La jeune femme s'était réveillée aux lueurs du jour. Trempée de sueur, elle se séparait à peine des images qui l'avaient accablée quelques secondes plus tôt. La créature paraissait si réaliste dans ses rêves... Elle se redressa sur sa couche pour aviser celle qui partageait sa hutte. Elle souffla de soulagement en l'entendant respirer. Tout ça n'avait été qu'un rêve. Un horrible rêve.
Elle entoura ses épaules d'une peau de bête qui traînait près d'elle et quitta l'habitation. Cera avait besoin d'air. Le feu l'aida à se repérer. Elle se dirigea activement vers la mer. Elle s'imprégna de l'air iodée et souffla enfin. L'air frais de la matinée lui balayait les cheveux en une agréable caresse. Elle pourrait rester là toute la journée. Son regard se perdit sur l'océan. La plénitude de ses traits ne laissait rien paraître de son conflit interne.
La journée précédente ne cessait de lui torturer l'esprit. Une boule se formait dans sa gorge à chaque souvenir, à chaque corps qu'elle voyait. La brune parvenait même à imaginer l'odeur de chair et de sang. De la nausée... Voilà tout ce que lui évoquait ces images répugnantes.
Elle inspira profondément l'air marin. Cera essaya d'oublier son cauchemar pour se souvenir d'événement heureux. Sur cette plage, elle avait appris à se battre. La sueur avait perlé sa peau à cet endroit. Tous ses efforts avaient été récompensés. Elle était aujourd'hui une combattante redoutée par ses camarades. Un sourire se dessina sur ses lèvres : la brune avait l'impression que cela remontait à des années.
Son regard parcourut la mer. Le reflet de l'eau devint presque aveuglant avec le levé du soleil. Elle fronça les sourcils en apercevant une masse sombre qui se laissait doucement bercée par les flots. Acculée sur les rochers, elle ne pouvait plus avancer. Cera rejoignit l'étrange silhouette à grande enjambée. Elle espérait y découvrir un poisson : elle n'en avait jamais vu d'aussi gros. Elle s'imaginait déjà le festin qu'elle pourrait--
Un hoquet de surprise lui échappa quand elle parvint à mettre un mot sur ce qu'elle voyait : ce n'était pas un poisson mais un corps. La jeune femme prit l'individu sous les aisselles et le ramena sur le banc de sable. Elle hissa en le traînant sur le sol. Pour une femme, elle était sacrément lourde !
Sa main se posa sur la poitrine de l'inconnue tandis qu'elle observait son visage. Elle ne connaissait pas cette personne. Le mouvement qui agitait habituellement la poitrine n'était plus. La chasseuse retira sa main et salua respectueusement la victime des eaux. Cette dernière avait les joues rebondies et poilues. Cera n'avait jamais vu autant de pilosité au visage.
Un trou gisait en plein milieu de son front. Curieux, certes, mais pas suffisamment marquant pour qu'elle arrête son inspection. Son regard glissa sur son cou puis sur son torse. Plat. Sa poitrine était plate. Un fait curieux pour elle : toutes les femmes de l'île possédaient une poitrine plus ou moins conséquente.
Cera jugea sa tenue : un tissu sombre recouvrait ses jambes. Ce n'était pas une peau de bête. La sensation était plus rêche, moins douce que la fourrure. Son cœur fit une embardée quand elle prit conscience des mesures de sa découverte : cette femme ne venait pas de l'île. Elle venait d'ailleurs.
Ses yeux sombres revinrent à l'océan. D'où pouvait-elle bien provenir ? Il était clair pour la brune que cette personne n'était pas comme elle.
– Qu'est-ce que c'est ?
La présence de Luna dans son dos lui ramena un certain réconfort. La cheffe ne semblait ni étonnée ni concernée par cette présence venue d'ailleurs. Cera porta de nouveau ses doigts sur cette poitrine plate.
– Pourquoi est-elle aussi différente ?
– Parfois, ce qui te semble différent ne l'est peut-être pas autant que tu le crois.
