Alexander.

Sa main grimpa jusqu’à la joue d’Altaïs pour la caresser avec douceur, frôlant le pansement par mégarde. Altaïs ferma les yeux, et lorsqu’il sentit Alexander retirer sa main, il la rattrapa et pressa doucement ses doigts.

— Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, avoua-t-il.

— Je serai prudent, et je veillerai sur toi. Je dois bien remplir ma fonction de skoldr.

Altaïs esquissa l’ébauche d’un sourire, et Alexander se pencha jusqu’à effleurer ses lèvres des siennes. Altaïs répondit au baiser avec timidité, puis ses doigts glissèrent sur la nuque d’Alexander. À cet instant, celui-ci eut la certitude qu’il ne devait pas être ailleurs, ni aujourd’hui, ni jamais. Altaïs finit par se blottir contre lui, apaisé.

— Que ferons-nous ? souffla Altaïs. Ma famille, une partie tout du moins, ne tolérera pas notre relation.

Un rictus étira les lèvres d’Alexander. La famille royale incarnait le royaume et ses traditions. Il n’était guère surpris qu’elle ne tolère pas les relations entre deux personnes du même sexe, de la même manière qu’elle n’acceptait pas vraiment que les femmes puissent avoir de l’importance. Ce conservatisme se retrouvait dans l’armée, et sans doute chez beaucoup d’autres persuadés que cela allait à l’encontre de la Magie. Pour sa part, Alexander était simplement convaincu que la Magie avait tissé leur âme ainsi.

— Je ne tiens pas à me cacher. Et ta famille peut bien nous mépriser, aucune loi ne nous condamnera. Mais cette décision sera la tienne avant tout, parce que tu seras le premier confronté à leur violence.

— Je ne me cacherai pas non plus. Ils savent de toute manière que j’ai toujours été attiré par les hommes. Je refuse qu’ils me le fassent regretter plus longtemps.

— Comment l’ont-ils su ?

Altaïs esquissa un rictus teinté de tristesse.

— Ce n’est pas… Elaran l’a vu dans mon esprit. Je n’étais encore jamais tombé amoureux, mais lui savait que je regardais davantage les hommes que les femmes. C’est après qu’il l’ait découvert que je me suis enfui.

Altaïs hésita un instant avant d’ajouter, les joues marbrées de rouge :

— Tu étais mon premier baiser.

Alexander ne put réprimer un sourire attendri. Altaïs était la première personne pour laquelle il éprouvait des sentiments, du désir également. Avant cela, quelques femmes et quelques hommes avaient parfois attiré son regard, sans que cela n’aille plus loin, sans qu’il ne se préoccupe vraiment de leur sexe et ne ressente un réel intérêt à leur égard. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y avait eu personne d’autre qu’Altaïs dans son cœur.

— Tu étais mon premier baiser aussi, chuchota Alexander. Puis mon deuxième, et mon troisième.

Il raffermit son étreinte. Il ne sut pas combien de temps s’écoula dans ce silence paisible, mais le corps d’Altaïs s’alourdit contre le sien alors que le sommeil l’emportait. Alexander s’étendit sur le lit avec délicatesse pour ne pas réveiller son compagnon, puis il se laissa à son tour engloutir par sa fatigue.

 

 

Alexander fut réveillé par un hurlement. Il se redressa en sursaut, une main levée pour utiliser sa magie… mais il n’y avait qu’Altaïs, endormi près de lui. Ses doigts griffaient le matelas, la sueur collait ses cheveux à son front. De violents tremblements secouaient son corps alors que sa respiration affolée se coinçait dans sa gorge. Un gémissement franchit la barrière de ses lèvres.

— Arrête…

Alexander se figea.

— Altaïs, murmura-t-il.

Altaïs se crispa dans son sommeil.

— Arrête ! s’étrangla-t-il. Ne me touche pas !

Alexander recula comme s’il avait reçu un coup.

Ne me touche pas !

Une pierre tomba dans son estomac. De quoi cauchemardait Altaïs ?

Un sanglot déchira le silence qui était revenu dans la chambre. Une larme roula sur la tempe d’Altaïs et disparut dans ses cheveux sombres, mais Alexander n’osa pas s’approcher, paralysé par les doutes qui naissaient dans son esprit. Ce ne fut que lorsqu’un spasme cambra le corps d’Altaïs qu’il retrouva un semblant de sang-froid. Sa magie crépita au bout de ses doigts alors qu’il la projetait vers son compagnon pour l’envelopper d’une étreinte immatérielle.

