Chapitre 3

Par Bow

Pauline se redressa, son sourire ne l’avait pas quittée. Elle prit appui sur ses mains pour basculer ses jambes sur le rebord du lit.

— Merci pour ce moment. J’aime bien t’entendre en parler.

— Tu savais déjà tout, non ?

— Pas avec ces mots, pas assemblé comme ça. Là ça me transporte vraiment vers autrefois, j’aime bien. Ça m’a redonné de la force. On va manger ?

— Tu es sûre que tu veux te lever ? 

Elle hocha la tête avec un air convaincu.

— Certaine. 

Les pommes de terre étaient fades. Nicolas avait fait de son mieux, mais elles ne seraient jamais aussi bonnes que lorsque Pauline les faisait dorer à la poêle avec juste ce qu’il fallait de beurre. Pauline saisit le sel et en versa une bonne pincée sur son plat.

— Tu ne devrais pas, riposta Nicolas. Ton hypertension… 

Elle lui adressa un sourire mesquin tout en reposant le sel à côté d’elle.

— Je ne suis plus à ça près tu sais.

— Ce n’est pas une raison pour aggraver ton cas. Je veux te garder le plus longtemps possible à mes côtés. 

Pauline se tut. Elle commençait à prendre conscience d’à quel point l’approche de sa mort angoissait son mari. Ils mangèrent en silence et lorsqu’ils eurent fini Nicolas prépara du café.

— Tu as hâte de mourir ? 

Il faillit en renverser sa tasse. Après tant d’années passées avec elle et ses questions inattendues, il continuait d’être surpris à chaque fois qu’elle lui en lançait une.

— Non, pas vraiment. Mais quand tu seras partie j’aurai hâte, ça tu peux me croire. 

Elle ne répondit rien, frustrée. Elle le reconnaissait bien, à chaque fois qu’elle voulait parler de sujets profonds avec lui il déviait la conversation, involontairement, en abordant des faits concrets. Elle voulait son avis sur la mort, pas sur son absence à elle. Elle qui d’ordinaire se disait « tant pis » et acceptait silencieusement le fait que le débat soit déjà clos, elle décida cette fois d’aller plus loin, consciente que c’était probablement sa dernière occasion d’avoir son avis sur ce sujet.

— Eh bien moi j’ai hâte. La mort ne m’a jamais fait peur.

— Tu ne la crains même pas un petit peu ?

— Non, pourquoi je la craindrais ? demanda Pauline, heureuse au fond d’elle qu’il l’aide à alimenter la discussion.

— Mourir, c’est pas rien. Quitter la vie, quitter tout, abandonner l’entièreté de ce qu’on a connu depuis notre naissance.

— C’est vrai. Mais je ne vois pas ce que je vais perdre, je ne vois que l’après. Tout le monde rêve de savoir ce qui nous attend tout à la fin, c’est la grande frustration des hommes, personne ne peut nous le dire. Et pourtant, on le découvrira tous un jour, qui que nous soyons, riches ou pauvres, tout n’est qu’une question de temps. Alors j’ai toujours eu hâte, au fond de moi, d’avoir enfin accès à cette réponse ultime, de pouvoir passer dans l’au-delà, de découvrir ce qu’ont découvert tous ceux qui ont quitté ce monde de la nuit des temps jusqu’à maintenant.

— Mais s’il n’y a rien du tout ? demanda Nicolas, perplexe.

— Alors tant pis ! S’il n’y a rien, je ne me rendrai même pas compte qu’il n’y a rien. Pourquoi devrais-je me préoccuper de cette possibilité ?

— Parce que ce serait dommage d’avoir tout quitté pour finalement perdre sa conscience dans le néant.

— Ce serait le prix à payer pour la volonté de connaitre la mort, je trouve que ça se vaut. 

Nicolas fixait la table et séparait nerveusement des miettes de pain en deux.

— Ton raisonnement me glace. Tu parles comme ceux qui se suicident. Tu aurais donc été capable de le faire, si un jour tu en avais eu l’occasion ?

— Non, avoua-t-elle doucement. Je n’en aurais jamais eu le courage. A chaque fois que j’y pensais, quelque chose me rappelait que ce n’était pas le bon moment. Mon anniversaire dans quelques jours, l’approche du printemps, Noël dans une semaine, toi qui allais rentrer du travail, tout était prétexte à me faire rester un peu plus. 

