Des années plus tôt
« Faisons une pause, les enfants ! Nous continuerons ensuite de parcourir l'histoire du village. »
Une grande femme en tunique à carreaux bleus venait d'achever son récit sur la fondation des lieux. Selon les rumeurs, les premières chaumières auraient été bâties voilà cinquante ans. Dans cet environnement chaotique dominé par une grande cité, le village avait toujours vécu prospère, loin de tout souci.
L'adulte élevée sur une petite estrade dispensait des cours oraux, tandis que les enfants écoutaient assis en tailleur sur la terre.
Retrouvons le petit Jean Lou au premier rang, déjà torse nu en toute occasion. À chaque pause, il produisait un effort surhumain pour se remémorer les dires de son aînée, traçant des rappels dans le sable. En d'autres termes, il restait seul.
Aujourd'hui comme chaque jour depuis son adoption par cette communauté, une petite tête se joignit à lui, s'accroupissant afin de l'imiter. Tout sourire, elle afficha un gruyère enfantin.
« Hé ! Tu fais quoi ? »
L'enfant ne répondit pas comme à son habitude.
« Laisse le Zip, il est bête. » Derrière la jeune fille s'étaient plantés trois garçons. Celui qui s'exprimait affichait un sourire narquois. Depuis quelques jours, ils passaient à l'action en lançant moult quolibets au garçon solitaire.
« Arrête Victoire ! Il est juste timide ! Pas vrai ? répliqua Zip en tapotant l'épaule de celui qu'elle embarrassait.
-Me touche pas ! Jean Lou la repoussant se leva pour faire face aux nouveaux-venus. Je fais confiance qu'à mes parents ! »
L'inconscient Victoire enfonça le clou. Si les enfants montraient une curiosité et capacité à tester tout ce qui les entourait, aujourd'hui le jeune et déjà frêle garçon rencontra sa limite.
« Lesquels ? demanda-t-il d'une naïveté feinte et cruelle, tout le monde dans le village sait que t'as été a- »
Ni une, ni deux, le garçon provocateur se retrouva au sol, une petite masse l'écrasant de tout son poids et lui donnant des coups de tête à répétition.
Derrière, les deux acolytes ne purent venir en aide à leur chef : une autre tornade leur barrait la route, ayant décidé que la correction s'imposait.
La professoresse affolée par le chahut arriva trop tard. Les autres élèves, venus observer le spectacle, entourèrent trois corps se tortillant au sol, gémissant de douleur.
Les deux responsables avaient disparu.
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Retour dans le présent
J'ouvre les yeux. Je flotte dans des couleurs éparses. Où est-ce que j'ai atterri ? On est quel jour ? Une minute...
Je baisse les yeux sur mon torse, et tombe sur un trou. Du rouge visqueux ne cesse d'en couler.
Une minute, je suis mort !
Comment puis-je ouvrir les yeux ?! Pourquoi mon corps m'obéit-il toujours ? Mais mille choses étonnent ici, comme le fait qu'il n'y ai pas de sol, ou que je fasse la brasse dans une flasque de néant multicolore.
Tout coule autour de moi. Au moins il ne fait pas noir, dans l'au-delà. Ça me rappelle quand on nageait dans l'étang au fin fond de la forêt.
Je suis mort.
Alors pourquoi aperçois-je quelqu'un d'autre non loin de moi ? Un type en armure intégrale, et immobile. De son casque, son gorgerin, jusqu'à ses solerets, impossible de discerner la moindre parcelle de peau sur ce que je suppose être un homme.
"MmMmMmMmMh... Qui ose troubler le sommeil du guerrier qui a fait son temps que je suis ?" s'enquiert-il.
Je ne sais comment dire, quelque chose émane de lui, une puissance me dissuadant de le provoquer ou même d'éprouver quelque sentiment de supériorité. Je répond en tournoyant, incapable de freiner complètement l'impulsion de mes bras pour le rejoindre.
"S-salutations, Monsieur. Soyez assuré que si la situation eût été de mon seul ressort, en ces lieux je ne me fusse pas retrouvé. Mais voilà, je suis mort.
Je me stabilise. L'armure se tourne vers moi, et réplique d'un ton sentencieux.
-Ah ! Une excuse ! Et tu penses céans t'en sortir ? Voilà un siècle que mon marteau n'a pas servi, je devrais la meuler sur ta caboche créatrice de raisons !
