Nous étions en première dans notre bon vieux lycée parisien. La première, cette année chargée, cette année beaucoup moins facile que la seconde. Cette année où on commence à connaitre un peu plus les autres lycéens, mais aussi cette fameuse année du bac de français. Ma mère insistait tellement pour que je lise, que je me cultive, que j’aie des références à citer dans mes devoirs de français. Moi je n’aimais pas lire. Les œuvres qu’on nous imposait en cours étaient pour moi une corvée. Je ne saisissais pas ce qu’il y avait à saisir, pour moi les livres n’étaient que des mots, des histoires par lesquelles je ne me sentais pas concerné. Elles étaient écrites dans un langage qui ne me parlait pas, et les petits numéros en haut des mots pour nous en expliquer les significations nous forçaient à dévier notre attention vers le bas de la page, interrompant sans cesse le fil de notre lecture. Cela faisait que lorsque je revenais à la phrase que j’avais commencée quelques secondes plus tôt, j’en avais oublié le début. Ajoutons à ça la fatigue qui me prenait chaque fois que j’ouvrais un de ces fichus livres, il m’était impossible de lire plus de deux pages par soir.
Nous étions au mois d’octobre, notre professeur de français – madame Ritord, si tu avais oublié – ne nous laissait pas de répit. Avec elle on avait tous les jours l’impression que le bac avait lieu dans une semaine. Nous étions en pleine étude de Phèdre, c’était un mardi, ou un jeudi, je ne sais plus. J’étais assis à ma place habituelle, entre le milieu et le fond de la classe, j’observais l’automne à travers la fenêtre pour faire passer le temps. Et pourtant ce jour-là quelque chose clochait. J’avais l’impression que la prof m’observait, je sentais son regard qui me jugeait. A chaque fois que mes yeux déviaient vers les feuilles tombantes, je voyais du coin de l’œil que les siens étaient dirigés sur moi et je craignais qu’elle ne me fasse une remarque pour me rappeler d’écouter le cours. Pour éviter cette réaction, je me décidai à être un peu plus attentif, d’autant plus que la prof commençait à interroger des élèves et que ça aurait pu être moi. Et je n'avais aucune envie d'être confronté à la situation où on nous pose une question et qu'on est incapable de dire un seul mot parce que l'on n'a même pas le contexte, dans ces moments-là il n'y a aucune échappatoire sinon avouer que l'on n'était pas attentif.
— Finalement quand on se penche un peu plus sur l’aspect spirituel de l’œuvre, quel en est le thème central ?
Tous autant que nous étions, nous avons adopté l’attitude que nous prenions à chaque fois qu’un prof posait une question : se taire et éviter tout contact visuel avec lui. Nous étions tous là, assis, têtes baissées et muets comme des carpes. Le tableau devait être drôle à voir. Sentant que ses espoirs d’obtenir une parole volontaire étaient vains, madame Ritord répondit elle-même à sa propre question.
— C’est la fatalité, vous ne le voyez-pas ? Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer en quoi il s’agit d’un élément important dans cette histoire ?
Elle balaya la classe du regard, ses yeux s’arrêtèrent sur toi qui étais assise au deuxième rang de la rangée de droite. A l’opposée de moi, donc.
— Pauline, par exemple. Explique-nous les aspects de cette fatalité.
— Euh… Phèdre est condamnée par une fatalité qui est celle de la passion amoureuse pour Hippolyte. Cette fatalité lui vient des dieux et elle ne peut pas s’en défaire, quoiqu’elle essaye sa passion la rattrapera toujours et la conduira inévitablement vers la mort. Finalement toute l’histoire est construite sur cette fatalité, tous les actes et toutes leurs conséquences sont régis par cette seule source qui mène à cette fin tragique.
Madame Ritord se mit à sourire, comme si elle venait de reprendre espoir en nous.
— Très bien, c’est exactement ça. Merci Pauline.