Nicolas était de plus en plus abasourdi. Il posa sa tête dans ses mains.

— Tu ne m’as jamais parlé de tout ça. Comment aurais-je pu me douter que mon épouse était suicidaire ?

— Pas suicidaire, pas comme tous les autres qui ne supportent pas leur quotidien. Je ne voulais pas quitter la vie, je voulais juste voir ce qu’il y avait après.

— Et si un jour rien ne t’avait retenue ? Supposons qu’en plein milieu de l’hiver, sans aucune échéance proche, tu aies songé à partir, tu l’aurais fait ?

— Sincèrement, non. J’avais bien conscience que le suicide n’était pas la solution, je ne voulais pas provoquer ma mort. Au fond de moi, je trouvais ça déloyal. J’avais l’impression, parfois, que si je trichais ainsi le résultat ne serait pas le même. Comment pourrais-je profiter de ma mort sans avoir la fierté de l’avoir attendue patiemment ? Alors je l’ai attendue. Et maintenant qu’elle se manifeste enfin, la vraie mort, je me sens heureuse. Elle va venir, et je n’ai pas le choix, je n’aurai pas à culpabiliser de tout quitter parce que c’est ce qui est prévu. Et je vais enfin pouvoir voir ce qui m’attend. 

Nicolas ne disait plus rien, trop contrarié par ce qu’il venait d’entendre. Sa chère et tendre ne pensait pas du tout comme lui, il s’en rendait compte une nouvelle fois, comme toutes ces fois où il s’était demandé comment ils pouvaient s’aimer en étant si différents.

— Tout ça m’a épuisée, déclara Pauline. Je vais retourner me reposer. 

Elle se leva et sortit de la cuisine, laissant Nicolas seul avec ces mots qui frappaient dans sa tête comme des centaines de petits marteaux. Il ne pouvait s’empêcher de la trouver égoïste. Elle était heureuse de mourir, sans aucun regret pour ce qu’elle laissait sur Terre, mais avait-elle seulement pensé à lui ? Sa découverte de l’au-delà semblait lui importer plus que sa présence auprès de son mari. Comment ne pouvait-elle pas se rendre compte que lorsqu’elle ne serait plus là il serait seul ? Ça relevait pourtant de la logique. Une personne en moins et voilà qu’un couple est réduit de moitié. Nicolas ne s’imaginait pas seul. Depuis toutes ces années, Pauline avait greffé sa vie à la sienne, leurs deux personnes étaient comme collées, désormais il ne pourrait plus s’en défaire. Pourquoi n’avait-elle pas mentionné tout ça ? Il savait qu’elle l’aimait, qu’elle avait cette même vision de leur couple, alors pourquoi au cours de cette discussion n’en avait-elle rien eu à faire ? Il se rendit compte soudain que c’était peut-être lui qui était égoïste. Elle venait de lui exposer à quel point elle était heureuse de mourir bientôt, et lui aurait souhaité qu’elle souffre autant que lui. Il se sentit honteux de lui en vouloir d’être heureuse sous prétexte que lui ne l’était pas. Il leva les yeux, une mouche venait de se poser sur le miroir et le parcourut sur toute sa longueur. Il observa longuement ce corps qui se promenait, accroché à son reflet, formant une double-mouche. Était-elle venue là pour se sentir moins seule ?

La sieste avait été reposante, mais Pauline fut heureuse de s’en réveiller quand elle aperçut Nicolas contemplant la boîte, assis à côté d’elle. Telle une enfant de quatre ans sur le point de s’endormir, elle voulait entendre une nouvelle histoire.

Un criterium. C’est l’objet que sortit Nicolas tout en essayant de se souvenir à quelle partie de leur histoire il correspondait. C’était un criterium transparent, le petit bout de plastique qui sert à accrocher celui-ci – qui n’a jamais servi à personne d’ailleurs – était jaune et cassé, il n’en restait qu’un petit bout. Au sommet de l’objet, la gomme était noircie et dépassait à peine de son rebord. Les souvenirs revenaient progressivement à la mémoire de Nicolas, il savait ce qu’il allait dire.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez