Chapitre 19 : Un rêve

Par Cherry
Notes de l’auteur : xoxo

Un sang aussi rouge qu’un piment glissait entre deux narines pour tomber le long d’une joue creuse. Il était immobile, les yeux ouverts, la bouche tordue dans une expression de douleur. 

— Alors ça y est, Ailes-Noires est… heu… parti ? chuchota Koki. 

— Oui. 

Silencieusement, Xai se pencha sur le cadavre et tâta son pouls. 

— Puisses-tu trouver la paix dans l’au-delà. Je laisse ton cadavre ici pour que tes proches t’enterrent selon ta volonté. N’aie pas honte d’avoir perdu : ce combat t’a libéré de la haine. Désormais, je prendrai soin des habitants de Taontaï. 

Xai lui adressa une dernière prière avant de se tourner vers Vinh et Koki. Ces deux-là n’avaient raté aucune miette du spectacle et Vinh n’avait pu que constater l’écrasante supériorité de Xai. Sa réputation de monstre, il ne l’avait pas volée.

— Allons aider les garçons. 

Ce fut tout ce que Xai déclara avant de disparaître dans un tunnel sombre. Koki aida son acolyte à se relever.

— Est-ce que ça va ? s’enquit-elle. 

— On ne peut mieux. 

Vinh voulut s’arracher le cœur. Se frapper. Se hurler dessus. Se punir. Mais il était épuisé et manquait grandement de forces. Il laissa Koki le guider à travers les égouts. Toutefois il tourna la tête à demi, juste assez pour voir la silhouette figée d’un pirate. Ses longs cheveux noirs, qu’il avait pris pour des ailes, baignaient dans le sang. 

 

*

 

Le port de Taontaï était en piteux état. Les bateaux étaient pour la plupart détruits et des morceaux de bois noircis et fumants jonchaient partout sur l’île. Les pirates qui opposaient résistance se faisaient immobiliser sous terre grâce à Kitti. Quant aux esclaves, ils furent libérés les uns après les autres. 

Personne n’était mort, à l’exception d’Ailes-Noires. 

Cependant, une foule de gens mécontents se tenaient dans le marché noir, grondant et jurant. Qu’allaient-ils advenir d’eux ? Que faisait leur chef ? 

Grâce à un tunnel, Koki, Vinh et Xai avaient émergé d’une plaque d'égout pour se réfugier dans une ruelle encombrée de marchandises. En effet, il n’était pas prudent pour Xai, Koki et Vinh de se balader à l’air libre en toute insouciance. 

— ‘Sont pas très heureux de nous voir, marmonna Koki. 

Soudain, la terre se fissura dans un grondement et Kitti apparut, essoufflé. De la boue salissait son magnifique minois et ses ongles étaient brunis par la vase.   

— On peut s’enfuir discrètement ! J’ai creusé un tunnel jusqu’à notre embarcation et… Vinh ! Koki ! Vous êtes vivants !

— Bien sûr qu’on l’est ! riposta Koki en le fusillant du regard.

— Kitti, peux-tu me créer une estrade à travers le marché noir ?

Pendant un court instant, Kitti fronça les sourcils avant de reprendre un air indifférent.

— Ne meurs pas alors. 

Il donna une tape sur l’épaule de Xai avant de fermer les yeux, de se concentrer et de poser une main sur la terre. La seconde d’après, des cris et des exclamations surgirent du marché noir tandis qu’un mouvement de panique se propageait dans la foule. Xai sortit de leur petite ruelle à pas de loup. Vinh, appuyé sur Koki, tendit la tête pour suivre ce qui se passait. 

Il vit Xai grimper à une vitesse surhumaine la colline de terre qui avait jailli au beau milieu du marché. Xai se tenait sur un monticule de terre, de bocaux aux reflets aveuglants, de vêtements soyeux, de pièces métalliques et de déchets. Lorsque les gens le virent se tenir, le port altier droit et le regard déterminé, le mouvement de panique cessa. Certains se rapprochèrent de cette colline tandis que d’autres, plus méfiants, reculèrent de quelques pas. Cet inconnu, vêtu d’habits modernes et propres, captait tous les regards. 

