Niché au creux d’une vallée oubliée, entrelacs de constructions humaines et de barres rocheuses millénaires, le Sanctuaire se dressait, immense et solitaire. Du moins, pour les yeux avertis d’un connaisseur.
Car Karan Ma’glis eut beau plisser les yeux, il n’en voyait guère plus que ses hommes : une simple porte de bois et de métal se fondant dans la pierre de la montagne. S’il n’avait pas été en état d’alerte, il serait probablement passé devant cette porte sans s’être jamais douté de son existence.
Dissimulée parmi les buissons épineux et quelques arbres rachitiques, la porte avait été taillée à même la falaise, sans fioritures et d’une simplicité presque enfantine. Pourtant, en s’approchant, Karan remarqua la qualité des matériaux et se prit à vouloir en tester la solidité.
Ses yeux fouillèrent la paroi rocheuse, en quête d’un signe, d’un écriteau quelconque lui annonçant qu’ils se trouvaient au bon endroit. Peine perdue cependant ; si l’on exceptait cette porte, il ne put déceler la moindre trace de présence humaine.
Jordie, son lieutenant, s’approcha. Il n’y avait pas beaucoup de femmes officiers dans l’armée de l’empire, mais Karan ne l’avait pas choisie pour son sexe. En termes de perspicacité et de qualités guerrières, la trentenaire dépassait de loin la plupart de ses hommes. Une cicatrice boursouflée lui barrait une partie du visage, vieille de plus de dix ans. Avec sa peau basanée, sa tenue entièrement noire rehaussée de plaques de métal aux endroits stratégiques et son regard sévère, elle achevait de lui conférer une aura dangereuse presque palpable.
– Aucune trace de passage, capitaine, dit-elle tout en scrutant la porte avec méfiance. Il y a bien les restes d’une vieille piste, un peu plus bas, mais elle n’est plus utilisée depuis des années. C’est comme si cet endroit avait été abandonné.
– Regarde bien cette porte, lieutenant. Te paraît-elle abandonnée ?
Plissant les yeux comme Karan l’avait fait quelques instants plus tôt, Jordie évalua l’étrange obstacle quelques instants avant de reculer.
– De l’acier noir, souffla-t-elle. En excellent état, qui plus est. Et le bois provient d’une essence rare de chêne chuchoteur, réputé pour sa résistance singulière au feu. (Ses yeux noirs plongèrent dans ceux, plus clairs, de son supérieur.) Seule la haute aristocratie est capable de se procurer ces deux matériaux en aussi grande quantité, sans compter sa qualité. Je ne vois aucun défaut, ni même la moindre trace de l’érosion du temps.
Karan hocha la tête, pensif. Avant que ses pouvoirs ne se manifestent et que l’armée ne vienne la chercher, Jordie travaillait dans l’atelier d’un maître artisan de la capitale. Ses yeux perçants connaissaient la plupart des matériaux existants. Elle était capable d’en énumérer les propriétés ainsi que d’en estimer la valeur et la rareté. Ce qui, outre ses prouesses sur le terrain, faisait d’elle un élément indispensable.
– Je crois que nous l’avons trouvée, lieutenant. L’entrée du Sanctuaire.
Les yeux de Jordie étincelèrent. Ses traits tirés faisaient miroir aux siens, or il n’avait pas besoin de se tourner vers le reste de son unité pour voir l’épuisement et la faim faire leur œuvre. Voilà des mois qu’ils avaient quitté Erobör, capitale de l’empire Alkante – et autant de temps depuis la dernière fois qu’ils avaient dormi dans un vrai lit.
Pour traverser l’ancien territoire d’Alinör sans se faire remarquer, ni par la garde impériale ni par les rôdeurs – ces bandits sans foi ni loi qui infestaient les routes depuis une décennie entière – Karan et ses hommes avaient dû éviter toute trace de civilisation pendant les deux mois de voyage jusqu’aux montagnes de Draèr. Pas d’auberge, pas de bière, et pas de femme – Jordie ne comptait pas – pour calmer l’agitation de son escouade. La poussière et la boue étaient devenus leurs compagnes quotidiennes, si bien que les fiers soldats qui l’avaient suivi hors de la capitale arboraient désormais l’allure de rats d’égouts.
Une fois dans les montagnes, il avait fallu naviguer à l’aide d’une vieille carte ainsi que de la position des étoiles pour dénicher un lieu oublié des annales. Après un mois entier passé à négocier des sentiers escarpés, à éviter la mort de justesse et à escalader des pics enneigés sans la moindre forme de progrès, le moral était au plus bas. Karan avait perdu deux hommes en cours de route. Le premier avait péri dans une coulée de boue qui avait dévalé la falaise et bien failli avaler l’ensemble de son escouade au passage, tandis que le second n’avait pas survécu à sa confrontation avec une plante d’apparence inoffensive mais dégageant un poison mortel.