— Je suis là, chuchota-t-il.

Les tremblements d’Altaïs s’atténuèrent peu à peu. Alexander devina qu’il s’était réveillé lorsque ses sanglots se firent plus réguliers et qu’il se recroquevilla sous la fourrure. Il n’ouvrit pas les yeux, mais sa main chercha celle d’Alexander, se referma doucement sur ses doigts.

 

 

Une douleur sourde pulsait dans ses tempes lorsque Altaïs se réveilla. L’aube diffusait une douce lumière dans la chambre, et un goût de bile subsistait dans sa bouche. ce ne sont que des cauchemars. mais des cauchemars si réels… Le souffle régulier d’Alexander près de lui apaisa le tumulte qui martelait l’intérieur de son crâne. Il prit appui sur ses coudes pour se redresser, ses pieds effleurèrent la fourrure qui tapissait le sol. Il se leva sans un bruit, ne souhaitant pas troubler davantage le sommeil d’Alexander. ce ne sont que des cauchemars. mais des cauchemars qui ont un jour existé… Il vacilla sur ses jambes, sa cheville faillit se dérober sous son poids. Il se rattrapa de justesse au mur, un sifflement coincé derrière ses dents, attendit un instant pour effectuer quelques pas prudents à travers la pièce.

Il ressentait un irrépressible besoin de se laver.

De chasser les bribes de son cauchemar.

Il récupéra les vêtements posés sur un large coffre, puis se dirigea vers la salle d’eau accolée à la chambre. Il devait de toute manière se préparer pour le conseil royal auquel il était convié. Il referma doucement la porte de la salle d’eau et se tourna vers la bassine en cuivre suffisamment grande pour l’accueillir en entier. D’un geste de la main, il réchauffa l’eau translucide, puis il retira ses vêtements en lin et défit ses bandages.

Un frisson le parcourut.

La Guérisseuse avait accompli un travail exceptionnel pour lui sauver la vie, mais de longues cicatrices pâles s’étiraient sur ses bras, sur son torse, sur son dos. Elles serpentaient sur sa peau, certaines presque invisibles, d’autres beaucoup moins, certaines présentes depuis des années, d’autres si récentes qu’il sentait encore les coups qui les avait causées.

Elles étaient son passé et son avenir.

Ses ongles griffèrent sauvagement son bras, son torse, son ventre. Il ne supportait plus l’idée que d’autres se soient emparés de son corps pour en faire ce qu’ils voulaient,

pour le blesser,

pour le briser.

Pour beaucoup, ce corps n’avait été qu’un objet. Que restait-il de lui en dessous ?

Il entra prudemment dans l’eau. La chaleur l’enveloppa comme un cocon. Il attrapa le pain de savon posé sur un tabouret à côté de la bassine, et entreprit de frotter sa peau jusqu’à la faire rougir. Il s’acharna pendant de longues minutes, sans parvenir à effacer le dégoût qui lui tordait le cœur. De frustration, il jeta le pain de savon sur les dalles et sortit de la bassine. Des gouttelettes cristallines alourdirent ses mèches sombres, dévalèrent son torse, son dos et ses jambes.

Il enfila des vêtements propres sans avoir le courage de refaire ses bandages et délaissa l’attelle inconfortable supposée soutenir sa cheville. La tunique bleu nuit faisait ressortir sa peau encore trop pâle, lui donnait un teint maladif. Il regagna la chambre, récupéra une paire de bottes en cuir et quitta la pièce après avoir adressé un dernier coup d’œil à Alexander, toujours endormi, les sourcils légèrement froncés.

Lorsqu’il referma la porte, les gardes qui encadraient le chambranle le dévisagèrent avec insistance. Altaïs les ignora malgré le malaise qui s’insinua dans sa poitrine. Pour sa première sortie dans le palais depuis la fin du procès, il n’échapperait pas aux regards. Il regretta pendant un instant la présence rassurante d’Alexander à ses côtés, puis son expression se durcit.

Il ne ferait pas le plaisir de montrer ses faiblesses à ceux qui attendaient sa chute.

