â—‹â—‹â—‹
[Pourquoi... J'ai exécuté son ordre ! Je l'ai... Je l'ai...
Pourquoi s'étonner ! Bien sûr que ce gros lard allait se jouer de moi. Il s'amuse depuis le début. Je le savais. Je suis coupable. Pourquoi ai-je exécuté cet ordre ?]
Le soldat révoqué par sa propre décision sentait enfin ses jambes réclamer repos, poussées depuis le soleil couchant par une énergie nouvelle. Face à l'humiliation infligée par Ubarite devant tous les soldats, il avait couru le plus vite possible, personne n'ayant pu descendre la herse à temps pour l'en empêcher. Autre chose prenait le dessus, comme autre chose l'avait fait jaillir hors du cercle de soldats, laissant le cadavre sur lequel les traits de l'imploration ne s'effaceront jamais, casus belli offert sur un plateau sanglant à la divinité qui, pour la seconde vie de chacun, assignera une éternité d'allégresse ou de souffrance. Le meurtrier courait, pour réprimer une horrible sensation de trop plein au fond de lui-même.
Même les champions disposaient de limites, et sa tête imposa un repos à son propriétaire, qui trébucha pour se heurter à une pierre illuminée d'albâtre lunaire, coussin du destin.
â—‹â—‹â—‹
Sur le frêle chemin de ronde, Jean Lou contemplait chaque pieu constituant la palissade. Tout avait été taillé pour inspirer au plus profond de leur être la létalité aux étrangers téméraires. Cela suffirait-il lorsqu'une armée de meurtriers se présenterait ?
"Hé ! Tu fais quoi là-haut ?" Zip, par un bond de quelques mètres, venait d'imprimer une violente secousse au fragile plancher à l'atterrissage. Jean Lou lui répondit sans un regard ni mouvement, les yeux rivés sur la lune.
"Je dois partir. J'embarque mes livres et demain matin ce sera chose faite.
— Et pourquoi pas maintenant tout de suite ?
— Tu sais très bien pourquoi." Il avait deviné l'air moqueur de son amie derrière lui.
"Écoute, ça arrive à tout le monde de faire des erreurs, aussi dramatiques soient elles." Elle posa une main sur son dos. Il baissa la tête.
"Je ne fuis pas, tu sais. Je comptais vous faire gagner du temps.
— T'as aucune idée de combien de jour de marche il leur faudra. Tu ne sais même pas où c'est Grousserac (et lire une carte ne fais pas partie de tes atouts) ! En plus, tu comptais faire comment tout seul face à cent ?" Sa main, comme une vague, tendait vers le firmament. Jean Lou haussa les épaules et s'assit, les pieds pendant dans le vide.
"Bah ! Je suis l'Ignis Bellicus comme dans le gros livre, non ? J'ai des muscles, je suis roux et j'accomplis parfaitement l'adage : "Qu'en tous lieux et toujours, un seul de ses cheveux bénis remplisse les bas de ses ennemis !"
— Mais quel pédant ! Tu peux pas dire "Furie Enflammée", comme tout le monde ?
— Je suis sûr que c'est traduit misérablement. Et puis, je suis le plus fort, donc c'est moi qui décide !"
Elle s'assit à ses côtés, soupirant d'une habituée lassitude.
"Bref, je te le redis une dernière fois. Ok, ce livre est génial, et c'est vrai qu'on est les deux seuls à avoir ressenti quelque chose en le lisant, comme s'il était infini. Mais la fiction reste la fiction, et même si notre monde ne te plaît pas, tu dois composer avec."
Malgré le poids ventral qui les hantait comme un enfant attendant le courroux inéluctable de ses parents, les deux amis contemplèrent l'énigmatique voûte céleste. S'ils n'en réchappaient pas, iraient-ils là-haut ? Resteraient-ils ensemble ? Zip conclut sa journée sur cette interrogation interne avant de sombrer sur Jean Lou. Pour une fois attentif à la force qu'il déployait, le puissant récupéra son amie dans ses bras pour la déposer dans sa chaumière. Une fois de plus il accomplit le trajet sans un bruit, malgré la charge humaine. "Tu m'excuseras auprès de Victoire, je me suis laissé emporter" avait-il murmuré avant de déposer déposer un baiser sur le front de l'endormie et de quitter les lieux. Zip eût fait semblant de dormir, elle aurait d'un subtil coup d'œil constaté un changement dans ceux de Jean Lou : humides, ils reflétaient une résolution.
Le voilà à l'entrée du village. Les torches offraient une lueur allouant la vision de quelques mètres. Plus loin, Jean Lou déglutit, était le néant.
Il ne pouvait pas mourir avant d'avoir bravé cette phobie des ténèbres.
