-Calme-toi ! intimait Gus en courant derrière son estafette. C’est inutile de paniquer, ce n’est pas ça qui les aidera !
Ils couraient, quittaient les couloirs pour prendre les conduites d’aération, descendaient dans les salons inoccupés, passaient par la fenêtre pour prendre une échelle de corde, reprenaient une conduite. Finalement, ils arrivèrent à proximité d’une grille latérale. Derrière, la voix de Timéon les accueillit.
-Gusy ! On a un sacré problème !
Gus jeta un regard à l’estafette, encore larmoyant, un filet de morve lui dégoulinant du nez.
-Ça, j’ai cru le comprendre. Quelles nouvelles ?
Anselme, qui conduisait une équipe semblable à celle de Reine mais à un autre étage, s’était fait coincer. Son équipe était restée dans un salon sans retours, qu’une invitée avait fermé à clef en partant. Le garçon, qui était encore à l’extérieur l’a suivi jusque dans sa chambre pour tenter de récupérer la clef, mais n’en est pas ressortit.
-Ça va faire une demi-heure, compléta l’espion.
Un léger bruit de pas dans le sas derrière la grille annonçait l’arrivée de quelqu’un.
-Oh, on me dit que trois gendarmes arrivent par le couloir de vert-pré, en direction de celui de la chaise, et un homme ivre tente de regagner ses appartements dans le couloir Bois-bleu. Il est actuellement près de salon de la boucanière. Feriez mieux de vous cacher. Tiens, Gus, voilà les coordonnées de la chambre et celles du salon.
Il tendit un papier à travers les grilles. Gus s’en saisit avant de prendre la poudre d’escampette. Il trouva refuge dans les cabinets de couloir, ouvrit une nouvelle grille, balança l’estafette dedans.
-Maintenant, tu galope voir Séry et tu lui dis de m’envoyer quatre gars à la chambre 412, couloir Pluie d’automne. Et un gars en livrée de valet de pied. Pas de chambre, hein ? de pied.
Le petit s’exécuta. Toutes ses équipes avaient en tête le plan de toutes les autres équipes et étaient censées savoir à n’importe quel moment, sauf retard majeur, où étaient les autres et ce qu’ils faisaient. Dans le pire des cas, des estafettes faisaient la liaison entre tout ce joyeux petit monde de sorte que les équipes se meuvent comme les membres indépendants d’un même corps. Gus était fier de son travail.
Fier mais bien embêté par le pétrin dans lequel s’était mis le petit Anselme ! Un salon sans retours… c’était le petit nom que ses voleurs avaient donné aux salons créés par la mère Hildegarde et qui, une fois fermés à clef, n’existaient plus que dans une autre dimension. Si on était pris au piège dedans, il devenait impossible de s’en échapper à moins d’en posséder la clef. C’était la même chose pour la plupart des chambres. Aussi Gus se dirigea-t-il directement à la chambre indiquée sur le papier, avec beaucoup de pessimisme. Si elle était fermée à clef, ça allait se corser sévèrement et il faudrait ruser.
Il baissa tout doucement la poignée, puis appuya son épaule contre la porte pour tenter de l’ouvrir. Fermée à double tour. Il laissa échapper un chapelet de jurons et tourna les talons. Il bifurqua, gagna la bouche d’aération latéral et s’appuya contre le mur, attendant. Au bout d’une petite poignée de minutes, quelqu’un toqua deux fois, tout doucement, depuis l’autre côté pour demander si la voix était libre. Gus répondit en toquant une fois, et aussitôt la grille s’ouvrit sur quatre gamins chétifs et crottés de suif.
-Bon les enfants, je suppose qu’on vous a fait un tableau de la situation, hum ?
Il déplia le papier froissé, lut à nouveau en diagonale les informations.
-Elisie, vingt deux ans, dragon.
Dragon. Ce mot le figea légèrement. Rien n’était plus sanguin et plus imprévisible qu’un dragon. Si elle trouvait Anselme avant lui, Gus risquait fort de ne découvrir qu’une mare de sang.
-Le truc, c’est qu’il faut qu’elle sorte, mais qu’elle ne referme pas la porte à clef. Leny, tu vas appuyer sur l’interphone à la porte et lui dire que monsieur son père la demande immédiatement au salon rouge. Si on a de la chance…
Un frisson lui parcouru le dos. Non, il ne comptait pas sur le fait qu’elle laisse la porte ouverte en partant, ce serait aussi idéal qu’improbable. Il lui fallait soit une excuse pour qu’elle laisse la clef au valet, soit trouver un moyen pour qu’elle ne puisse pas la refermer. Le problème des dragons était qu’ils avaient un poil tendance à se montrer suspicieux, aussi n’avaient-ils pas le droit à l’erreur.