Xai n’attendit pas que les murmures se tarissent ni que les regards noirs s’évanouissent. Sa voix, puissante et grave, résonna dans toute l’île.  

— Je m’appelle Xai et je suis le chef des Serviteurs de l’Aube. Ces derniers jours, nous avons vaincu les Zaj au San Miao, tout comme nous avons vaincu le Suugomur, le Yarkhoqa, le Qoumon, le Gol Doki, le Daeryo et le Satajapu. Ces royaumes étaient gangrénés par la corruption et la haine. J’ai vu de mes propres yeux la misère, la guerre et la douleur de ces peuples. J’ai ressenti leur détresse qui m’a rappelé la mienne. Je ne peux que constater la même souffrance dans vos yeux puisqu’Ailes-Noires vous a exploité de la même manière que tous ces dirigeants. Pourtant, Ailes-Noires vous avait promis un monde meilleur, utopique, n’est-ce pas ? Il vous a utilisé, ridiculisé, corrompu… Que de belles paroles qui n’ont jamais eu pour dessein de vous servir. Désormais, vous êtes libres. Libre à vous de quitter cette île ou de rester ici car Ailes-Noires n’est plus de ce monde. 

 — Que comptes-tu faire de nous ? répliqua une voix dans la foule. Tu n’es pas différent d’Ailes-Noires. 

Des hochements de têtes et des murmures approuvèrent cette personne mais Xai n’en fut pas déstabilisé. 

— J’ai tué Ailes-Noires, mais pas dans le but de devenir le nouveau Seigneur Suprême. Je veux vous aider. Le monde entier dit que Taontaï est l’île des péchés et des rebuts de la société. Mais quand je vous regarde, je ne vois que des humains. Depuis quand un humain n’a plus le droit de se perdre ? De s’égarer ? De vouloir sortir des sentiers battus ? D’être différent ? Cette société parfaite, elle n’existe pas. Ce sont les soi-disant dirigeants de ce monde qui ont instauré leurs règles pour nous pénaliser. Toi, pourquoi as-tu rejoint Ailes-Noires ? 

L’homme que Xai avait désigné dans la foule se rembrunit. Il portait le blouson des soldats d’Ailes-Noires mais la blancheur de l’habit avait pris une teinte jaunâtre. 

— L’empire Wensuei a éliminé mon peuple et Ailes-Noires avait promis de m’aider. 

— Et qu’a fait Ailes-Noires ? Rien. Et toi, mon enfant, que fais-tu dans cette île ?

Cette fois, Xai s'adressait à une petite fille avec une voix plus douce. La fillette sentit les regards converger vers elle. Elle regarda sa misérable robe, dont le tissu avait été sali et déchiré à force d’être passée aux mains des hommes. 

— Ailes-Noires a dit que je pourrais aider mes parents en travaillant ici. 

Une ombre voila les yeux de Xai. La foule émit un grondement en entendant les paroles de l’enfant. Une vague de murmures se propagea telles les prémices d’une prise de conscience. Xai venait de planter les graines d’une révolution et il serait impossible de l’arrêter. 

Vinh constata que tous les yeux étaient rivés sur Xai. Pas un seul n’était pas hypnotisé par le talent d’orateur du leader des Serviteurs de l’Aube. Sa voix était aussi chaude qu’un ciel bleu d’été, aussi ferme que la terre qui durcit au soleil. 