Il déposa son cerveau.
Un pas. Les muscles de l'homme se raidirent, comme une dernière pompe qu'on se sait capable de fournir mais qu'on refuse par faiblesse.
Deux pas. Le cœur hurlait, implorant un retour en arrière. Ce genre d'actions ne s'accomplissait que dans l'abandon de soi.
Cent pas. Il ne le réalisait pas encore, mais le noir avait brouillé sa mémoire du chemin. Des larmes cascadèrent le long de ses joues. Les dents serrées, les yeux se convainquant de voir, il avançait dans le noir. Son esprit reprenait ses insidieuses anciennes habitudes : deux scintillements lointains évoquaient les orbites de quelque horreur en quête de chair humaine; le vent derrière lui soufflait "C'est moi..." Se retournant, il s'effraya du bruit de ses propres pas.
"Je te vois..." Il couru tout droit, la direction du village ayant été perdue dans l'émoi.
"Derrière toi !" Un visage souriant jusqu'aux oreilles et aux yeux vides et fixes se pointa devant lui.
â—‹â—‹â—‹
Le lendemain matin
"JEAN LOU ! T'es où ?! Répond ! Reviens ! JEAN LOU !" Zip hurlant dans tout le village s'en voulait de s'être laissée vaincre par la fatigue. Son ami volatilisé, elle redoutait le pire. Elle hurlait jusqu'à essoufflement dans tout le village, si bien que Victoire tenta de la raisonner.
"Laisse, tu vois bien qu'il est par-
— ALERTE ! SOLEIL ROUGE ! Et le village est attaqué !" hurla une sentinelle.
Le sang de la brune ne fit qu'un tour. Parfois, la lumière matinale se paraît d'un soleil rouge étrange se levant : la coutume voulait, sur fond de superstition de vieillard, qu'on évitât toute sortie le jour durant, jusqu'à ce que la lune eût purifié le monde.
Zip ne put réprimer un bref sourire ricané : sortir ou ne pas sortir, là était toute la question. Reste que l'imprévisibilité de la présence ennemie réveilla une panique en chacun des hommes. La poussière tourbillonna, soulevée par la tempête de villageois déambulants. Comment, en une nuit et au vu de la distance à parcourir les soldats étaient-ils rentrés si promptement à Grousserac, avaient-ils informés leurs supérieurs dans la nuit ? Pourquoi ces derniers avaient-ils mobilisé une armée aussitôt, l'affront restant malgré tout peu de chose ?
Le sang de la brune ne fit qu'un second tour. Sur la place centrale du village, de laquelle chaque maison se reliait par le chemin de terre retourné, elle comprit.
"Non... L'attaque sur notre village était planifiée depuis longtemps. Le pacte a été rompu, bien avant que Jean Lou ne terrasse les soldats ! Mais alors, ils ont du marcher toute la nuit..." Victoire, malgré le chaos naissant, sentit de son corps frêle des ailes le pousser.
"Euh, Zip ? J'peux te dire un truc ?" Pour une fois, elle n'écoutait pas.
"Ils sont déjà là, et Jean Lou ne revient pas."
â—‹â—‹â—‹
"ON COURT, JAMBES ! On ne faiblit pas !" Jean Lou courrait comme un dératé en direction de son village, au lieu de se diriger vers la grande ville. Pourquoi donc ?
Incapable au bout d'une heure dans le noir de bouger, le peureux s'était résolu à fermer les yeux, pour s'endormir debout. Il avait réalisé au petit matin le temps perdu pour marcher vers Grousserac, ainsi qu'un sprint des plus surhumains vers sa destination. Ses jambes, charrettes aux cent bœufs, avaient creusé des ornières sur le sentier qu'il avait repéré aisément maintenant que le jour illuminait.
Quelle ne fut pas sa surprise de tomber nez à nez avec ce qu'il supposa être l'armée Grousseraquienne. Tous semblèrent alors cernés aux yeux du roux. Ce dernier le serait devenu si son pas ne se fut hâté. L'ayant aperçu, un gros gaillard coiffé d'un plumeau sur le casque avait ordonné qu'on pourchasse le nouveau venu. Sa vélocité excédant le trajet du soleil par sa volonté de survie, le roux n'avait pu estimer le nombre de soldats dans sa fuite.
La palissade alliée enfin en vue, il s'époumona :
"Aux armes ! Rejoignez moi !" Dérapant pour se retourner face à l'ennemi, il dégaina.
"Voilà des années que je rêve de t'utiliser, Jet !"
Il convient de s'arrêter un instant sur l'épée.