Pour une fois que j’écoutais le cours, je me suis retrouvé surpris. Je ne pensais pas que tu étais aussi réfléchie. Après tout, je ne te connaissais pas bien, nous étions dans la même classe seulement depuis septembre et je n’avais jamais eu réellement l’occasion de discuter avec toi. Quand tu as eu fini de parler tu as recommencé à te concentrer sur le cours, et moi j’ai recommencé à ne pas le faire. J’étais concentré sur toi. Je ne te voyais que de dos, je voyais tes cheveux châtains ondulés qui arrivaient à sa moitié, je voyais tes gestes doux lorsque tu levais la tête pour écouter la prof, puis que tu la rebaissais pour prendre en note ce qu’elle disait.
Je me suis demandé qui tu étais vraiment, j’avais cette même impression que lorsqu’on se répète un mot vingt fois dans la tête et qu’on finit par trouver sa phonétique complètement absurde. Brusquement je me suis demandé si tu avais toujours existé, j’avais à la fois l’impression que c’était la première fois que je te voyais et en même temps que je te connaissais depuis mille ans. J’ai essayé de me remémorer tous les souvenirs que j’avais de toi. Tu n’étais pas dans ma classe en seconde, je connaissais ton prénom comme on connait celui de tous les autres, avec les gens qui parlent, avec Facebook, avec les listes d’appel, on arrive vite à mettre un nom sur chaque visage que l’on croise dans les couloirs du lycée. Je n’avais jamais vraiment fait attention à toi, tu n’étais pas de celles qui sortent du lot, ni magnifique ni hideuse. Le seul souvenir marquant que j’avais de toi c’était à la cantine, un jour où tu étais venue à ma table pour me demander si tu pouvais prendre la cruche parce qu’il n’y en avait plus de disponible. Ce n’était pas grand-chose, bien sûr, mais c’était la seule chose qui me venait en tête quand j’essayais de m’assurer que tu avais toujours été présente dans cette vie.
Et puis en première, modification des classes due à la répartition entre filières – S, L et ES – qui nous valut d’être un peu tous mélangés par rapport à l’année précédente. Je découvrais de nouveaux visages, du moins des visages que j’avais très peu vus. Bien que ma timidité fût moins grande que lorsque j’étais enfant, je n’étais pas du genre avenant, je n’allais pas vraiment vers les gens pour essayer de les rencontrer. Et pourtant le simple fait d’être dans la même classe rapproche forcément les élèves. Bientôt tous les nouveaux visages, dont le tien, me devinrent familiers. Nous avions beaucoup plus de contacts que l’année d’avant, sans pour autant en avoir beaucoup. Mais nous n’étions pas amis pour la simple et bonne raison que nous n’étions pas du même ordre. C’est un mensonge de dire que les lycéens sont beaucoup plus matures que les collégiens, que les histoires de popularité et de réputation disparaissent après le brevet. Au lycée tout le monde se parle et a l’intelligence de ne pas insulter les autres, mais les gens ne sont amis qu’avec ceux qui sont aussi populaires qu’eux. Le reste n’est que cordialité. Tu ne faisais pas partie des plus populaires, mais tu avais quand même un bon nombre d’amis avec qui tu passais des heures, à rire, à faire des soirées, à aller au cinéma. Moi je n’étais pas des plus impopulaires, mais je n’avais pas autant d’amis que les garçons populaires du lycée. J’avais un bon groupe de potes avec qui on passait de très bons moments, mais c’était bien loin du gros groupe d’une vingtaine de lycéens qui était l’élite de l’établissement et qui ne s’adressaient pas aux gens comme moi, aux gens qui ne sont pas les plus beaux ni les plus drôles ni les plus extravertis. Et tu avais beau ne pas faire partie de ce groupe, tu étais plus proche d’eux que je ne l’étais. Hiérarchiquement, tu étais un cran au-dessus de moi, c’est pour cela qu’on n’était pas si proches.
Quelques jours plus tard, alors que toutes ces idées ne m’avaient pas poursuivi, tu vins me hanter dans mon sommeil. C’était entre un samedi et un dimanche, j’avais regardé Game of Thrones le soir avant de me coucher, j’aurais pu rêver de n’importe quoi, et pourtant c’est toi que mon cerveau choisit de mettre en scène.