— Voilà où nous en sommes aujourd’hui : poussés dans nos plus bas retranchements pour survivre. Est-ce normal de s’abaisser ainsi ? Vous n’êtes pas les déchets de ce monde, vous êtes le ciment sur lequel sera bâtie une nouvelle humanité. J’ai foi en les habitants de cette île. Les Serviteurs de l’Aube seront toujours là pour vous aider car nous sommes au service d’un monde juste, un monde où les droits de chacun seront garantis et protégés. Nous rêvons d’une aube porteuse de vie et d’espoir. Chaque jour qui passe, nous nous rapprochons un peu plus de cet idéal. La preuve : le San Miao n’existe plus. Ces dragons millénaires dont la haine et la corruption a instauré une société de classes. Grâce à notre seule force, les Zaj ne sont qu’un lointain souvenir et une république a été construite sur les cendres de cette dynastie. Mais pour poursuivre nos combats, nous aurons besoin d’aide, de soutiens, alliés… alors ensemble, unissons nos forces. Nous, enfants de l’aube, devons marcher ensemble dans ce chemin tortueux afin de créer un monde meilleur. 

— Et que feras-tu une fois que le monde ira mieux ? rétorqua un pirate d’une voix dédaigneuse. 

Cette question fit sourire Xai. 

— Je retournerai sur la terre de mes ancêtres pour y finir ma vie. Je ne suis pas en quête de pouvoir, de gloire ou de richesse, mais je suis à la recherche du bonheur. 

Des rires lui répondirent. D’aucun ne s’attendait à un tel élan d’honnêteté ou de simplicité de la part d’un homme dépeint comme cruel et conquérant. Cependant, Xai était devenu mélancolique en prononçant ces mots. Ses yeux, si sombres et insondables, avaient été traversés par un éclair d’espoir. Cet éclat qui brillait dans ses yeux était le même qui étincelait chez les habitants de Taontaï. 

Xai reprit aussitôt un air sérieux et redressa la tête.  

— Si des personnes veulent nous rejoindre et nous soutenir, manifestez-vous, poursuivit-t-il. Pour bâtir une aube nouvelle, l’aide de chacun est indispensable. La moindre personne peut faire pencher la balance en notre faveur. 

La colline de terre s’ouvrit et engloutit Xai.

 

*

 

Le lagon nettoyé grâce à la magie de Koki, les poissons revinrent nager dans une eau claire et épurée. À présent, l’esprit de l’eau était apaisé. Sa volonté avait été exaucée et Taontaï était libérée du joug d’Ailes-Noires. 

La vie pouvait enfin reprendre son cours. 

— In-cro-yable. 

Xai épousseta sa chemise tandis que Koki s’excitait. Ils avaient furtivement retrouvé leur petite barque dissimulée derrière les rochers à l’autre bout de l’île. À l’abri des regards, la Meute s’apprêtait à rentrer dans son repère. 

— Je suis sûre que toute l’île nous soutiendra ! affirma Koki en sautillant comme une puce. Oh, que je suis bête, j’ai failli oublier de te présenter Vinh ! 

Ce dernier, recroquevillé dans son coin, se fit violence pour ne pas faire demi-tour. Koki le prit par le bras et fit les présentations. 

— Vinh, Xai. Xai, Vinh. Xai, je t’ai dégoté le nouveau soldat ! Le fameux n°20. Alors ? 

La voix pétillante de Koki contrastait avec les pupilles ternes de Vinh. Il baissa les yeux, évitant soigneusement le regard pesant de Xai. Il sentait sur lui deux yeux acérés, remplis d’autorité et de froideur. Il n’aurait jamais cru qu’affronter un regard puisse être aussi épuisant et intimidant. 

— Quel âge as-tu ?

— 20 ans, monsieur. 

Koki, Kitti et Yul éclatèrent de rire tandis que les joues de Vinh devenaient aussi rouges que le soleil couchant. Le chef des Serviteurs de l’Aube, lui, ne rigolait pas du tout. Il se rapprocha de Vinh, les bras le long de son corps. Vinh fit un mouvement de recul et baissa la tête tandis que la Meute se tut et observa la scène dans un silence morbide. Au loin, on entendait la clameur sourde du marché noir ainsi que les coques des bateaux détruits se briser.  

— À l'avenir, ne m’appelle plus comme ça. Et tutoie-moi, je ne suis pas ton supérieur.      

Les deux hommes se dévisagèrent longuement, tâchant l’un et l’autre de retenir le visage auquel il faisait face. 