-Si on a de la chance, elle va retourner dans sa chambre pour prendre… je ne sais pas, moi, un manteau, un sac. Là, il faudra que tu arrives à coincer une clef-pourrie de l’autre côté de la porte. À l’intérieur, comprit ? Après tu fais semblant de l’accompagner, puis tu t’esbigne à la première occas, vu ?
Le garçon prit le temps de réfléchir avant d’hocher la tête. Gus lui tendit sa précieuse clef de neuf, clef permettant d’ouvrir la plupart des portes à serrure grossière, en office de clef-pourrie. Le principe était de la mettre d’un côté de la serrure pour qu’il soit impossible de refermer de l’autre. La clef de neuf rentrerait, mais Gus la savait incapable de tourner dans le mécanisme pour ouvrir les portes de chambres. S’ils avaient de la chance, la dragonne ne remarquerait pas le piège. De la chance… Gus détestait être tributaire de la chance.
-Comme ça tu lui dis que son père est pressé et elle ne cherchera peut-être pas plus que ça à fermer. En attendant, nous, on entre, on chope Anselme, deux trois trucs et on se carapate. De toute façon le rapatriement général est prévu pour dans une petite demi-heure.
Gus et ses p’tits gars partirent se cacher au coin du couloir, de manière à pouvoir observer le déroulement de la première phase du plan. Mais à leur grand désespoir, ce ne fut pas Elisie qui ouvrit.
-C’est pour ? demanda un jeune homme débraillé, un cigare dans la bouche.
Un instant, l’air manqua à Gus, un filet de sueur froide lui perla dans le dos. Ce pouvait-il que ses espions se soient trompés de chambre ? Que faire ? Qu’allait dire Leny ? Et après, comment trouver la bonne chambre, celle où était enfermé Anselme ? Mais Gus se calma en reconnaissant le jeune homme. Un sourire goguenard sur les lèvres, un tatouage en forme de goutte noir entre les sourcils, ce ne pouvait être que le fils de l’ambassadeur. Malgré son jeune âge, il était réputé pour être un véritable coureur de jupons, et sa chemise mal boutonnée laissait entrevoir des traces de griffures récentes. Gus sentit le rouge lui monter aux joues en comprenant.
Heureusement pour eux, Leny n’était pas lui, et s’il avait compris il restait étonnamment froid et égal. Leny était toujours égal. La face étroite, la peau presque grisâtre, des cheveux bruns tirés vers l’arrière et des yeux marrons apathiques, constamment blasés, il ressemblait parfois à un pantin qu’aucuns des éléments extérieurs ne pouvait surprendre, intéresser ou effrayer. Aussi récita-t-il machinalement ce que Gus lui avait dit, d’une voix morne et dénuée de ton, d’accent et de vie.
-Monsieur le père de madame Elisie désire la voir de toute urgence. Il se trouve au salon rouge.
Le fils de l’ambassadeur le regarda avec étonnement, avant de se retourner et de lancer quelques mots derrière lui. Gus ne perçut pour toute réponse qu’un grognement exaspéré. Lui aussi était exaspéré. Son plan pour sauver Anselme venait de tomber à l’eau ; jamais Leny ne pourrait insérer la clef-pourrie sans se faire remarquer par le jeune homme !
-Monsieur le père de madame a insisté sur le caractère urgent de la chose, sans vouloir vous manquer de respect, madame, dit encore Leny.
Mais le blondinet de la Toile restait figé sur le seuil. Elisie finit cependant par sortir, maquillée, pomponnée, coiffée.
-Tu peux rester là, jeta-t-elle au fils de l’ambassadeur. Je reviens aussi vite que possible. Prends une bouteille de rouge d’Arc-en-Terre dans le placard où tu as trouvé les cigares, mais une seule.
Et de le clouer là en partant d’un pas rageur, Leny sur les talons. Mais un détail n’avait pas échappé à Gus, faisant renaitre l’espoir. Elle n’avait pas fermé la porte. Pas à clef, du moins, jugeant surement que la présence de son amant garantirait des intrusions intempestives. Restait maintenant à établir un plan B. Mais quel idiot ! se morigéna-t-il. Pourquoi je n’ai pas établi un plan de secours plus tôt, hein ? Quoiqu’en y pensant, il n’aurait sûrement pas naturellement inclus la présence du fils de l’ambassadeur dans l’un de ses plans.