Les survivants n’avaient pas fière allure. De la boue maculaient leurs vêtements des pieds à la tête, ils étaient hagards et mal rasés, sales, et proches de l’épuisement. Mais ils tenaient le coup, et Karan ne put en réprimer un pincement de fierté. Surtout lorsque ses yeux tombèrent sur le membre le plus jeune de la troupe, adossé à la paroi de la falaise et les yeux fermés.
– Rassemble les hommes, ordonna Karan. La pause est terminée.
Jordie ne se le fit pas dire deux fois. Bientôt, l’ensemble de son unité se tint debout et alerte derrière lui, prête à dégainer au moindre signe de danger. Karan approuva d’un signe de tête, puis s’approcha de l’étrange porte et frappa. Trois coups puissants qui résonnèrent contre le métal telle une lamentation grinçante. Karan dissimula sa grimace de douleur et recula d’un pas.
Ils attendirent près d’une heure sans que rien ne se produise, heure au cours de laquelle le capitaine frappa plusieurs fois, chaque coup supplémentaire étirant sa patience jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un mince fil prêt à se rompre.
Il s’apprêtait à réitérer lorsqu’un grincement métallique l’arrêta. Se figeant net, il eut du mal à en croire ses yeux quand la porte s’ouvrit avec une lenteur extrême. Jordie fit un pas vers lui, menaçante, mais il la stoppa d’un geste.
La silhouette qui se dessina sur le seuil lui arracha un rictus surpris. Il ne savait pas vraiment à quoi il s’attendait, mais certainement pas à ça.
Une vieille femme, sans doute plus âgée que sa propre grand-mère si elle était encore en vie, apparut devant eux. Son visage parsemé de rides exprima un certain agacement tandis que ses yeux voilés par l’âge les scrutaient avec une minutie frôlant le mépris. Elle avait de longs cheveux d’un gris argenté retenus en arrière par un chignon sévère, et était vêtue d’une simple robe noire cintrée à la taille par un cordon gris clair duquel pendaient diverses bourses et étuis en cuir.
– Oui ? fit-elle, sa voix éraillée résonnant curieusement contre la pierre.
Karan eut besoin de quelques secondes pour se reprendre. Il se redressa et se racla la gorge.
– Je suis le capitaine Karan Ma’glis de l’armée impériale, en mission pour Sa Majesté Imaldin II. Je dois m’entretenir de toute urgence avec votre mère supérieure, celle qui se fait nommer l’Ancêtre.
La vieille femme lui rit au nez.
– L’empereur est devenu sénile s’il pense avoir la moindre autorité ici. Partez, ordonna-t-elle avant de commencer à refermer la porte.
Karan l’en empêcha en la bloquant du pied. Puis, une main sur la porte et le visage à quelques millimètres à peine de la doyenne, il parla d’une voix très basse.
– Ecoutez moi bien, vieille carne. Mes hommes et moi avons fait un long voyage pour venir jusqu’ici. Nous sommes las, impatients, et de mauvaise humeur. Aux dernières nouvelles, les montagnes de Draèr ainsi que tous ceux qui y vivent se trouvent sous la juridiction de l’empereur, duquel je tiens directement mes ordres. Me mettre à la porte équivaut à un acte de trahison, punissable de mort. Etes-vous prête à en assumer les conséquences ?
La vieille femme ne riait plus, elle le toisait à présent avec une hostilité évidente. Karan ne sentait pas la moindre peur en elle, ce qui à la fois l’étonna et l’agaça. Maintenant que la porte était ouverte, il pouvait toujours forcer le passage, mais cela reviendrait à se mettre l’Ancêtre à dos et compromettrait ainsi ses chances de lui parler. Il devrait néanmoins s’y résoudre si l’entrée lui était refusée, et bien qu’il n’éprouvât nul désir de s’en prendre à une religieuse en fin de vie, ses ordres passaient avant ses états d’âme.
Il fut donc surpris lorsque son interlocutrice prit la parole :
– Vous n’êtes pas très convaincant lorsque vous menacez quelqu’un, capitaine, fit-elle d’un ton calme qui tranchait avec ses mots. Vous devriez savoir que l’Ordre n’a aucune influence ici, et que votre simple présence pourrait vous valoir la mort. C’est idiot de me provoquer alors que votre vie ne tient plus qu’à un fil. (Il allait riposter, mais elle le prit de vitesse.) Vous pouvez entrer, jeta-t-elle. L’Ancêtre est au courant de votre venue et vous attend.
– Pardon ?
– Vous m’avez très bien entendue. Entrez avant que je ne change d’avis.
Ses états d’âme oubliés, Karan dut se retenir pour ne pas lui sauter à la gorge. La vielle femme l’observait avec un petit sourire moqueur, un air suffisant peint sur le visage qui le défiait de passer à l’acte. Prenant une brusque inspiration, il parvint à se calmer.
– Nous vous suivons, articula-t-il.