Vinh rassembla son courage pour soutenir les yeux scrutateurs de Xai. Il n’y avait ni hargne ni sécheresse dans son visage. Le soleil couchant se reflétait sur lui, peignant une teinte rose pêche où la noirceur de ses yeux ressortait, telle de la cendre chaude. On aurait dit que le visage de chef des Serviteurs de l’Aube était tout droit sorti d’une peinture ancienne comme s’il était lui-même un personnage de conte de fées issu d’un autre temps. 

Les prunelles de Xai se posèrent sur la peau de Vinh qui avait été sali par les égouts. Une tignasse mal peignée. Des sourcils fins comme une ligne d’horizon. Tiens, un grain de beauté à l’oreille droite. 

L’innocence de l’enfance. Il allait falloir la lui retirer. 

— Veux-tu te battre à nos côtés ? 

— Oui. 

— Es-tu prêt à défendre notre cause ?

— Oui.

— Peux-tu mourir si je te le demande ? 

— Oui. 

Xai continua de le regarder en silence. Au bout d’un moment, il ferma les yeux et expira. 

— Ainsi soit-il. Suis-nous alors. 

Xai lui tourna le dos puis poussa la barque dans le lagon, imité par la Meute qui grimpa en silence. Seul Vinh resta en dehors, son regard allant de l’île à la barque. Il sentait vaguement l’eau froide qui baignait ses pieds et le vent qui soulevait ses cheveux. Koki lui fit signe de les rejoindre. Yul et Kitti se disputaient. Xai décryptait une carte de navigation. Sagi nettoyait son épée avec un mouchoir. Devant ce tableau, Vinh ne put que sourire. Dorénavant, sa place se trouvait à leurs côtés.  

À ce moment-là, Vinh ne s’était jamais senti aussi loin de chez lui. 

— Bouge-toi ! On n’a pas que ça à faire, aboya Yul avant que Koki ne lui assène un coup de rame à la tête. 

Vinh se hâta d’enjamber la barque qui, sous l’effet de son poids, se déséquilibra et pencha à tribord dans une pluie d’exclamations. Vinh s’étala sur le plancher et se prit un genou dans la mâchoire. 

— Pardon, bredouilla-t-il en se frottant le menton. Je suis déso…

— Tu ferais bien, oui, répliqua froidement Yul. Espèce de c…

— Assez, Yul !

Ce dernier sursauta. Xai, les mains refermées sur la carte de navigation, avait élevé sa voix et ne manquait pas de le foudroyer du regard. 

— Ne t'adresse plus jamais envers lui de manière irrespectueuse. Vinh a combattu Ailes-Noires avec bravoure en duel.

Stupéfié, Yul ouvrit la bouche puis la referma sans dire quoi que ce soit. Il lança un regard noir à Vinh avant de tourner le dos et de fixer avec rancoeur le paysage.

Sagi aida Vinh à se relever tandis que Koki esquissait des gestes gracieux, manipulant ainsi l’eau pour faire bouger la barque. Petit à petit, l’embarcation prit de la vitesse et l’île s’éloigna, ne devenant plus qu’un point noir dans l’horizon. Encore tout rouge suite au compliment de Xai, Vinh esquissait un sourire gêné. Venant de Xai, le compliment était bien plus agréable. 

— Ne te laisse pas faire par Yul, conseilla Sagi. On s’y fait vite, à son caractère de chien. Oh, et puis tu peux être fier de toi, Ailes-Noires est mort. 

— Merci.

Au fond, Vinh ne savait pas vraiment si l’on pouvait être fier de tuer un homme, aussi mauvais soit-il. 

— Tu n’as rien emporté ? s’étonna Kitti face aux bras ballants de Vinh. 

Ce dernier fit non de la tête. En dehors des vêtements qu’il portait sur lui, il n’avait pas voulu emmener plus d’affaires. Après tout, tout ce qu’il avait jamais possédé appartenait plutôt à ses parents. 

— Pich te confectionnera de nouveaux vêtements, intervint Xai en ne quittant pas sa carte des yeux. Koki, oriente-nous vers le sud. 