-On a pas de choix, chuchota Laury en le tirant par la manche. Il faut qu’on entre maintenant ou c’est fichu !
Les cheveux auburn et les yeux d’un marron si clair qu’ils semblaient dorés, Laury était l’un de ses meilleurs voleurs. L’un des plus âgés, aussi, du haut de ses douze ans, et c’était le quart de cousin de Big Ben puisque son père était le demi-frère de la mère de son assistant.
-Je sais, répondit le chef en quittant sa cachette. On rentre, mais on essaie de se faire discret, si on peut... Sinon, je maîtrise le bougre et vous vous tirez avec Anselme !
Personne ne protesta que le fils de l’ambassadeur le dominait d’au moins une bonne tête et demi et que Gus était gaulé comme un cure-dent nourrit au pain sec. Tous avaient confiance en leur chef. Vive Gus !
Ils entrèrent. Mais ne virent personne. Il faisait sombre, la seule source de lumière étant une lampe de chevet orné d’un abat-jour rouge et voilée par les baldaquins d’un grand lit défait. Sur la droite, un paravent masquait une autre pièce sans porte, plongée dans l’ombre. En entendant un claquement et des bruits de pas, les quatre enfants se cachèrent entre le paravent et un épais rideau écarlate. Le fils de l’ambassadeur reparut, une bouteille et un verre à pied à la main, le cigare toujours coincé dans le bec. Gus retint sa respiration. Et avala de travers en distinguant un sourire mi-désolé mi-soulagé sous le lit sur lequel le blond venait de s’asseoir juste en face d’eux, de l’autre côté du rideau.
Enfer ! Anselme était coincé-là, et en plus il n’était pas seul ! Un autre gamin se terrait à ses côtés. Là c’est la cata, la cata de chez cata ! pensa le chef des voleurs. Pire que ça c’est pas possible ; on va faire comment pour les sortir de là sans qu’il s’en aperçoive ? Mais comme pour lui donner tort quant au « on ne peut pas faire pire », le fils de l’ambassadeur laissa échapper un gloussement amusé :
-Allons allons, sortez de là, vous deux. Si vous croyez que je ne vous ai pas vu…
Le sang du garçonnet se glaça dans ses veines. Ils étaient repérés. Et comme si ça ne suffisait pas, ce type était une araignée de la Toile, et à ce moment-là c’était peut-être une famille entière du noblichon qui voyaient par ses yeux que deux voleurs s’étaient réfugiés sous le lit.
-Si vous ne vous dépêchez pas, dit-il en se laissant glisser au bas du lit, j’appelle les gendarmes !
Sa voix était calme, un brin moqueuse, mais menaçait tout de même. Gus entraperçut le regard paniqué d’Anselme.
Le blondin se pencha pour regarder sous le lit, mais au même moment, il sentit quelque chose lui érafler la joue.
-Ne bougez pas, ordonna une voix derrière-lui.
Il fallut quelques secondes à l’araignée pour réussir à loucher ce qui le piquait ; le bout fendu et aiguisé d’un vieux parapluie autrefois vert pomme. Il se retourna, sans cesser de sourire.
-Je vous ai demander de ne pas bouger. Je suis peut-être contre la violence gratuite, mais si vous m’y forcez je n’hésiterais pas à vous frapper.
-Avec un parapluie ? se moqua le jeune homme.
-Avec un parapluie, confirma Gus avec un sourire figé.
Un parapluie, mais pas n’importe lequel. Gus aimait se laisser dire que son parapluie était spécial. Cela faisait un paquet d’années qu’il se le trimbalait, si bien qu’il ne se souvenait pas avoir vécu sans, et avait oublié depuis longtemps comment il l’avait obtenu. Un grand parapluie très large, au manche de bois rouge très résistant, taillé sans prétention en forme de tête d’oiseau à la poignée. L’embout côté toile avait jadis été long et fin, mais l’usure l’avait abimé et il ne restait désormais qu’une pointe effilée.
Même si le jeune noble ne semblait pas particulièrement inquiété, il ne bougea pas, se contentant d’offrir un sourire enjôleur à Gus.
-Monsieur l’araignée de la Toile, votre famille nous observe-t-elle en ce moment ?
-Vu mes activités précédentes, je ne pense pas que ma famille s’intéresse à moi, là, tout de suite, répondit-il d’un air coquin en frottant les griffures qui barraient son torse.