Il traversa le couloir d’un pas décidé, ignorant la douleur qui pulsait dans sa cheville, puis gagna un autre corridor dans lequel se déversait la lumière matinale. La salle du conseil était située au-dessus de la salle du trône. Altaïs mit de longues minutes à la rejoindre, retardant volontairement le moment où il se retrouverait face à sa famille.

Face à Harald.

Face à Elaran.

Lorsqu’il passa devant une immense fenêtre, il marqua un temps d’arrêt pour observer les grands jardins du palais construits sur des terrasses en hauteur. Les arbres feuillaient de nouveau, des touches rouges, azur ou parmes fleurissaient çà et là.

Rien n’avait changé depuis son départ…

Et lui n’avait plus rien de celui qu’il avait été.

Il reprit son chemin vers la salle du conseil… et s’immobilisa à une dizaine de pas des portes en bois. Une haute silhouette se découpait dans le contre-jour. Altaïs sentit les battements de son cœur s’affoler dans sa poitrine lorsque le regard gris anthracite d’Elaran se posa sur lui. Ils se toisèrent en silence un long moment.

— Tu sembles t’être plutôt bien remis de tes blessures, déclara son oncle.

— Tu m’as bien appris à supporter la douleur, siffla Altaïs. Et à la cacher.

Elaran fit un pas dans sa direction. Altaïs amorça un mouvement de recul qu’il ne termina jamais, les poings si crispés que ses articulations blanchissaient.

tu me terrifies

tellement

— Inutile d’essayer de me provoquer, je suis seulement là pour t’avertir. Tu as peut-être été innocenté, mais tu ne seras jamais qu’un fantôme entre ces murs.

Altaïs déglutit, tandis qu’Elaran poursuivait d’une voix glaciale :

— Reste à la place qui est la tienne. Je doute qu’Harald fasse preuve de la moindre clémence à ton égard.

— Il ne peut plus rien contre moi.

— Qu’importe. Ton cadavre pourrira bientôt sous terre.

Elaran aurait pu le frapper sans que cela fasse de différence. Altaïs s’efforça d’inspirer, mais l’air paraissait soudain manquer. Ton cadavre pourrira bientôt sous terre. Que voulait dire son oncle ? Elaran fit volte-face, mais le murmure d’Altaïs s’éleva dans son dos et l’incita à s’arrêter :

— Tu étais prêt à épargner Evald… Pourquoi avoir laissé Harald l’exécuter ? Vous aviez déjà gagné…

Altaïs crut que son oncle allait ignorer sa question, mais celui-ci tourna la tête pour le dévisager.

— Harald est notre roi. Il prend les décisions qui lui semblent être les plus à même de protéger le royaume.

— Pour protéger le royaume ou notre misérable famille ?

— Je t’ai conseillé de rester à ta place.

Sur ces mots, Elaran poussa les portes de la salle du conseil et s’y engouffra. Il fallut plusieurs secondes à Altaïs pour trouver le courage de le suivre, les jambes tremblantes. Il se souvenait vaguement de cette salle, mais, jusqu’à aujourd’hui, il n’avait jamais assisté à aucun conseil. Il redécouvrait l’endroit sous le prisme de ces changements : la vitre en forme de rosace, la longue table rectangulaire en marbre blanc qui occupait le centre de la pièce… Un rayon de soleil s’échouait sur la surface immaculée.

Sa famille l’attendait déjà.

Assis sur un siège plus grand que les autres, Harald trônait au bout de la table, face aux portes. À sa droite avaient pris place Elaran, puis Soren, tandis qu’Adela s’était installée à la gauche de son époux, suivie d’Aalis. Celle-ci adressa un signe de tête à Altaïs et l’invita à la rejoindre sur le siège libre à ses côtés.

— Tu nous as fait attendre, reprocha Harald.

Altaïs s’efforça de l’ignorer en s’asseyant, mais l’envie de répliquer lui brûlait la langue.

— Nous sommes ravis que tu puisses assister à ce conseil, nuança Adela en jetant un coup d’œil à son époux.

Altaïs se redressa pour n’offrir qu’une posture droite et un visage impassible à sa famille. Invisible la douleur qui lacérait son corps. Il redeviendrait le prince indocile qu’il avait été par le passé.