— Compris, chef ! 

Vinh fronça les sourcils.

— Qui est Pich ? 

 

*

 

Alors là, t’as sacrément raté ta vie. T’as quarante piges. Pas de femme ni de marmots. Plus d’amis ni d’alliés. Le monde entier te déteste. Et tu vis dans les égouts. Tu sais ce que t’es ? Un rat ! Voilà ce que t’es ! Un rat ! Un fichu rat qui est maintenant mort ! Là, tu peux rire. 

« Tais-toi. » 

Hors de question. Y a trente ans de cela, j’ai conclu un pacte avec toi pour briller ! Pas pour finir à moitié mort dans les poubelles ! Je veux être remboursé. 

« Tais-toi. » 

Non ! Pas après tout ce qu’on a vécu ! Kengsha, tu me dois bien ça. Je t’ai aidé à passer cet examen. Je t’ai sauvé la vie quand ces avions chasseurs te tiraient dessus. J’ai maintenu Taontaï en vie alors que tu passais tes journées à boire comme un porc. Tu étais si prometteur. Pourquoi ? Pourquoi avoir tout gâché ? Le monde entier croyait en toi. Tes amis croyaient en toi. Je croyais en toi. Tu nous as tous fait espérer. 

« Tais-toi. »

Toute ta vie, tu as eu mille occasions de faire le bien, d’aider les gens, d’instaurer la paix entre les nations… Tu me l’avais promis si je t’accordais ma force. J’ai attendu, tous les jours, que tu mettes en œuvre ce que tu me répétais avec des étoiles plein les yeux. Au fil du temps, tes yeux sont devenus corrompus. Oh que oui, je l’ai vu, ça. Je t’ai vu tuer sans raison. Je t’ai vu être avare. Je t’ai vu plonger dans l’orgueil et la démesure. Tous les jours, tu me disais de ne pas m’en faire, que je m’inquiétais pour rien, et moi, comme un crétin, j’ai fermé les yeux sur tes actes. Je me disais que pour changer le monde, il fallait bien se salir les mains. Je croyais que c’était utile de verser le sang pour un oui ou pour un non. Faut croire que je t’aimais trop, Kengsha, l’enfant prodige. Je t’aimais, tu sais. Puis t’as tout gâché pour une fichue petite île minable ! Et maintenant, t’es mort. Seul, sans rien ni personne pour te pleurer. Parce que tu es trop égoïste pour penser à autre chose qu’à ta perso…

« TAIS-TOI ! TAIS-TOI ! TAIS-TOI ! »

Il était censé être mort, alors pourquoi Toza lui parlait ? Pourquoi diable l’esprit de l’or lui faisait la morale ? Le décès de l’animiste rompait le contrat entre un humain et un esprit. Cependant, Toza était têtu. Toza était rancunier. Toza, noble et arrogant comme l’or, détestait les défaites. Et surtout, Toza était un esprit terriblement généreux.

Trente ans plus tôt, quand Kengsha n’était qu’un gamin à moitié mort de faim dans la rue, Toza était apparu devant lui dans un faisceau de lumière dorée. Gentil. Beau. Drôle. Tel un prince de conte de fées avec ses vêtements soyeux et ses cheveux bien peignés. Cette nuit-là, Kengsha avait accepté de sauver le monde et de stopper les guerres en échange de sa force, car Toza lui avait dit qu’il ne pouvait se lier qu’avec des humains au cœur pur et généreux. Et le petit Kengsha, ça lui avait fait chaudement du bien de savoir que quelqu’un, dans ce monde, croyait en lui. La même nuit, Toza l’avait conduit à un couple de professeurs retraités. Il s’était fait adopté par eux. Ils lui avaient appris à lire et à écrire, puis Toza lui avait soufflé de tenter le concours national de l’aviation pour être pilote de chasse et défendre les plus faibles. Kengsha avait accepté, puis il était devenu un pilote redoutable et populaire. Partout on l’appelait pour combattre, et tout le temps il acceptait en faisant son plus beau sourire, mais très vite, le ciel lui a semblé vide sans ses camarades morts. Un jour, son avion a explosé en plein vol, et Kengsha s’est retrouvé dans un bateau, le visage et les vêtements couverts de suie. Et là, comme ça, il est devenu Ailes-Noires. À quoi bon changer le monde si tous restent enlisés dans leur haine ? Ailes-Noires avait vu l’humain dans ses plus bas retranchements. Il s’était rendu compte que, malgré ses efforts, le monde ne changerait jamais tant que personne n’accepterait de faire le premier pas. Puis il s’était dit qu’après tout, s’il ne pouvait sauver le monde, il n’avait qu’à créer le sien. Ce fut ainsi que Taontaï naquit. Un rêve, issu des déceptions de l’humanité. 

