— Monsieur Kelly, je vais avoir besoin de tous les détails dont vous vous souvenez. Tout, du début à la fin, somme Casey Harris.
Raphael Kelly réitère ses propos tandis que le lieutenant les consigne sur son ordinateur : Hasna Malek qui semblait fuir quelqu'un. L'accident. La présence d'un nourrisson dans le véhicule et cette bombe au poivre dans la boite à gants qui peut laisser supposer que la jeune femme se sentait en danger et souhaitait se protéger.
L’imprimante grogne et Harris récupère une photo dans son bac. Il inspecte avec minutie le visage au teint olive et aux traits délicats de la victime, encadré par d'épaisses boucles noires. Plutôt jolie. Ses grands yeux sombres et rieurs n'auront plus jamais l'occasion de contempler le monde. Trois jours plus tôt, à plus de 150 kilomètres de Bellwood, cette femme accompagnée de sa fille se sont évaporées du domicile familial sans laisser de trace. Et selon toute vraisemblance, elles sont passées par chez eux.
— C'est elle ? demande le lieutenant.
Le témoin attrape le cliché encore chaud, mais l'observe à peine. Pas de doute. Il s'agit de la même personne. Il opine en silence.
— L'avez-vous rencontrée en personne ? En dehors de ce rêve, je veux dire.
Harris étudie l'homme dont le regard se dérobe constamment, assis devant lui. Il tremble comme s'il souffrait d'hypothermie et la lumière blafarde du bureau n'épargne pas son teint déjà pâle. Sans parler de cette manie dérangeante qu'il a de se triturer la peau des doigts. Harris en a déjà rencontré des gaillards comme lui, au cours de sa carrière. Des malades qui élaborent des récits extravagants pour un peu d'attention. Un vilain doute commence à naître chez lui. Et s'ils avaient affaire à un toxicomane qui, dans un état second, aurait agressé cette malheureuse femme la veille au soir pour lui dérober son argent afin de se payer sa dose ? Il aurait gardé certaines bribes, mais se serait complètement dissocié de l'atrocité qu'il aurait commise. C'est plausible. Plus plausible que cette folle histoire de rêve prophétique.
— Oui. Je l'ai aperçue une fois. Chez Ricky.
— Ricky, le restaurant ?
Le témoin confirme sans dire un mot.
Harris avale une gorgée de café et grimace en sentant le liquide brûlant descendre le long de son œsophage.
— Que s'est-il passé là-bas ?
— Elle... Elle avait un œil au beurre noir, indique Raphael en portant une main sur sa tempe gauche pour souligner ses propos.
Le lieutenant relève un sourcil face à cette révélation et la note. Le témoin tourne la tête en direction de l'open space, véritable ruche agitée. Casey suit son regard et rencontre celui de l'adjoint Sam Greene en pleine conversation avec une femme aux joues blafardes. Il se lève et baisse le store pour apporter de l'intimité.
— Quoi d'autre ? s'enquiert-il de retour derrière son bureau.
À son tour, Raphael porte son gobelet à ses lèvres avant de dissimuler ses mains entre ses genoux.
C'est le stress ou le manque qui te dérange, mon p'tit gars ?
Si ce type est réellement coupable, il ne tardera pas à se mettre à table. Les toxicomanes acculés finissent toujours par céder. Même les plus coriaces ne résistent jamais longtemps sans leurs cames. Tous terminent par se rouler par terre à hurler de douleur, et crachent les infos attendues d'eux.
— Son mari.
— Thomas Bowman ? demande le lieutenant.
— Ils se sont disputés. Il l'a frappée.
— Vous avez été témoin de la scène. Il était là, avec elle ?
— Pas de la façon dont vous l'entendez.
Harris lève les doigts de son clavier, dissimulant mal son exaspération.
— Alors quoi... C'est des accusations assez graves que vous portez. Ça aussi, vous l'avez rêvé ?
Raphael braque un regard électrique sur le lieutenant. Celui-ci se surprend à imaginer que s'il possédait des fusils à la place des yeux, il se serait retrouvé avec un trou au milieu du front.
— Vous ne me croyez pas.
— Je n'ai rien dit.
— Vous pensez que j'ai quelque chose à voir avec cette disparition.
— Vous lisez dans les pensées maintenant ? Je vous ai posé une question et j'attends de vous que vous y répondiez.
— J'ai l'air d'un fou, je le sais, admit Raphael, on me l'a assez rabâché. Je les ai vus se disputer dans une... dans une vision. Croyez-le ou non, je m'en fous. J'ai entendu des cris, des portes qui claquent. J'ai vu du verre brisé, une gifle. J'ai vu cette femme, Hasna, préparer ses valises et foutre le camp de l'enfer qu'était devenue sa maison, sans laisser d'adresse ni de lettre d'adieu. J'ai vu tout ça en une fraction de seconde, à travers son simple regard. Je... J'abandonne. C’est peine perdue de toute façon.
Il se lève, son cuir sous le bras.
— Eh ! Où croyez-vous aller ? lance Harris.