Il pouvait sentir la tension de ses hommes lorsqu’ils s’engagèrent après lui. La porte donnait sur un étroit conduit aux parois étrangement lisses. Le plafond et le sol étaient recouverts de grandes dalles en marbre blanc tandis que les murs s’étiraient en hauteur, percés à intervalles réguliers de fentes rectilignes d’où Karan imaginait sans mal surgir des carreaux d’arbalète.
Leurs pas résonnaient sur le sol dallé, l’écho se réverbérant puissamment autour d’eux. Le capitaine avait la désagréable sensation d’être un agneau conduit à l’abattoir, évoluant à découvert dans les boyaux d’une montagne dont les rumeurs couraient qu’elle abritait une puissance pouvant faire trembler l’empire.
Ils suivirent leur nouveau guide le long de ce couloir sans fin jusqu’à finir par atteindre une volée d’escaliers grimpant vers une bouche de lumière. Une fois au sommet des marches, ils se retrouvèrent à l’entrée d’une petite cour de graviers qu’encadraient quatre grands piliers de pierre reliés entre eux par un muret lui arrivant à la taille. Le plafond ici se composait d’un immense dôme en verre que dominait le ciel immense, dont le gris menaçant s’amoncelait dans un lointain écho de tonnerre.
– Nous avons un comité d’accueil, apparemment, commenta Jordie.
En effet, une petite foule de jeunes filles se pressait le long des murs de pierre, leurs visages effarés, voir effrayés, lui prêtant une gêne dont il se serait bien passé.
Une fontaine se dressait au centre du cloître, composée d’un grand bassin au cœur duquel émergeait la statue élégante d’une femme dont l’eau jaillissait de ses mains en coupe.
– Aspergez-vous le visage de l’eau bénie d’Ambriodhe, ordonna la vielle femme avec autorité, pour purifier votre âme et empêcher vos esprits étriqués de souiller l’air sacré du Sanctuaire.
Certains hommes ricanèrent, mais Jordie les fit taire d’un regard.
– Capitaine ? demanda-t-elle, ses mains à portée de ses armes.
– Mes hommes ont soif, expliqua ce dernier. Je ne peux espérer les asperger d’eau sans leur promettre de pouvoir la boire.
– L’eau d’Ambriodhe nourrit toute âme et toute vie, répondit la religieuse. Buvez autant que vous le souhaitez.
– Je vous remercie.
Il s’approcha de l’eau en premier, méfiant. Il doutait que l’eau fut empoisonnée, néanmoins il ne souhaitait prendre aucun risque. Il avait déjà perdu un homme à la perfidie d’un venin. Ramassant son pouvoir, il en enveloppa ses mains et trempa les doigts dans le bassin. L’eau fraîche lécha aussitôt sa peau, mais hormis sa propre crasse s’y écoulant, il ne discerna pas l’ombre d’une substance douteuse. Il plongea sa gourde et prit une petite gorgée, puis patienta.
Lorsqu’il fut certain que l’eau était sûre, il hocha la tête et aussitôt un soupir collectif échappa de son escadron. Ses hommes se ruèrent près de la fontaine et entreprirent de se désaltérer à grandes goulées limpides.
– Si nous avions voulu vous tuer, se moqua la vieille femme en scrutant la scène avec mépris, nous n’aurions pas recours à un procédé aussi lâche.
– Je ne prends aucun risque lorsqu’il s’agit de la vie de mes hommes, rétorqua-t-il.
– Vraiment ? Quelqu’un pourrait se demander ce que vous faites ici, dans ce cas.
– J’ai des ordres.
– Venant du célèbre capitaine des flammes, voilà qui ne m’étonne guère.
Karan lui lança un regard surpris. La vieille femme ricana.
– Vous pensiez que je ne vous connaîtrai pas ? Vous, le chien de garde de l’empereur qui sème la terreur sur le champ de bataille ?
– Nous ne sommes plus en guerre depuis dix ans, dit-il, sur ses gardes.
– Si vous pensez vraiment cela, capitaine, vous êtes plus idiot que je ne le croyais.
L’apparition d’une autre femme lui ôta la difficile tâche de lui répondre, ce dont il fut reconnaissant. Bien plus jeune que leur guide, la nouvelle venue devait avoir atteint la quarantaine et se déplaçait avec un mélange de grâce et d’efficacité qui firent se hérisser tous les cheveux de sa nuque.
Vêtue d’une chemise blanche et d’un pantalon de cuir sombre rentré dans des bottes en peau de la’preu, elle se distinguait par le port altier de ses traits ainsi que par l’acuité de son regard clair. Ses cheveux aile de corbeau lui arrivaient juste au-dessus des épaules, lisses et épais. Elle ne portait pas d’arme apparente, pourtant tous ses hommes, Jordie inclue, se tendirent à son approche.
– Ghyslaine, lâcha la doyenne, qui parut soudain encore plus décrépie aux côtés de la nouvelle-venue.