Gus ignora la gêne, mais quand Anselme sortit de sous le lit, son visage apparut rouge pivoine et il n’osait pas regarder le fils de l’ambassadeur. Un cocard noir ornait son œil gauche et sa lèvre inférieure était fendue. L’autre gamin était peu ou prou dans le même état, signe qu’ils avaient rencontrés des gendarmes. Gus était étonné qu’une alerte n’ai pas déjà été donné et pria en son for intérieur pour que toute la marmaille qui composait ses troupes aille bien.
-Les p’tits gars, sortez tous de votre cachette. On a pas beaucoup de temps ; trouvez-moi la clef du salon, et aller délivrer les autres. Rapatriement général. Je garde celui-là le temps que vous vous esquiviez.
Comme Laury ouvrait la bouche pour protester, il le rabroua.
-Exécution ! On a pas de temps à perdre, alors magnez-vous le fiacre ou vous allez tâter d’mon parapluie !
Ses troupes se débandèrent. Anselme savait où était la clef, aussi il s’en empara et tous sortirent à la hâte, sans un bruit. De vrais voleurs, pensa Gus en voyant le cul de Rafl disparaitre le l’autre côté de la porte.
-Allez-vous essayer de vous enfuir ?
-Pour aller où ? Je suis ici chez moi, bonhomme. Je ne m’enfuirais pas de ma maison !
Abandonnant son otage, Gus partit d’un pas chaloupé s’emparer de la clef coincée dans la serrure. Celle-là ne serait pas perdue !
-Qui êtes-vous ? demanda le noble blondin.
-Des voleurs, répondit simplement Gus d’une voix avenante.
Puis, il se dirigea vers la pièce cachée par le paravent. Il y avait là deux armoires. Il les ouvrit tour à tour avant de trouver les cigares. Il s’empara de deux d’entre eux et en alluma un avant de rejoindre son prisonnier qui s’était assis sur le lit. Celui-ci, les coudes plantés dans les cuisses et le menton dans les mains, observait avec intérêt le gamin qui lui faisait face.
-Ce n’est pas de ton âge, ce genre de trucs, bonhomme, s’amusa-t-il en visant le cigare.
-C’est parfaitement de mon âge, du moment que j’ai une bouche et de quoi respirer, non ?
Gus ne toussa pas lorsque la fumée lui descendit dans les poumons, caressant sa gorge de douces volutes acres. Il fumait la pipe depuis qu’il avait cinq ou six ans, il ne savait plus très bien, et avait par maintes fois eut l’occasion de fumer cigares et cigarettes. Il n’aurait jamais dit nom à un si bon tabac !
Le fils de l’ambassadeur sourit à nouveau, ce qui exaspéra un peu Gus. Ce type donnait l’impression de ne jamais rien prendre au sérieux ! Il lui faisait penser à ces gros matous matois qui trônaient sur les canapés de velours, faisant semblant de dormir toute la journée pour mieux se délecter des ragots et des disputes, ou de tout ce qu’il pouvait entendre en général. Gus aimait bien les chats, mais pas ceux-là.
-Et quel âge peut bien avoir un voleur amateur de cigares ?
-Vingt-deux ans, menti Gus.
Il aimait qu’on le traite en adulte, malgré ses quatorze ans, et savait que les gens qui n’appartenaient pas à la Confrérie ne prenaient jamais les enfants au sérieux. Chez ses paires, c’était une toute autre histoire ; déjà on ne vivait pas souvent bien vieux, et en plus Gus était le chef des voleurs, l’un des quatre piliers de Barthélémy. S’il avait le poste qu’il occupait, c’était qu’il savait se montrer bien plus mûr et plus fin que certains adultes. C’était un bon meneur d’homme, enfin, de petits hommes et de petites femmes, mais il les conduisait efficacement.
-Pourquoi voler ?
La question fit comme un vide. Puis Gus éclata de rire.
-C’est quoi cet interrogatoire à la noix ? Pour vivre, évidemment !! Pourquoi voler, sinon ? Tu as l’impression que les gens riches prennent souvent le risque de se faire pincer par les gendarmes juste pour s’amuser ?
-Mais…, objecta le nobliau. Il y a sûrement d’autres moyens ! Ce que vous faites, ça fait du tort à plein de gens et vous vous mettez en danger, non ? N’y a-t-il pas d’autres façons de vivre ?