C'est que son propriétaire, fougueux dans sa jeunesse, avait entrepris la folle expédition de découvrir les alentours. Parti pour plusieurs jours, des ruines lui ayant été indiquées naïvement par la vieille du village, heureuse d'enfin pouvoir délivrer son passé, on l'avait cru mort pour de bon. C'est que l'enfant roux ne revint qu'un mois plus tard, n'ayant voulu arrêter son voyage qu'à la condition que ses pieds foulassent un sol différent d'une boue ennuyeuse. Oui, un beau jour, le flocfloc devint plocploc, et l'impudent marcha sur un cadavre en cours de digestion naturelle. Sous les lianes, mousses et chaumières de citoyens à quatre pattes, dormait un bâtiment. Ne faisons pas de Jean Lou un explorateur fin, doué de quelque cervelle : pour lui tout était caillou. Eût-il été plus proche de l'homme que du gorille, il eût repéré la forme fragmentée d'une tour blessée, dont le toit pointu effondré se foulait désormais aussi aisément que le pied. Progressant dans l'histoire, son regard se posa enfin sur Elle : autour d'Elle les débris s'étaient écartés, n'ayant osé souiller Sa beauté solitaire en l'attente d'un nouveau propriétaire, plantée par la lame dans la boue. Jean Lou s'approchant, un oiseau vint se poser sur le manche. Petit, son bec se prolongeait en un des fils noir, moustaches du brave. La couleur brune du pelage laissait ses pattes et son bas-ventre blancs, tandis que ses ailes arboraient des excentricités de noir et de bleu-vert. D'un son strident, le bec vers le visiteur hurla, piètre défense. L'intimidation échouant, le volatile décolla aux pas de Jean Lou. Le manche saisi, la boue refusa de laisser son trophée partir.
"Ah c'est comme ça ? En garde, terre !"
Le drôle fléchit ses genoux, attrapa les gardes en dessous par les paumes, puis poussa des jambes d'un coup sec. L'arme s'envola si haut, que l'oiselet revint à la charge essayer dans les cieux quelque manœuvre de rapatriement. Il chanta de toutes ses forces, et l'inventif roux devinait des aigües sommations. Mais l'animal eût-il cru être un géant, la pensée restait à la pensée, et la nature ordonnait "Silence, Oisillon ! Car voici venir plus fort que toi."
Le gagnant ramassa son trophée, notant juste au dessus de la chappe l'initiale "T".
"N'aie crainte, courageux Geai ! Que cette lame parvenue jusqu'à moi me permette d'illustrer ma grandeur, et celle des anciens avant elle ! En l'honneur de cet oiseau, qu'elle soit nommée "Jet !" "
â—‹â—‹â—‹
"Allons-y, Jet !"
Les cris d'alerte des vigies relayèrent l'appel, les combattants du village pénétrèrent le le champ de bataille, armée de glaives et d'airain. Les tympans captèrent les cors ennemis. Le son devint sang, le sang nouvel esprit, ne soulevant plus corps mais machines, illuminées par une soudaine connaissance du bien et du mal. Finie la pensée, la paix menacée, il fallait l'action.
Les armées s'entrechoquèrent. La causalité parla. Elle chanta la rencontre de l'organique sur le métal, un peuple de chair et de bois, de braies et de soies rompant ses phalanges sur une immense plaque de fer à la formation monumentale. Bien que l'attaque relevait de la meilleure protection, la vague défensive s'étala sur le carré de boucliers infranchissable des soldats unis. Des lances ressortaient de cette falaise stratégique, piège sur lequel les villageois en premières lignes vinrent s'empaler.
Un fardeau prodigieux accabla Jean Lou à la vue de ce massacre. Il sembla au guerrier que sa faute d'hier ne disparaitrait que s'il en finissait ici et maintenant. Ainsi, étant parvenu à bondir sur la formation qu'on eût comparé à la carapace d'une tortue, le roux souleva une écaille de métal, et la gerbe humaine de sang violet qui s'y accrochait, pour infecter l'organisme. Ubarite, resté derrière, constatait stupéfait sa tortue imploser de l'intérieur, ses hommes décollant en tous sens. La tornade musclée ressortit du cadavre géant, fonçant sans le savoir vers le chef des agresseurs, qui dégaina. Certes, les pierres-poings vainquaient le ciseaux-épée, mais il y avait quelque chose de différent pour Jean Lou de vaincre enfin dans un duel de lames. Imitant son adversaire, il attaqua d'un prompt coup du bras.
Les défenseurs du village, grâce à la percée Jean-Lousienne dans la garde ennemie, repoussaient désormais l'attaquant avec prudence, la tendance s'étant en quelque sorte inversée : les guerriers autoproclamés constituaient une seconde muraille à leur village, que les agresseurs échouaient à percer et qui, leur patience s'impatientant, tombaient, gauches, sous quelques perforations de leur thorax pour les chanceux, de leurs artères pour les malheureux.