Sa réponse amena son lot d'interrogations, à commencer par l'identité de l'inconnue. Luna en savait plus que ce qu'elle ne voulait bien l'admettre. Seulement, cette dernière lui intima au secret. Ses questions demeureraient malheureusement sans réponse parce que, pour protéger la tribu, Cera était prête à garder les secrets les plus sombres...
*
Cera continua à faire ses corvées normalement les jours qui suivirent sa découverte. Elle se sentait coupable d'être tenue au secret. Elle avait envie de partager son étrange rencontre avec le cadavre, reléguant l’œil rouge au second plan. La chasseuse repensait au corps robuste de cette femme.
Elle avait aidé Luna à déplacer le corps de la victime et à creuser un trou. Elles n'étaient pas parvenues à creuser un trou suffisamment profond dans la terre et avaient donc recouvert le reste par la végétation dense de l'île. Tous deux espéraient que personne ne découvre ce secret au fin fond de la forêt.
La brune souffla : cet événement était si dur à garder pour soi. Dans la tribu, les femmes avaient l'habitude de se partager tout. Du moins, le croyait-elle. Quels autres secrets pouvaient bien garder Luna ? Cera préférait ne pas le découvrir. D'ailleurs, une certaine distance les séparait désormais. La jeune femme la considérait davantage comme la complice d'un fardeau, un fardeau qui reposait lourdement sur ses épaules. La chasseuse n'avait pas l'habitude de ressentir cette sensation : elle était anxieuse à l'idée de laisser ce secret s'échapper. Elle garda donc le silence la plupart du temps.
– Arrête de penser autant.
Un sourire recouvrait le visage d'Ely, une autre chasseuse. Cera recouvrait lentement de la tape qu'elle venait de lui administrer. La femme était forte. Très forte.
– J'ai le sentiment que les choses vont bientôt changer.
Les doigts de la brune se tordirent de nervosité. Elle avait laissé s'échapper ses doutes à l'une de ses amies. Et elle en sentit une certaine forme de libération. La jeune femme continua :
– J'ai seulement l'impression que le vent est en train de tourner. Le silence qui nous entoure n'est plus aussi reposant qu'avant... Parfois, ces sensations m'obligent à regarder derrière moi, sans oublier les cauchemars qui hantent mes nuits.
Cera avait besoin de vider son sac. Elle commençait à saturer de toutes ces informations. Elle avait besoin de partager son ressenti, espérant trouver un écho à ses pensées. La peur de l'inconnu s'ajoutait à sa peine. Mettre des mots sur ses sentiments lui fit prendre conscience de son mal-être. Elle ne pouvait ressentir la paix habituelle : le calme des flots ne parvenait plus à satisfaire son ignorance.
– Ce genre de pressentiment arrive à un moment ou un autre dans la vie d'une femme. On pressent l'arrivée de quelque chose sans jamais le phénomène, partagea-t-elle en laissant son regard se perdre dans la vague. Mais tu n'as pas à t'en faire : cette sensation n'a jamais révélé quoi que ce soit dans mon cas.
Ces mots la rassurèrent sans pour autant la convaincre. Son instinct lui avait rarement menti jusque-là. Elle avait confiance en ses sens. Et cette sensation particulière continuerait à la titiller jusqu'au moment venu. La jeune femme n'appréciait pas la position de proie face à ce chasseur invisible.
*
Le lendemain matin, cette sensation se renforça à nouveau. Des frissons recouvrirent son corps tout entier. Son regard se perdit dans les arbres, à la recherche de son malaise. Quelque chose clochait, elle ne saurait dire quoi cependant. Elle revint au camp, les mains vides. Cera fut surprise de voir les lieux si calmes, si vides. Elle rejoignit les femmes qui observaient la mer. Quelque chose sonnait faux dans cette agitation.
– Qu'est-ce que c'est... murmura la jeune femme devant l'énorme silhouette qui s'avançait vers elles.