— Nous nous sommes rassemblés pour prendre des décisions suite au procès qui s’est déroulé il y a trois jours.

Altaïs ne put réprimer un rictus. Harald dut l’apercevoir car il riva un regard noir sur lui.

— Tu as quelque chose à dire ?

— Pas le moins du monde, ironisa Altaïs.

— Bien. Nous allons donc commencer par…

— Présenter des excuses ?

La voix d’Altaïs coula autour d’eux, si froide qu’elle parut réfrigérer la pièce. Ses prunelles ne se détachèrent pas d’Harald tandis qu’il le défiait devant le reste de leur famille. Du coin de l’œil, il aperçut Elaran plisser les yeux avec agacement.

— Je ne t’ai pas autorisé à reprendre la parole, rétorqua Harald.

— Je croyais qu’il s’agissait d’un conseil royal, répliqua Altaïs. N’avons-nous donc pas le droit d’intervenir ?

— Pas sans l’accord du roi. Et en ce qui te concerne, je lutte déjà contre l’envie de te jeter dehors.

— Harald…

Celui-ci se tourna vers Aalis, qui venait de l’interrompre.

— Cela vaut pour toi aussi. Tu ne parleras pas sans que je ne te donne la parole. Estime-toi heureuse d’avoir le droit d’être présente.

Aalis le foudroya du regard, mais ses lèvres demeurèrent closes. Une colère sourde étincelait dans ses yeux bleus.

— Alors pourquoi tolères-tu ma présence ? poursuivit Altaïs sans tenir compte de la menace. Il ne faudrait pas renvoyer une mauvaise image de la royauté, n’est-ce pas ? Il ne faudrait pas laisser croire qu’elle s’acharne sur une personne dont l’innocence a été prouvée avec la Magie pour témoin…

— Tu n’es peut-être pas directement coupable, mais tu n’es pas innocent pour autant. Tu sais des choses sur le régicide. Tu as hésité à réaliser un storreidr avec ton Protecteur parce que tu redoutais que le serment trahisse tes mensonges.

Altaïs se raidit.

Oui, je sais des choses, aurait-il voulu hurler. Mais il n’en était plus certain lui-même. Ses souvenirs s’effritaient et il ne parvenait plus à dissocier la réalité des mirages provoqués par son esprit fragmenté.

— Nous découvrirons la vérité tôt ou tard, le menaça Harald. Le storreidr te protège pour l’instant, mais cela ne durera pas.

— Et comment comptes-tu découvrir la vérité alors que tu refuses d’entendre que je n’ai pas tué votre père ? riposta Altaïs. Tu vas de nouveau me pourchasser ? me torturer ?

Ses doigts agrippèrent le rebord de la table pour ne pas trembler. Les réminiscences de ses cris résonnèrent dans son esprit, ses cicatrices le tiraillèrent. Face à lui, Soren lui jeta un regard étrange, mais Altaïs ne lui accorda pas la moindre attention. Son cousin avait prétendu vouloir l’aider, puis avait finalement voté son exécution pendant le procès. Il se moquait bien de ce qu’il pouvait penser désormais.

Les prunelles d’Harald s’assombrirent, orage noir de rage.

— Je n’hésiterai pas un instant si cela s’avère nécessaire.

— Si tu poses un seul doigt sur moi, gronda Altaïs, il se pourrait bien que je devienne réellement un régicide !

— Tu…

— Harald, le coupa Adela en frôlant son bras d’une main douce.

Un rai de lumière caressa son diadème, métal étincelant. Son époux parut sur le point de la rabrouer, avant de finalement se raviser. Altaïs observa la scène en fronçant les sourcils, sans être certain de comprendre comment Adela venait d’apaiser Harald sans subir de réprimandes. Déjà pendant le procès, elle s’était permis de défier son autorité. Était-ce sa magie qui avait influencé les émotions de son époux ?

— La famille royale doit des excuses à Altaïs. Nous nous devons de reconnaître nos erreurs, et surtout, de les reconnaître en public, car nous avons traîné Altaïs dans la boue pendant deux ans. Ce n’est que justice à son égard.

Altaïs baissa la tête. Sous ses doigts agrippés au rebord de la table s’étalaient désormais des sillons de givre. Il écarta brusquement ses mains en réalisant qu’il perdait le contrôle de sa magie.