Mais cette utopie est très vite devenue un cauchemar. L’humanité était devenue incontrôlable. Alors Kengsha les a laissé faire comme ils voulaient, puisque de toute façon, l’humain était par nature, destiné à souffrir. Ça lui avait bien fait rire quand ces marioles de Serviteurs de l’Aube avaient frappé à sa porte un beau matin pour lui demander de l’aide. « On veut changer le monde », qu’ils disaient. Mon œil, petit blanc-bec de Xai. Le monde, on ne le change pas. On apprend à vivre avec. Point.

En y repensant, Viki, la nouvelle recrue des Serviteurs de l’Aube, lui avait douloureusement rappelé lui-même dans sa jeunesse. Kengsha avait voulu l’aider et le faire sortir de cet enfer avant qu’il ne soit trop tard. Il l’avait même prévenu sur Xai, ce futur tyran ! Les types comme Xai, il les reconnaissait tout de suite. Le regard vide de compassion, la main froide comme la glace, la voix dénuée de sentiments. Quelque chose en cet homme l’avait perturbé lors de leur rencontre. 

Et comme il s’y attendait, ce Viki avait refusé son aide. Il voulait suivre les traces des Serviteurs de l’Aube pour vivre son aventure. Pff… Quel idiot. C’était à cause de ce type d’imbécile que le cycle de la violence se poursuivait. Comme quoi, le monde était insauvable.  

Les yeux de ce gamin étaient remplis d’espoir. Exactement comme les siens des années plus tôt. Viki voulait changer le monde mais savait-il à quelles horreurs il allait être confronté ? Combien d’enfants avaient été enrôlés par les Serviteurs de l’Aube avec de belles paroles ? Parce que les enfants, eux, ils ne doivent pas être inclus dans ces fichues manœuvres de guerre. Ils ne doivent pas vivre ces horreurs. Les enfants, eux, doivent dormir dans les bras de leurs parents. Jouer à saute-mouton. Manger des gâteaux. Apprendre à tenir un stylo à encre. C’était pour ça que Taontaï avait été créée. 

Oui, Viki lui avait rappelé son rêve.   

Bon, tu veux toujours aller mourir ? 

« Toza… »

Les portes sont grandes ouvertes, mon gamin. D’après ce que m’a dit Dong Yu, tu seras réincarné en petit paysan de l’empire Wensuei. 

« Toza. »

T’auras même une vie assez longue pour voir l’invention des discothèques et du téléphone porta… 

« TOZA ! Combien de temps peux-tu me donner ? »

 

  

 *

 

 

Quelque part dans le labyrinthe des égouts de Taontaï, une ombre déambulait dans un clapotis d’eau sale. À travers la crasse, les déchets, les morceaux de bois flottants et les nuages de mouches, la silhouette poursuivait sa route inéluctablement. Repliée sur elle-même, pâle et tremblotante, elle ne cessait d’avancer, une main prenant appui sur le mur humide et l’autre soutenant son ventre. Du sang gouttait de sa mâchoire, traçant un filet carmin sur son menton. 

Ses longs cheveux noirs, identiques à des ailes brisées, tombaient tristement derrière son dos.    

Mais ses yeux, eux, brillaient d’une détermination de fer. 

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