Le danger qu'elle attendait. Il était là, devant ses yeux. Un objet si grand et si imposant qu'il domptait l'océan. La chasseuse n'avait jamais rien vu de pareil... Une bête plus haute qu'un arbre, plus large que la rivière dans laquelle elle se lavait. Une espèce aquatique qui affrontait vent et vague jusqu'à leur île. Le colosse semblait impossible à abattre. Des tremblements d'effroi envahirent son corps. Comment affronter un tel monstre ?!
– Allez vous cacher ! Hurla Luna avant de s'enfuir à son tour dans la forêt.
Cera courut. Aussi vite qu'elle le put. La peur la poussait à se dépasser physiquement. La brune espérait de tout cœur que l'animal ne puisse de déplacer sur la terre ferme. Pourvu qu'elle reste en mer... Le géant pourrait engloutir l'île sans mal, pensa-t-elle avec épouvante. Il ne resterait alors plus rien d'elle, de ses camarades.
La jeune femme grimpa à l'arbre le plus haute qu'elle connaisse. A quelques mètres d'elle, elle vit l'une de ses camarades pencher sur un autre arbre. Les branches et les feuilles devraient les couvrir sans mal.
La chasseuse sursauta en entendant le hurlement répétitif d'une forme inconnue. Elle se boucha les oreilles de ses mains pour filtrer ces bruits inhumains. Était-ce le monstre ? Cera sentit des larmes apparaître au coin de ses yeux. Elle sentait la fin proche. Elle n'était pas prête à mourir. Pas tout de suite. Pas maintenant. Elle ravala donc sa peur pour se concentrer sur le sol qu'elle surplombait.
Elle ne percevait rien d'autre que ces cris étourdissants. Sa prise de raffermit autour de la branche. L'anticipation la tenait prête. Même si elle ne possédait pas son arc pour se défendre, son corps lui servirait de bouclier. Des confrontations régulières avec ses camarades de chasse lui avaient enseignés certains adages du combat. Elle saurait lutter le moment venu.
La brune essaya d'oublier cette musique qui lui refilait des maux de tête. Elle ne pouvait pas flancher. La mélodie lourde et rapide ne semblait pas naturelle. Elle cessa presque de respirer en voyant tous ces inconnus franchir la barrière végétale.
Ces personnes à la chevelure courte et à la stature imposante lui faisaient penser au cadavre retrouvé plus tôt dans la semaine. Cera ne saurait déterminer leurs intentions. Étaient-elles bonnes ou mauvaises ? La jeune femme penchait plus sur la deuxième option.
La chasseuse fut surprise de voir Luna aller à leur rencontre. Elle semblait minuscule face à eux. Sa fourrure animale et ses longs cheveux la distinguaient de ces étranges personnes. Elle ne portait aucune arme. La plus jeune jura mentalement.
Le regard de ces gens s'attardèrent quelques instants sur la poitrine de sa cheffe. La jeune femme craigne pour sa vie. L'un d'eux siffla, à sa plus grande surprise, avant de donner un coup de coude à son ami le plus proche. Cera n'aimait pas ça. Ça ne sentait pas bon.
Une inconnue aux cheveux courts, à la tête du petit groupe, s'approcha de son amie. La chasseuse ne pouvait rien faire d'autre que regarder cet échange. Sa peur l'empêcha de se révéler. Elle entendit l'individu s'exprimer avec des mots qu'elle ne reconnaissait pas.
L'organe dans sa poitrine s'emballa quand elle vit la personne empoigner le bras de Luna. Cette dernière ne savait pas se battre aussi bien que la brune. Elle s'apprêtait à sauter sur le dos de l'inconnue la plus proche lorsque l'un d'entre eux s'effondra bruyamment. Un point rouge résidait au beau milieu de son front et la jeune femme ne saurait dire s'il est inconscient ou mort. On repoussa Luna sur le côté tandis que ces gens luttaient contre une force invisible aux yeux de Cera. Elle s'avança en équilibre sur sa branche et sauta sur l'arbuste le plus proche. Elles devaient partir.
Des personnes vêtues de blanc avaient rejoint la bataille. La chasseuse saisit la main de Luna et la poussa à la suivre. Il fallait qu'elle récupère son arc laissé sur le camp. Elles coururent aussi vites qu'elles le purent. L'adrénaline les poussait même à emprunter des chemins recouverts de ronces. La douleur des coupures ne les arrêtèrent pas. Si elles voulaient survivre, il lui fallait son arc et ses flèches.
Le chaos avait envahi le camp. Des personnes vêtus de blanc et de noir s'affrontaient sans répit. Les flammes recouvraient nos huttes, des corps jonchés le sol. Cera peinait à y croire : cette vision, elle ne l'aurait imaginer dans ses pires cauchemars.
Avant qu'elle ne puisse atteindre son arme, on lui saisit le poignet. L'une de ces personnes habillée de blanc. La jeune femme, loin de se laisser impressionné, lui décocha un coup de pied dans les côtes. Son instinct de survie la poussait à faire mal. Elle lâcha le bras de Luna pour esquiver son adversaire et courir jusqu'à sa hutte. Son arc et son carquois reposaient sur les murs de l'habitation. Elle s'en saisit pour viser ces inconnus. Blanc ou noir, elle ne faisait aucune différence. Elle tira sur l'ennemi le plus proche de Luna.
Cera grogna lorsqu'on la percuta de plein fouet. Elle se servit du bois de son arc pour appuyer sur le cou de l'individu. Cette femme était forte. Plus qu'elle ne l'était. Mais elle tint bon. Le visage de l'ennemi vira au rouge. Il allait lâcher. Il devait lâcher.
La chasseuse profita de cette courte pause pour chercher une flèche dans son dos : la pointe taillée dans la pierre s'enfonça dans le cou de l'attaquant. Elle poussa le corps sur le côté tandis qu'il agonisait de douleur.
La jeune femme s'enfonça dans la forêt. Luna ne l'avait pas attendu. Cera pria : elle pria pour que toute cette histoire ne soit qu'un horrible cauchemar. Sa vie ne pouvait se terminer aujourd'hui.
Elle posa ses mains sur le tronc le plus proche et commença à se hisse jusqu'à une branche. La chasseuse hurla lorsqu'une main lui enserra la cheville et la ramena aussi ferme sur la terre ferme. Elle tenta de se débattre, elle joua des pieds et des mains pour s'en sortir, en vain. La femme lui tint fermement ses poignets au dessus de sa tête. Elle sentit quelque chose de dur lui retenir les poings entre eux. Elle était prisonnière.
Cera croisa le regard sombre de l'individu. Elle retiendrait chacun de ses traits et lui ferait payer. Ça, elle se le promit.
*
Ils s'y prirent à deux pour la transporter d'un bout à l'autre de l'île. La brune observa avidement le dos de la personne qui la maintenait prisonnière. Elle avait les cheveux courts et une corpulence au dessus de la moyenne. Elle s'imagina un instant lui planter l'une de ses flèches dans son ventre grassouillet. Oh, elle s'y attellerait avec un tel plaisir.
Ses pulsions meurtrières s’estompèrent en avisant le colosse repéré plus tôt. Cera plia ses jambes par pur réflexe et fut méchamment rabrouer d'une classe sur la jambe. Elle ne voulait pas s'approcher d ce monstre. Sa peur surpassa sa colère : allaient-elles l'abandonner dans la gueule de la bête ?
Poussée par la peur, Cera donna une violente impulsion dans les jambes. L'étrangère devant elle relâche sa prise suffisamment pour qu'elle puisse donner un second coup : l'inconnu tomba à genoux dans un grognement. La jeune femme, quant à elle, donna un coup de tête sur le menton du second inconnu. Elle ne se laisserait pas emmené dans la gueule du colosse.
Les chevilles liées entre elles, la chasseuse sautilla pour s'échapper. Elle était désespérée. Elle ne voulait pas quitter son île.
La brune vit une ombre se dessiner sous ses pieds. Elle réagit cependant trop tard. Le coup porté à la tête la fit tomber comme une mouche. Elle ne gagnerait pas cette fois.