Le tourbillon de poussière macabre se stoppa pourtant un instant. Zip, qui depuis le début mettait hors combat les adversaires autant que Victoire se confondait dans des cachettes toujours plus sophistiquées, aurait parié cet instant. D'instinct se retournant, elle aperçut ce qu'elle avait le plus redouté.
"Jean Lou ! Qu'est-ce que tu fais ?!"
Après avoir paré le coup d'épée, Ubarite s'exclama :
"En voilà un musculeux, c'est du bon travail ! Mais que me veux-tu, demi-portion ? Rejoins plutôt nos rangs, au lieu de mourir pour ce misérable endroit !
— Ah ! Voilà que le grassouillet me parle de portion ! Prends garde, manant ! Ne confond pas ma lame avec un saucisson !
— Rimer ne rendra pas l'entaille moins douloureuse." Sur ses mots le Capitaine fronça ses sourcils touffus, avant de lancer d'un ton grave :
"Je vais t'humilier, gamin.
— Mais voyez-vous le soupe au lait ! J'imagine déjà ta fin-"
L'autre fonce, assène au beau parleur un coup de garde au visage. Le roux recule le nez brisé, mais ne tombe pas. Il porte sa main libre à la blessure.
Le cœur de la brune cogna d'une intensité nauséeuse. Elle lâcha son arme.
"Non..."
Elle assista au transpercement du grand pectoral de son ami sot, dont la bouche cracha une gerbe de sang dans un essoufflement rauque. Le corps, car seul ce mot convenait désormais, tombait de lui-même vers son agresseur, s'enfonçant sur la lame jusqu'au manche. Espérant peut être de la pitié dans le traitement final, le corps rendit au vainqueur le contenu de son intérieur, teintant la tenue violette du Capitaine d'une couleur poison lugubre.
"C'est tout ce que t'as à dire ?" vociféra le vainqueur. Mais la tête pendant par-dessus son épaule était déjà blanche. Le long des deux mains coulaient une substance rouge plus ou moins liquide. Ubarite retira donc le dernier maintien du corps et le repoussa, qui s'effondra dans la poussière. Le sang, en se répandant, engloutissait les particules terreuses sur son passage, déluge microscopique. La terre buvait et le soleil, gêné par ce lointain astre rouge qui toujours rubéfiait le ciel et le moral des superstitieux, illuminait la jeune dépouille de rayons singuliers que personne, luttant pour sa vie, ne remarquait. Ubarite le premier, les yeux baissés sur sa victoire, cracha :
"Pauvre minable, c'est la voie facile que je te donne pour l'affront que tu m'as fait." Il releva la tête, devant le visage impressionné de terreur de ses alliés et la terrifiante impression que ressentaient ses ennemis, et s'exclama : "BRÛLEZ TOUT !"
Le chaos reprenait de plus belle, sans que l'on autorisât à déplacer le cadavre. Les défenseurs reculèrent suite à l'issue du duel, sans savoir s'ils avaient perdu un chef ou un enfant. L'ennemi allumait des torches, s'approchait pour viser les bâtiments : il ne fallait pas gâcher la future main d'œuvre et la rapatrier à la cité. Plus besoin de cet hameau pouilleux.
Au diable le danger, Zip se rua sur son feu ami parmi la masse mouvante de soldats ennemis, s'accroupit et secoua le corps de toutes ses forces, accélérant simplement l'évacuation des fluides. Elle posa la main sur la plaie. En plein cœur, il n'y avait plus d'espoir. Le nez fragmenté obscurcissait le visage de celui qu'elle avait connu, achevant l'idée qu'il pourrait se réveiller. Ubarite, spectateur dégoûté de cette attention, initia un autre coup.
Face à la situation, la villageoise ne pleurait pas, mais enrageait. Elle se remémora les jeux qu'avec ses deux amis elle pratiquait enfant : un dé ayant été taillé dans quelque astragale de bœuf, les jeunes endossaient la voix et le rôle d'autres personnages. Si l'un mourait, on en recréait un autre.
Elle aurait voulu être l'un d'eux.
.
Et pourquoi pas ?
La jeune femme baissa la tête, la nuque exposée au ciel rouge, et ferma les yeux dans l'attente. Femme ? Elle se dit que non. Tout ce temps, elle n'avait fait que jouir de plaisirs simples, chasse et jeux comme lors des dix premières années de son existence. Elle avait stagné, au niveau un.
Tout était raté. Ils s'étaient fourvoyés, personne n'était prêt pour répondre à un attaque d'une telle ampleur.
"Allons-y, dit-elle. Recommençons".
La lame du Capitaine s'abattit.