Gus le regarda droit dans les yeux. Comme lui, il était blond, quoi que d’un blond moins doré et plus pâle. Tous deux avaient un teint de porcelaine dû au fait que le soleil du Pôle les voyait rarement, et leurs yeux étaient d’un bleu limpide de ciel d’été. Pourtant l’un était noble et l’autre bâtard.
-Effectivement, il y a d’autres moyens de vivre, à la Citacielle. Si on oublie les boulots au grand jour, comme boulanger, ou marchand, il reste… les éboueurs, le service d’entretien des façades, celui de la plomberie, les ramoneurs, les ravitailleurs, les chefs de meutes qui gardent les chiens de traineaux, et bien d’autres encore. Mais nous sommes nombreux, et les enfants n’ont pas toujours la part belle dans l’affaire ! Alors nous volons, parce que l’un dans l’autre c’est aussi facile, peut-être plus dangereux, mais aussi plus rentable ; et oui, nous nourrissons bien des gens, nous, les égoïstes qui pillions vos beaux vêtements ! La vie est trop injuste, n’est-ce pas ?
Le fils de l’ambassadeur haussa les sourcils.
-Mais… et vos parents ? Ils ne travaillent pas, eux ?
-Parents ? Quels parents ? s’exclama Gus. Nous n’en avons pas, des parents ! Ou alors, ceux qu’il nous reste, il vaut mieux éviter de les croiser !
Le blondin ouvrit la bouche, puis la referma, et une lueur de compréhension passa dans son regard.
-Et oui mon grand, nous sommes bien des bâtards ! se moqua Gus. Pas tous, remarque ; certains d’entre nous sont de petits fils, petits petits fils de bâtard, ou d’immigrés morts depuis belle lurette ! Toujours est-il qu’en terme de parents, nada, que dalle, y a pas ! Et on se débrouille quand même, tu vois ?
Son ton s’était fait mielleux, mais c’était plus par jeu. Cela le faisait bien rire, les remontrances de ceux qui avaient de l’argent. Il savait bien que dans une société saine, les gens comme lui n’existaient pas. Mais il n’avait pas pour autant envie de disparaître et s’il lui fallait, pour rester vivant être traité par tous les noms, il s’en moquait. Mais contrairement au dégout qu’aurait dû afficher le fils de l’ambassadeur, Gus put voir un nouvel intérêt.
-Serions-nous cousins ?
Encore une fois, Gus lui répondit par un éclat de rire.
-Toi tu n’as pas oublié d’être bête ! Des bâtards d’araignée, ah ça non ! Y en a pas ! Et tu sais pourquoi ?
Le jeune homme sembla se faire plus sérieux.
-Je suppose que ce n’est pas par vertu ? Quoique, il y a beaucoup que cela gêne, de partager certaines choses…
-Ça pourrait. Mais non. Dans notre belle société, sache-le, nobliau, un bon bâtard est un bâtard mort ! Et quoi de plus facile pour supprimer les fruits du pêcher, que de savoir exactement où ils sont ? Oui, votre pouvoir, c’est pas un sacré cadeau !
Le sourire du fils de l’ambassadeur fut remplacé par une moue choquée. Il savait, bien sûr, que les enfants nés d’adultères n’étaient pas appréciés, qu’on les réprouvait, mais entendre dire que son pouvoir pouvait servir à traquer des bébés encore au sein pour les éliminer, c’était une autre histoire.
Gus tira une nouvelle bouffée de son cigare.
-Ouais, ben y s’rait temps que j’y aille, moi.
Et de se lever pour se diriger vers la porte.
-Attends, le rappela le fils de l’ambassadeur. Et… comment tu t’appelles ?
Sourire aux lèvres, Gus se tourna, ôta son chapeau d’un geste théâtral avant de faire la plus magnifique révérence de sa carrière.
-Mon nom est Gus, et je suis le chef des voleurs. Si jamais un jour il vous arrive de vous égarer dans les sombre recoins de la Citacielle, mon cher, n’hésitez pas à passer me voir ! Je vous offrirais sûrement du thé rare dans l’une de vos propres tasses !
Mais alors qu’il posait la main sur la poigner pour sortir, celle-ci s’abaissa vivement. De surprise, le gamin se jeta contre le mur. Si c’était la fille, il était fichu. La porte s’ouvrit.
C’était elle.
-Evidemment j’ai oublié mon…
Elle s’arrêta en voyant le bâtard, fronça les sourcils, lorgnant sur le chapeau, la veste… et les cigares coincés dedans, les quelques étoffes qui dépassaient des poches, et puis, fatalement, sur le pantalon rapiécé. Elle comprit.
