La jeune femme fut réveillée par une secousse à son bras. Elle sentit dans un premier temps les effluves de la mer puis ressentit le balancement des eaux. Cera plissa les yeux et avisa le visage inquiet de l'une de ses camarades. Une grimace déforma ses traits face à la douleur à l'arrière de sa tête. Un flash de ce qu'il s'était passé la poussa à se redresser. Ça ne pouvait être vrai...
– Doucement... prévint Lana en supportant ses épaules.
Le visage de la chasseuse était aussi blanc qu'un nuage. Son amie essuya son front trempé de sueur à l'aide de sa main. Cera était mal en point. La fièvre la clouait au sol.
– Où sommes-nous ? Murmura-t-elle en avisant les personnes qui l'avaient enlevées.
– Sur la mer.
Si Cera en avait eu l'énergie, elle aurait levé les yeux au ciel. Elle n'avait pas besoin d'entendre une telle évidence : son corps accompagnait le mouvement des vagues. Sous ses paumes, elle ne ressentait plus les grains du sable ou l'herbe qui remuait au gré du vent. La nature avait été remplacé par des planches en bois qui s’emboîtaient les unes aux autres. La chasseuse trouvait ça curieux. Cependant, la présence de ces inconnus à l'allure étrange l'empêcha de mener de plus grandes investigations. Ils étaient beaucoup à les regarder, à rire de leur état.
Cera n'avait pas besoin de comprendre la langue pour reconnaître la moquerie. Le langage se passait des mots. Elle n'aimait pas ça du tout.
Elle entendit une brève inspiration près d'elle. Son regard glissa jusqu'à Ely. Cette dernière regardait droit devant elle, les traits tirés et la mine vaincue. Comme d'autres, elle n'arrivait pas à croire ce qu'il était en train de se passer.
– Les autres sont restées sur l’île ?
Sa question demeura sans réponse. Cera s'affaissa un peu plus. La tête lui tournait. Son regard dériva vers ces silhouettes qui marchaient d'un bout à l'autre de la structure. Dans sa tête, elle imaginait des scénarios macabres où elle était l'unique antagoniste. Elle ferait payer ces gens. Elle s'en fit la promesse. Elle attendrait le moment le plus propice pour laisser libre cours à son imagination morbide.
La chasseuse ferma un instant ses yeux. Un seul instant. Au prochain coup de paupière, le jour avait fait place à la nuit. La jeune femme avala difficilement sa salive. Elle était assoiffée. Des voix graves la poussèrent à se redresser pleinement et affronter le tableau guilleret sous ses yeux : deux inconnus luttaient, entourés de leurs camarades. Cera fronça les sourcils : une pratique curieuse étant donné la situation. Son regard revint à son groupe quand elle entendit des reniflements. Ely pleurait à chaude larme, ses bras entourant son corps frêle. Ses tremblements poussèrent la brune à interroger l'une de ses amies.
– Qu'est-ce qui lui prend ? On lui a fait du mal ?
– L'une d'entre elles l'a emmenée... mais elle n'a rien voulu nous dire.
Des petites taches de couleurs lui obstruaient la vue. Cera ne se sentait pas bien. Pas bien du tout. Elle courba le dos et rejeta de la bile. L'action lui donna les larmes aux yeux, enflammant sa gorge un peu plus. Elle sentit une nouvelle forme d'agitation autour d'elle mais son malaise l'empêcha de son soucier. Elle avait l'impression de mourir.
Des mains agrippèrent ses aisselles pour l'emmener plus loin. On l'éloignait de son groupe, de sa famille. La chasseuse essaya de s'en dégager, en vain. Son corps était lourd. Sa conscience amorphe. Elle partait à la dérive.
On lui donna de l'eau. Elle sentit le liquide couler le long de sa gorge. La jeune femme toussa, recracha à plusieurs reprise cette intrusion. Tout était flou autour d'elle. Elle se redressa mollement sur ses bras afin d'éviter l'étouffement. Le regard flou, elle ne distingua que vaguement les silhouettes autour d'elle. La jeune femme s'essuya mollement le front. La fatigue, les maux de tête la clouaient au sol. Elle peinait à rester assise. Cera ne sut combien de temps elle resta là, à déambuler entre conscience et inconscience. Une éternité probablement... Jour et nuit se confondaient et se ressemblaient.
Elle finit par se réveiller au bout d'un temps infini. L'estomac dans les talons, la jeune femme adressa un regard à la foule devant elle. Un nouveau jeu de lutte... Une nouvelle camarade d'enlever. En temps normal, elle aurait exprimer sa colère en bonne et du forme, mais la fatigue l'attirait irrémédiablement vers le sol. La tristesse ne la quittait plus. Le goût de vivre l'avait abandonné depuis qu'elle avait quitté l'île. La mort... Elle y pensait souvent. Peut-être trop. Seulement, ses besoins les plus primaires la poussa à avaler les moindres miettes de nourriture qu'on lui laissa, la moindre goutte d'eau qu'on lui accorda. Son corps la poussait à survivre.
Le rire de ces inconnus ne la gênait plus autant qu'au début. L'habitude probablement... Son regard s'attarda sur la silhouette inerte de Ely. Elle s'en rapprocha à quatre pattes pour tâter son cou, à la recherche de la vie.
-Elle est vivante, affirma Nora à ses côtés, la voix brisée.
La prisonnière se détendit, juste un peu. Elle souffla puis releva la tête en voyant des ombres la surplomber. Le vainqueur du combat saisit le bras d'Ely qui se laissa entraîner derrière une porte à quelques pas d'eux. Elle n'était pas la première à être emmenée : Cera avait déjà vu leur bourreau amener plusieurs de ses camarades. Et elle n'avait rien fait pour les en empêcher. Son corps était bien trop faible pour tenter quoi que ce soit. La volonté seule ne pouvait suffire dans ce genre de combat. Lâche, la brune détourna les yeux tandis que la porte se refermait derrière son amie.
*
La nuit tomba pour la quatrième fois sur le « moyen flottant ». Leurs bourreaux les avaient autorisés à boire dans l'après-midi. Le liquide opaque fut si désaltérant pour la jeune femme qu'elle en pleura de bonheur. Le goût de l'eau lui importait peu du moment qu'elle rafraîchissait son corps.
La chasseuse laissa son regard dériver devant elle. Le calme de la Nature avait laissé sa place aux bruits de pas et aux voix rauques. Les individus travaillaient avec une certaine énergie autour du pont. Pendant que certains tiraient sur des cordes pour redresser ou plier le tissu blanc, d'autres attendaient le prochain ordre. Cera rencontra le regard de plusieurs d'entre eux et ces contacts visuels la terrifiaient à chaque fois. On ne l'avait pas encore emmené de l'autre côté de la porte. Elle redoutait cet instant.
Sur l'île, elle était le prédateur qui chassait pour survivre mais ici, elle n'était rien de plus qu'une proie terrifiait à l'idée de rencontrer le monstre qui brisera sa volonté. Elle avait vu le regard de ses amies s'éteindre à leur retour de l'autre côté. La jeune femme était la dernière à espérer. Sa soif de vengeance devait survivre. Et si, pour ça, elle devait contenir sa rage, atténuer la flamme qui constituait son mental, elle le ferait. Elle se ferait toute petite, telle une souris, afin d'échapper à leur attention. Puis, sans qu'ils ne s'y attendent, elle sortirait de sa cachette pour leur faire regretter leurs gestes. Ses yeux sombres glissèrent, bien malgré elle, sur les bras et les jambes violacées de ses camarades. Des traces de morsures habillaient le cou d'Ely : ces gens étaient pire que des animaux...
Cera se rallongea sur le sol pour éviter le moindre contact visuel avec ses amies. La culpabilité la poussait à garder le silence. Elle n'avait pas entrepris le moindre geste pour les aider ou les réconforter. Elle ne pouvait plus de permettre de pleurer ou de se lamenter. Elle devait rester forte. Elle devait attendre...
La chasseuse ignora les rires gras à quelques mètres d'elle. Voir ces bêtes recommençaient leur jeu du corps restait au dessus de ses forces. Elle ferma un instant les paupières pour les rouvrir presque aussitôt en sentant une main empoigner rudement son bras. Un visage poilu aux dents jaunes lui fit face. Les yeux sombres de l'individu luisaient de concupiscence et Cera sentit ses membres se figer de peur. On la força à se mettre debout.
– Lâche-moi ! Hurla-t-elle en tirant sur son membre prisonnier.
Sa voix se brisa sur la dernière syllabe mais sa volonté, elle, resta intacte. Elle ne se laisserait pas emmener sans se battre. Cera tira brusquement sur son bras en serrant les dents et profita de sa légère perte d'équilibre pour lui asséner un coup de genou dans son ventre dodu.
L'individu la relâcha dans un grognement pour se tenir l'abdomen tandis qu'elle s'éloignait à petit pas de son agresseur. La peur était là, dans tout son corps. Elle essaya de réguler ses tremblements, sans grand résultat. Ignorant les moqueries de ses ennemis, elle réfléchit à la marche à suivre. L'effet de surprise passé, sa prochaine attaque risquait d'être plus réfléchie. Sa silhouette imposante s'approcha à nouveau, le regard menaçant et les joues rouges. Il était bien le seul à ne pas rire du spectacle.
Le dos contre la rambarde en bois, la brune se retrouva prise au piège. Dans un instinct de survie, elle cracha au visage de l'individu lorsqu'il fut suffisamment proche. Elle profita de cette diversion pour saisir son cou à deux mains, donner un coup de pied sur le genou le plus proche et faire basculer le haut de son corps vers la rambarde en bois. Le craquement caractéristique d'un os brisé acheva sa manœuvre. Elle se recula, le souffle court.
Cera recula le long de la balustrade en entendant les sifflements de ses ennemis. Ils riaient et se moquaient bien de voir leur congénère éponger le sang qui coulait de ses narines. Elle avait désormais peur des représailles.
Un sifflement vint à bout de la bonne humeur général. Une personne, vêtue de noir, se rapprocha du groupe. Elle dédia quelques mots à ses camarades et Cera souffla de soulagement en les voyant s'éloigner d'elle. Ces femmes allaient la laisser tranquille. Elle avait gagné. Son corps s’affaissa contre la rambarde. La tension la quittait.
Son soulagement fut cependant de courte durée. Deux colosses lui prirent les bras pour l'entraîner vers la porte. Elle tenta d'agripper les rebords de cette dernière, en vain.
– Non ! NON ! Hurla-t-elle, les larmes aux yeux.
Ses supplices n'y changèrent rien. La flamme dans ses yeux allait s'éteindre, comme toutes les autres. Elle essaya de ralentir leur avancée en plantant ses pieds dans le plancher mais la poigne dans ses cheveux l'en dissuada rapidement.
Derrière la porte, les murs étaient sombres et exigus. Cera peinait à respirer dans cet endroit où les courants d'air ne passaient plus. La chaleur des lieux lui brûlait la gorge. Elle avait l'impression d'étouffer.
Ils descendirent des escaliers et la jeune femme se retrouva enfermée dernière une barrière que sa force ne parvint à détourner. La fraîcheur du matériel la poussa à s'en éloigner. L'un de ses geôliers lui adressa quelques mots qu'elle ne comprit pas avant de la laisser dans sa solitude. La jeune femme s'affaissa contre un mur, l'air hagard. Elle sentit le moyen flottant tanguer sous son corps, elle entendit le bruissement des vagues contre la coque.
– Cera ?
Sa tête se releva presque aussitôt pour croiser le regard de Luna. Elle était vivante ! La chasseuse se rapprocha à genoux de la jeune femme. Les deux camarades étaient seulement séparées par ces barreaux qui donnaient la chair de poule à la plus jeune.
– Tu vas bien ? Demanda la brune, peinant à voir la cheffe dans la pénombre.
– Je pourrais aller mieux, j'imagine.
– Je pensais que tu étais morte sur l'île...
– J'aurais préféré, confia-t-elle d'une voix éteinte.
– Ne dis pas ça... On va s'en sortir, tu verras.
L'absence de réponse finit d'éteindre l'optimisme de Cera. Elle était la seule à croire obstinément à sa survie, à sa fuite. En tant que chasseuse de tribu, il était de son devoir de protéger les autres. Elle ne faillirait pas dans son devoir.
– Est-ce que tu sais pourquoi on te retient ici ?
– Non.
– C'est pour empêcher ces brutes de te toucher. Les femmes vierges valent plus d'or.
– « dor » ? Qu'est-ce que c'est ?
-De l'or. C'est ce que ces gens utilisent en échange de quelque chose, de la nourriture par exemple, des vêtements ou des esclaves.
La brune laissa l'information se frayer un chemin dans son esprit. Elle écouta attentivement le reste de son discours :
– Il faut que tu te méfie de ces personnes, Cera. Elles ne sont pas comme nous. Ce sont des brutes, des ignorants qui sont prêts à t'écraser si tu te mets en travers de leur passage. Tu ne peux pas leur faire confiance. Jamais, tu m'entends ?
– Pourquoi tu me dis ça ? Comment tu les connais ?
– Je les connais depuis longtemps... Ils nous veulent du mal. Ils veulent se venger de ce qu'on a fait, nous les femmes. Ils nous méprisent. Lorsque nous serons arrivés, tu vas devoir baisser la tête, ramper à leurs pieds s'il le faut mais ne perds jamais cette flamme qui t'anime, Cera, parce qu'un jour, tu nous vengeras toutes.
La jeune femme frémit d'entendre la haine qui ébranle ses mots. Elle n'en comprit pas la portée ni le sens véritable, cependant, elle se promit de faire attention à ces drôles de femmes. Elle ne laisserait pas sa flamme s'éteindre.