-A-Attendez ! Monsieur, j'ai été vaincu lors d'un duel contr-
-PARCE QUE TU APPELLES ÇA UN DUEL, MON GARÇON ?!" Sa voix résonna dans ma tête, et je résistai à l'envie de me couvrir les oreilles. Dis plutôt que tu t'es fait terrassé, pitre que tu es de ne pas avoir pris un tel adversaire au sérieux ! Tu n'es qu'un foutriquet !" enchaîna-t-il, pointant en même temps vers moi un doigt accusateur.
Tout à coup, une sorte de fresque apparaît à côté de lui. Tout bouge à l'intérieur. Passé l'émerveillement je constate que c'est une vue sur mon pauvre village adoptif. Cet endroit est poreux : tout s'observe depuis !
L'armée de Grousserac a gagné, les futurs esclaves sont enchaînés, préparés à subir quelques heures de marche sans eau, nourriture ou repos vers la cité. Ni Zip ni Victoire ne semblent se trouver dans le lot.
Mon coeur se serre en apercevant les toits du village se consumer sous le feu insatiable. Je dois y retourner !
"Par pitié, monsieur ! Qui que vous soyez, si vous en avez le pouvoir, laissez moi retourner là-bas aider mes amis ! L'autre se gausse, comme si je lui avais demandé la lune.
-Mon petit, cette paix est ce pourquoi luttent tous les vrais guerriers. Tu n'en es pas un, mais tu as du potentiel. Pour tout te dire, cela fait un moment que Nous t'observons." Son ton change, il n'est plus agressif, mais ferme.
"Je serai prompt. Tu n'es pas encore mort. Mais tu n'es plus tout à fait vivant. Tu es un mort-vivant.
-Un mort-vivant ?
-Un mort-vivant."
Un blanc se fait alors.
J'ai pas tout compris. Son casque me fixe, c'est à se demander si quelqu'un se trouve vraiment derrière.
Brisons le blanc.
"Bon, et comment je retourne chez les vivants ?
-Ton cœur ne peut plus fonctionner, c'est pourquoi Nous t'avons conduit ici afin de te proposer un marché.
-Nous ?
-Nous."
Blanc derechef. Pourquoi dire "Nous" lorsqu'on est seul ? Peut-être venais-je de rencontrer le Roi des Ravagés.
J'ai hâte de partir, mais il poursuit.
"Voici : je t'offre la poursuite de ton existence, comme si de ton accident rien ne s'était produit. En échange, tu dois faire en sorte que, moi aussi, je ne sois plus un mort-vivant.
-En vous ressuscitant ?
-Idiot ! Je t'ai dit que j'avais plus d'un siècle.
-Et ?"
Il secoue la tête, avant de murmurer : "Je n'ai donc pas choisi la cuirasse la plus chatoyante de l'armurerie." Décidément, il n'est pas très clair dans ses propos.
Je demande : "Si j'accepte, vous pourriez réparer mon nez ?
-Non."
C'est intolérable ! Cela me donne assez de courage pour protester.
"Ah non alors ! Pas de nez, pas de bagarre !
-Très bien, que tes amis se débrouillent. Je te laisse à ta mort, et m'en vais à la recherche de quelqu'un de plus digne que toi."
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Sur le champ de bataille
Zip ouvrit les yeux. Elle se trouvait à une dizaine de mètres du cadavre de Jean Lou, derrière un buisson. Elle découvrit en se retournant l'orée de la forêt, ainsi qu'un homme qui dans un premier temps la terrifia par la cicatrice creusant la moitié de son visage.
"Tout va bien ?" s'enquit d'un ton neutre ce sauveur qui arborait la même armure que l'envahisseur cruel ; origine, on le comprend, de l'étonnement de la villageoise.
Elle considéra avant toute réplique l'exploit réalisé. En quelques secondes, ce type à la méchante balafre l'avait rejointe pour la subtiliser au nez et à la barbe de la lame de son supérieur, et l'amener tout aussi promptement en sécurité à l'abri du combat.
Instinctivement, Zip posa une main sur son cœur, qui ne savait comment battre. Tantôt dévasté par la perte d'un être cher, il avait accueilli bon gré mal gré le gel élégiaque ; tantôt résolu, il avait ensuite voulu abandonner sa maîtresse, et pulsait un sang de détresse ; tantôt perdu, à cause d'un sauvetage qu'il ne parvenait à trouver providentiel, il balbutiait le sang comme on balbutie de maladresse.