Était-ce trop demander qu’on le considère un tant soit peu ? Qu’on cesse de le mépriser pour des raisons qu’il ne parvenait pas à comprendre ?

Les fordaedarn ne sont rien de plus que des monstres.

Vous n’êtes pas l’émissaire de la Magie, vous croyez être son égal, et nous ne pouvons tolérer un tel avilissement de ce qui est sacré.

Toute cette souffrance, tous ces morts, parce qu’on avait décidé par le passé que la nature de son pouvoir profanait la Magie.

Harald laissa échapper un long soupir.

— Un discours auquel sera convié le peuple sera organisé dans la cour du palais pour officialiser l’innocence d’Altaïs.

— Je doute que le peuple puisse croire qu’il soit innocent, avisa Elaran.

Altaïs releva la tête pour vriller un regard furieux sur lui. Autour d’eux, l’air se refroidit considérablement.

— Parce que tu l’es toi-même ? siffla-t-il. Parce que vous oubliez les meurtres que vous avez commis, Harald et toi ?

Elaran ne cilla pas.

— Des morts dont tu es responsable. Parce que tu as pris la fuite.

Altaïs se redressa brusquement, alors que son siège basculait en arrière dans un fracas dissonant.

— Espèce de…

Son insulte ne franchit pas ses lèvres ; une dague s’était matérialisée à quelques pouces de sa gorge.

— Silence ! mugit Harald, une main tendue devant lui.

Un éclat meurtrier obscurcit le regard d’Altaïs alors que le givre se répandait sur la table jusqu’à former une couche de glace étincelante. Aalis voulut poser une main sur son bras pour l’arrêter, mais il recula pour lui échapper.

— Vous voulez me réduire au silence ? cracha-t-il. J’en ai assez de me taire ! Faites donc semblant de parlementer autour de cette table, je me ferai justice moi-même s’il le faut !

Il tourna les talons sans attendre. La rage lui brûlait le ventre lorsque les portes se refermèrent derrière lui.

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MarieSch
Posté le 24/06/2023
Salut Mathide!

Quelle conclusion... j'ai vraiment très envie de comprendre ce qui se passe au fond de l'esprit d'Altaïs. Un secret de jeunesse caché ?
"Combien de temps lui restait-il?" ça fait vraiment peur... Peut-il vraiment mourir à cause de son propre esprit? J'espère que Aalis va trouver une solution pour l'aider!
Et Soren, par contre, il m'agace à ne pas dire dans quel camp il est... mais en même temps je le comprends, ça ne doit pas être simple comme situation! A vouloir aider, être juste, mais avoir peur de finir dans la même merde qu'Altaïs...

A plus tard!
Mathilde Blue
Posté le 28/08/2023
Coucou !

Beaucoup de secrets se cachent dans l'esprit d'Altaïs encore... Et peut-on vraiment mourir à cause de son propre esprit, je pense que oui d'une certaine manière :)
Pour Soren, il est en effet dans une position délicate, mais peut-être qu'il évoluera, dans un sen ou dans l'autre ^^

Merci pour ton retour !
Edouard PArle
Posté le 21/06/2023
Coucou Mathilde !
Soren est vraiment un personnage intéressant, je suis vraiment pressé de voir comment tu vas le développer par la suite.
"Elle avait grandi ainsi ; effacée par son père, constamment dans l’ombre de son frère, voix silencieuse comme sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère. Comme toutes les femmes qui l’avaient précédée." thème intéressant, j'espère que ça sera un peu développé (=
Je continue...
Mathilde Blue
Posté le 28/08/2023
Coucou !

J'aime beaucoup développer le personnage de Soren :)

Pour le thème, il sera un peu développé à travers Aalis et Adela, mais également à travers un autre thème étroitement lié qui sera plus explicité à la fin :)
Nathalie
Posté le 02/04/2023
Bonjour Mathilde Blue

Tu as construit un monde vraiment sympa et profond. Ta façon de voir la magie, l’esprit, les éléments, est très particulière. Tu ne prends la peine d’entrer les détails et c’est super. On te suit. On accepte. Tu donnes le juste suffisant sans ennuyer le lecteur. C’est un vrai bonheur à lire.
Mathilde Blue
Posté le 08/05/2023
Bonjour Nathalie,