J’étais dans une grande salle de théâtre, tout était sombre et tous les fauteuils étaient vides. J’étais seul dans le public, et sur la scène devant moi il y avait deux personnes. Je reconnus Hugo, mon meilleur ami, debout, stoïque. A deux mètres de lui, il y avait quelqu’un par terre qui mimait le désespoir, recroquevillée au sol, la tête plongée dans ses bras. Je ne voyais pas son visage. Et soudain, Hugo se mit à parler d’une voix puissante.
— Allons Phèdre, ressaisis-toi. Cet amour est impossible, nous n’y pouvons rien. Nous devons oublier.
A ces mots la jeune fille se releva énergiquement et je la reconnus, c’était toi. Tu te jetas vers Hugo qui, je le compris, était Hippolyte.
— Mais si tu m’aimes, et que je t’aime, qu’est-ce qui est impossible ?
Après avoir dit cela tu l’embrassas passionnément et il se laissa faire. Votre baiser me paraissait interminable, je commençais à m’ennuyer et je n’étais pas très à l’aise. Une porte pas très loin de moi, sur le côté gauche de la salle, attira mon attention. Je décidai d’aller explorer le coin et sortis sans faire de bruit, vous étiez toujours en train de vous embrasser.
Je me suis retrouvé dans un long couloir gris et sombre, il y avait plusieurs portes de chaque côté, je ne savais pas où aller. J’ai fini par tourner à droite et ouvrir l’une d’elles. Elle menait aux coulisses de la scène. Tu arrivas vers moi d’un air surpris.
— Nicolas, tu es là ? Je pensais qu’on était seuls.
— Non, j’étais là. Je vous ai vus jouer.
Tu eus l’air gênée et baissas les yeux.
— Je l’ai embrassé parce que ça fait partie de mon rôle, mais tu sais j’aurais préféré que ce soit quelqu’un d’autre.
— Ah bon qui ça ?
Tu relevas les yeux doucement et un sourire très discret accompagna tes mots.
— Tu n’as pas une petite idée ?
Tu me pris alors la main et plongeas ton regard dans le mien. Tout mon être frissonna tandis que je comprenais où tu voulais en venir.
— Moi ?
— Oui toi.
Une immense joie m’envahit soudain, comme si je venais d’apprendre la meilleure nouvelle du siècle. J’apprenais que tu avais des sentiments pour moi. Et brusquement, la réalité revint comme une claque.
Mes paupières s’ouvrirent et j’aperçus ma chambre, baignée dans le soleil du matin. Donc tout ça n’était qu’un rêve. Effectivement, je me disais bien que quelque chose clochait, tout ça était trop beau pour être vrai. Il me vint alors à ce moment précis un grand sentiment d’incompréhension. Mais qu’est-ce que je venais de penser ? Outre mon rêve qui m’étonnait au plus haut point, le sentiment d’être déçu à mon réveil me semblait complètement absurde. Je n’étais pas amoureux de toi, nullement, alors qu’est-ce qui poussait mon cerveau à se mettre dans des états pareils ?
La faim me rappelant que mon petit-déjeuner m’attendait en bas, je décidai de laisser ces pensées de côté. Ce rêve avait toi pour personnage principal parce que j’avais beaucoup pensé à toi récemment, et ma déception du réveil s’expliquait par le fait qu’il est toujours agréable pour sa fierté personnelle de savoir que quelqu’un a des sentiments pour vous. Ce n’était pas si compliqué à comprendre.
J'aime beaucoup cette idée de raconter leur histoire. En particulier en utilisant le point de vue de Nicolas. Je suis plus habituée à lire du point de vue d'un personnage féminin.
C'est assez "drôle" les réflexions de Nicolas, elles reflètent très bien la réalité... Notamment, sur les différents "statuts" de certains ^^
Merci pour tes commentaires ! Je suis contente que l'histoire te plaise pour l'instant :)