-Qu’est-ce que… ? Monsieur le fils de l’ambassadeur, que signifie ceci ?!
Elle avait craché les derniers mots. Gus sentit un profond mal de tête le gagner et son nez se mit à saigner. La maudite ! Elle utilisait ses griffes ! Non, il ne se laisserait pas faire comme ça !
Il sauta vers la femme, passa dans le maigre espace entre le chambranle de la porte, son bras et ses jupes, la bouscula au passage et se rua dans le couloir.
-Au voleur !!! entendit-il hurler derrière-lui.
Il devait absolument rejoindre une conduite, au plus vite ! Mais il s’effondra soudain, le torse en sang. Quelque chose lui avait violement entaillé l’arrière des jambes, manquant de peu les tendons. Là, alors, il aurait été perdu, incapable de bouger. Il se releva, tituba, tâchant la moquette de sang. C’était impressionnant, mais ce n’était là que griffures de jeune fille effarouchée.
-Arrête ! cria le fils de l’ambassadeur, sûrement paniqué par le sang.
-Stupide que tu es ! C’est un voleur, et un bâtard à coup sûr ! Ecarte-toi !
-Non ne le tue pas !
Le bruit d’une claque retentit dans l’air.
Je n’aurais jamais le temps d’atteindre une conduite, de l’ouvrir et de m’y glisser, comprit Gus. Ses plaies aux jambes lui faisaient un mal de chien, marcher devenait un véritable calvaire. Une griffure de plus vint lui entailler légèrement la joue. Elle faiblit, la bougresse !
Hoquetant, s’appuyant de tout son poids contre le mur pour ne pas s’effondrer, il se glissa à tâtons vers la seule échappatoire qu’il apercevait : la fenêtre. Est-ce que ça va marcher ? Est-ce que je ne suis pas devenu trop lourd ? Il avait beau être sec comme une trique, il avait un peu grandi ses derniers temps. Le seul moyen de le savoir était d’essayer. De toute façon, il allait sûrement mourir s’il ne le faisait pas.
La fille et l’autre accouraient vers lui en braillant, lui la suppliant de ne pas le tuer, elle les ongles prêts à déchirer. D’autres bruits de pas, plus nombreux, résonnaient. Les gendarmes !
Gus s’appuya à la fenêtre, y laissant une trainée sanglante. Il dû la bourrer de coup d’épaule pour l’ouvrir malgré le gel qui la collait, mais il finit par réussir. En bas, le vide se profilait sur des centaines de mètres. Coup de bol ?
Avec un dernier sourire en arrière, il prit son parapluie et se laissa choir sous le regard choqué des deux blonds. Même la fille semblait ne pas comprendre. Pourquoi ce gamin préférait mettre fin tout seul à ses jours ?
Au moment même où il entama sa chute, il ouvrit son parapluie. Le truc était de ne surtout pas prendre de vitesse, sinon les tiges métalliques allaient se briser. Un grand flop plus tard, Gus descendait, le dessous du bras coincé dans la poignée du parapluie, cramponné de toutes ses forces. Pendant quelques mètres il dégringola, quoi que ralentis par la toile, puis d’un coup de pied contre le mur qu’il longeait, il s’en éloigna pour gagner les courants ascendants.
Ouf, ça tient bon ! souffla-t-il intérieurement en regardant les fines cordes métalliques qui empêchaient le parapluie de se retourner. En tournoyant, il continua à descendre tout doucement les étages du Clair-de-Lune. Là seulement, il s’autorisa à lâcher une larme. Il avait vraiment cru être foutu pour de bon. Il avait failli, il avait failli…
Mourir.
Oui, une hésitation de plus et elle l’aurait tué. Les dragons n’avaient pas de pitié, pour personne.
Mais il n’avait pas le droit de mourir. Il lui fallait protéger tout le monde. Protéger ses p’tits gars, protéger Nifa. Surtout Nifa. Elle était si faible en ce moment, sa maladie la clouait au lit et elle passait le plus clair de son temps à dormir. Barthélémy avait proposé qu’on la foute dans les rues à faire la manche, mais Gus s’y était farouchement opposé. Heureusement Ary et Eddy l’avaient soutenu, objectant que ça l’achèverait. Peut-être que c’était ça, d’ailleurs, que voulait le vieux ? Que Nifa meurt. Gus secoua la tête tristement ; non, il ne laisserait jamais personne toucher à elle.
Jamais.