Voilà pourquoi, assaillie de mille émotions, la pauvre femme se sentit un instant inhumaine, comme si on lui eût accordé un temps de vie auquel elle n'aurait jamais dû accéder.
"Merci, je suppose. J'espère que t'as bien réfléchi avant d'agir, je ne crois pas que ton peuple autorise le pardon aux traîtres, dit-elle sans aménité.
-Ce n'est pas mon peuple. Ça ne l'a jamais été."
[Une de tuée, une de sauvée...
Ça ne sonne pas du tout comme une équivalence.]
Ubarite, qui cherchait à comprendre où diable était passée la sotte à sa merci, balaya son regard autour du roux cadavre, du village et de la forêt, à la recherche de l'explication. C'est alors qu'un sous-fifre vint le questionner sur la marche à imposer aux prisonniers pour rentrer à la cité en peu de temps.
C'est le moment que Victoire choisit pour intervenir, surgissant d'un buisson, dague au poing pointée vers le bas, pour venger son ami.
Ce brave souffle primesautier de l'âme resta à l'état d'élan : courant en hurlant, le pauvre enfant mordit la poussière, son sprint et le souffle coupés par un coup de pied frontal de l'imposant commandant qui fit volte-face en un claquement de doigt, comme s'il avait prédit l'assaut.
"Toi, tu es aussi furtif que ton ami était épéiste !" ricana le commandant.
Zip serra les dents. Elle allait perdre un second frère si elle n'agissait pas. Son sauveur derrière ne comprit que trop bien cette pensée.
[Non... Je ne te laisserai pas y retourner. Tu dois vivre.]
Ubarite marcha vers sa victime encore à terre, lui abattit sa sandale sur la tête et remua le pied. Victoire s'évanouit au choc.
N'écoutant que son instinct, la survivante s'élança à nouveau sur le champ de bataille avant de s'aplatir sur la terre, menton cogné contre sol. "Hé ! Lâche moi ! Je t'ai rien demandé !" Vociféra-t-elle en se débattant du pied.
L'inconnu à la cicatrice la retenait par la botte, et tira d'un coup extraordinairement sec pour la projeter dans la forêt, avant de murmurer un "Je m'en occupe."
[Bon, pas le droit à l'erreur. Je fonce, j'éventre mon ancien bâtard de supérieur, puis je m'enfuis avec les deux.]
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Chez les morts
"Allons, ne le prenez pas comme cela !"
Mais l'armure ne me répond plus. Me voilà contraint.
"Soit, j'accepte de vous aider. Vous m'expliquerez tout le reste après m'avoir renvoyé ! Tant pis pour mon nez, en avant ! Dépêchez vous, Victoire va se faire tuer !!"
L'entité en armure réplique sèchement.
"Tu ne sais pas à qui tu t'adresses, jeune inconscient !
-Ben, non.
-SILENCE ! Je suis Mak Ouye, grand descendant décédé sans successeur. Je te renverrai à la condition que tu acceptes de m'aider. Pour ton nez, il te faudra d'abord revoir les bases du respect !"
Rien que ça ! Tiens, pendant qu'il déblatère, j'avise dans la fresque un inconnu débarquant à la rescousse de Victoire. C'est un soldat de Grousserac ! C'est moche, la mutinerie. Un peu moins si j'en tire quelque chose, et le temps supplémentaire qu'il m'offre n'est pas de trop.
Je réponds sans hésiter.
"Entendu. S'il vous plaît, ramenez-moi chez les vivants.
-Tu-tut ! Tu dois prononcer le serment-rituel !"
Dommage pour moi : sur terre, l'homme-traître venu prêter main-forte se retrouve encerclé de lances de soldats. Après de multiples assauts violents dont il ne peut esquiver tous les coups, une lance l'atteint dans le dos, il s'évanouit. Sa défense aura été solide, je l'ai vu au préalable en massacrer des dizaines. Franchement, à un contre cent, même moi je tends la patte. Et voilà que l'autre gros se gausse ; c'est que mon tueur ne combat pas tout le monde à la régulière.
Je réfléchis.
Ce soldat rebelle, je vais l'aider en plus de sauver tout le monde. Sacré programme !
L'immonde obèse qui a osé me vaincre ordonne d'un signe à un de ses subalternes d'achever Victoire tant qu'il est dans les vapes. Les villageois tentent de se libérer pour l'aider, les plus forts reçoivent des coups de pommeau. Je m'impatiente.
"Pressons, je vous en conjure ! Que fait-on ?
-Jure d'accomplir cette mission qui t'es désormais principale, devenir mon successeur afin qu'enfin je m'endorme à tout jamais. En échange, tu vivras sans le cœur que tu as perdu si stupidement. Tu mourras en revanche, soit de vieillesse, soit de maladresse au combat. Échoue, détourne-toi de notre objectif, et ce sera comme si ce laps de vie que je t'offre n'aura jamais eu lieu."
Mon attention est soudain distraite. Quelque chose d'impensable se produit.
Victoire se relève. Des impacts ensanglantés de gravier sur son visage ainsi que son oreille gauche déchiquetée font couler de petites gerbes de sang.
J'ai l'impression de l'entendre d'ici.
« Hé ! Gros porc ! C'est pas fini ! » Il hurle. Il se remet en garde. La douleur l'a rendu insensible, c'est la première fois de sa vie qu'il doit ressentir une telle chose. Je prédis déjà l'issue de cet ahan, mais ne reste pas moins fier du téméraire. Même les soldats s'écartent, une lueur de respect et surtout d'incrédulité s'éveille en eux. Bien sûr, il se fait dominer tout du long, un chassé du commandant rapide malgré son poids l'atteint aux côtes, il tombe.
« Je sais bien que je ne suis pas aussi fort que tout le monde. Au moins je mourrai en... en ayant tout donné ! »
À nouveau debout, essoufflé il est à bout. Il baisse les bras et se prépare à hurler ses dernières paroles.
Je me tourne vers Mak Ouye. Ma déclaration est solennelle.
"Je le jure.
-Fantastique, quittons cet endroit maudit ! Mais avant de partir, ton corps me semble prêt pour recevoir un ardent petit bonus...
Qu'il en soit ainsi, Oustraligondi !" prononce-t-il en roulant le r. On eût dit qu'il parlait un langage ancien.
Mes yeux s'alourdissent à ses mots. Mais hé ! Je suis le plus fort ! Seule ma volonté commande à mes paupières !
Je lutte, je lutte.
Devant moi, de juteux moutons sautent une barrière.
â—‹â—‹â—‹
"Zip, je sais que tu m'entends ! Je suis désolé, je ne fais pas le poids contre lui ! Où que tu sois, sache que- "
D'un prompt mouvement, le cruel épéiste ordonne à son fer de couper la parole et la gorge de son opposant. Ce dernier l'esquive par miracle, à moins que ce ne soit le bourreau qui ignore l'art de viser ? Il se reprend, vise la trachée, mais ne fauche derechef que l'air, qui apporte une senteur de brûlé. Le voici, son problème. Il bouge sans se mouvoir, c'est la terre qui le fait s'émouvoir. Autour tout le monde chahute dans le même tableau.
De la voûte céleste au plancher des vaches, un tourbillon de flammes cracha un mortel panache. Ce faisceau lumineux, avertissement des dieux, punissait d'une immense douleur quiconque touchait sa mortelle ganache. Un observateur froid, et qui eût deviné de l'origine du spectacle l'endroit, eût avisé un singulier initiateur : un corps abandonné qui, l'espace d'un instant, récupéra ses couleurs.
On avait beau braver la chaleur, lever le regard, le cylindre enflammé s'élevait à s'en tordre le cou. La moitié de l'armée, les restes des soldats évaporés dans cette danse embrasée ne furent jamais retrouvés, ni le cadavre de Jean Lou.
Même la pétulance du commandant ne put rivaliser avec l'ardeur enchantée, si bien qu'il porta mains à son visage, reculant. Supposant un phénomène volcanique, il remarqua bien vite que ce feu n'avait rien de normal. À bien y regarder, les villageois vaincus et entravés de chaînes, au-delà de la terreur, ne semblaient en aucun cas affectés par le brasier nouveau. Leurs fers auraient au moins dû leur arracher des cris de souffrances avec de telles brûlures ! Des gerbes de flammes s'en prenaient aux arbres, buissons, qui au lieu de partir en fumée demeuraient ardents. Les intrus venus de Grousserac, eux, suaient tout leur soûl. Les plus proches du phénomène lâchèrent leurs armes bouillantes, ôtèrent leurs défenses avec hâte, s'enfuirent. Plus aucun doute.
Ce feu s'orientait.
Il s'orientait vers l'envahisseur.