Ce compliment me fait très plaisir, le worldbuilding n'est pas mon point fort et j'ai beaucoup travaillé pour donner de la consistance à cet univers !
espritdepapier
Posté le 17/02/2023
Hey !
Je suis tellement d'accord avec Flammy, Altaïs pourrait p'tetre avoir 2-3 RTT sans meurtre pour les cloturer ? Genre 48h avec un lit douillet, de la bouffe, pas mal et Alex pas trop loin ? o:) et éveillé hein, pas dans le coma après torture, et sans esprit autodestructeur aussi stp.
nan, j'en demande trop ?
Pov' chou :'( Et Aalis qui sait ça, mais sait pas quoi en faire...
Hâte d'en savoir plus, tout ces nouveaux mystères c'est trop j'ai besoin de la suiiiiite :D
Mathilde Blue
Posté le 18/02/2023
Re !

Quand tu as dit "48h avec un lit douillet" j'étais prête à répondre que c'était déjà ce qu'il avait, et puis tu as poursuivi et je me suis dit "ah bah non, dommage" xD Mais peut-te bientôt ? Un jour prochain ?

Merci pour ton soutien sur cette histoire <3
Flammy
Posté le 15/02/2023
MA CHOUPETTTTTTTTE.

Mais genre, la torture, la fuite, les morts et tout, ça suffit pas, en plus, faut que son esprit soit en mode autodestruction programmé. Tu peux pas le laisser tranquille un peu tranquille ? Genre, deux jours de vacances pas dans le coma avec Alex qui doit stresser comme un malade à côté ? Au moins, son état est stable ^^'

En tout cas, on comprend bien Soren là, le côté cul entre deux chaises. Il s'intéresse vraiment à son cousin, il s'inquiète vraiment pour lui là (difficile de savoir si c'est récent ou pas), mais il peut pas le montrer vu qu'il a le meilleur papa du monde. BREF. Enfin bon, j'aime bien Aalis qui lui fait des reproches, sans Soren, il serait mort Altaïs -.-" Il a fait des trucs avant, LUI. Bon, elle a aussi fait des trucs, mais prout quoi. Au moins, Soren est très conscient qu'Altaïs a plus besoin trop d'eux au contraire, et qu'il a juste besoin d'Alexander et d'un chalet perdu au fin fond de nulle part ='D

Bon, en vrai, même avec Alex, l'opération super glue a l'air compliquée vu que l'auto destruction est déjà entamée. Ca va pas être drôle je sens cette deuxième partie, surtout avec cette histoire de strates, ça pue. Tous les jours du monde il y a des choses dont il ne se souvient plus et tous les jours du monde, il va être tout cassé le jour où il va s'en souvenir ma pauvre choupette ;.; J'espère qu'Alex est bon en puzzle, parce qu'à mon avis, ça va être très dur, et ça sera pas juste empêcher l'auto destruction mais aussi empêche de devenir dark choupette T.T

Bon, j'ai très hâte de voir comment tout ça va évoluer, même si ça va être tout sauf drôle et sympa, mais bon, ça donne très envie de voir le réveil d'Altaïs et voir comment il va se confronter à toutes ces cassures cette petite choupette <3
Mathilde Blue
Posté le 18/02/2023
Coucou !

Voilà. Je vais poster la suite. Bisous.

Non mais blague à part, plus il y a de drama plus on pleure, l’esprit auto-destructeur c’est un peu dans une continuité logique finalement… Et Alex ne stresse pas du tout voyons, ce n’est pas son genre !

Ah oui, Soren est clairement au bout de sa vie… C’est à dire qu’avec son père, c’est pas incroyable quoi x) En même temps Aalis l’a un peu mauvaise avec le procès, la voix de Soren était un peu déterminante vu qu’elle et Adela hésitaient… Mais il a aidé Altaïs à fuir alors je dirais 1 partout, la balle au centre xD

Oui non la deuxième partie est pas super drôle… La dynamique est très différente de la première ^^’ Enfin on en a déjà parlé mais la gestion des traumas et tout… (tu sais que « dark choupette » ça fait aucune crédibilité ? Je te le dis au cas où)

Merci encore pour ton soutien et ton enthousiasme <3

(C’est bon je vais poster la suite :p)
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