— Chercher cette enfant moi-même. Alors si je ne suis pas en état d'arrestation, j'aimerais partir. Vous savez... J'ai hésité avant de me rendre au commissariat. D'une part, parce que cette histoire allait me retomber dessus, mais aussi parce que je ne me suis jamais intéressé aux autres. J'ai toujours vécu aux marges de la société, préoccupé par mes propres problèmes. Je vais être honnête avec vous. Je ne suis pas un saint. J'ai eu plusieurs démêlés avec la justice. Vous avez sans doute déjà vérifié mon casier et vous m'avez collé une étiquette sur le front. Laquelle ? Laissez-moi deviner... Le cinglé ? Le drogué ? Félicitations, vous ne valez pas mieux que n'importe qui. Je voulais faire quelque chose de bien pour une fois dans ma vie. Vous êtes la preuve qu'on ne peut pas se racheter.
Non. Harris y a pensé, mais il n'a pas jeté un œil dans les registres de la police. Pas encore en tout cas. Il toise cet homme au bord de la crise de nerf. Casey peut presque entendre le cœur de son témoin battre sous sa mince pellicule de peau. Un flot de pensées contradictoires l'envahit. Peut-être devrait-il mettre ses croyances de côté et le laisser s'exprimer sans jugement. Que risque-t-il ? Son café en main, il considère les options. Si sa première impression se révèle exacte et que ce type est un toxicomane en manque : il pourra manipuler sa détresse pour extorquer des détails cruciaux sur les disparues. S'il est effectivement doté d'un don, cela remettrait en question tout ce en quoi il croit, mais il pourra aussi glaner des informations. Qu'elles soient issues de divagations ou d’une vision d'un diseur de bonne aventure, il gagne.
— Pourquoi maintenant, demande Casey, pourquoi décider de vous impliquer dans cette affaire, si comme vous l'avez dit vous ne vous êtes jamais préoccupé de personne ?
— Alors, maintenant vous voulez discuter ?
—Vous êtes venu pour ça, non ?
— C’est une longue histoire. Pas sûr qu’elle vous intéresse.
— Prouvez-moi le contraire, le défie Harris.
Raphael laisse échapper un soupir, les mains enfouies dans les poches de son sweat.
— Quand j'étais gamin, j'avais ce camarade de classe, Rooney. Je l'ai vu se faire renverser par une voiture. Un soir, alors qu'il rentrait chez lui à vélo, l'accident a eu lieu. Le chauffard a pris la fuite et l'a abandonné seul dans un fossé en train d'agoniser. Le coupable n'a jamais été retrouvé. Je connaissais le numéro de la plaque. J'avais vu son visage. J'aurais pu le reconnaître entre mille. J'ai privé la famille de Rooney de réponse et de justice, parce que j'avais la trouille. J'avais peur de gens comme vous. Déjà à l'époque, j'étais traité comme un paria. Si je l'avais ouvert, ça aurait empiré les choses.
Son regard se perd à travers la fenêtre. Dehors, le voile blanc persiste.
— Je ne peux pas revenir en arrière, poursuit-il, Hasna est morte, j'en suis convaincu. Cette fumée noire, elle existe. Je la vois. Elle flotte autour de ceux qui vont prochainement mourir, croyez-le ou non. Mais Maya est encore en vie quelque part. Je le sens… au plus profond de mes tripes. Le temps est peut-être compté. Alors, je ne vais pas rester assis là les bras croisés à prier pour votre compréhension.
Face à la voix empreinte d'urgence de son témoin, quelque chose se déverrouille chez Casey. Pas assez pour lui accorder une totale confiance, mais suffisamment pour accentuer le doute à son égard.
— Asseyez-vous, ordonne-t-il posément.
Raphael obéit. Après plusieurs clics, l'imprimante crache une photographie en noir et blanc d'un homme robuste, aux cheveux désordonnés. Ces lèvres dessinent un sourire franc. Harris la tend au témoin.
— Reconnaissez-vous ce visage ?
Raphael se penche au-dessus du cliché. Pendant de longues secondes, il scrute chaque détail.
— Ça ne me dit rien du tout.
— Pas de fumée noire ?
— Non. Et si votre type est déjà mort, je ne la verrais pas dans tous les cas. Je la vois. Ensuite il meurt. Dans cet ordre-là.
Harris réfléchit, puis se lève subitement.
— Venez.
Le témoin réitère ses propos face à la capitaine : son rêve. Son envie de retrouver l'enfant disparue. Helen Anderson l'écoute attentivement, son visage dénué d'émotion apparente.
— D'après vous, cette femme est morte, commente-t-elle.
— J'en suis sûr.
— Vous n'avez aucune idée de l'endroit où pourrait se trouver le corps ?
Raphael secoue la tête.
— Pouvez-vous nous décrire son agresseur, dans ce cas ?
— Non, je ne l'ai pas vu. Les phares m'éblouissaient.
Helen Anderson se redresse et défroisse les plis de son pantalon impeccablement ajusté. À petits pas, elle se dirige vers le témoin. Celui-ci suit sa silhouette élancée du regard, jusqu'à ce qu'elle s'arrête à un mètre de lui, le dominant de toute sa hauteur. Contraint de lever le menton, Raphael arrime ses yeux à ceux, impénétrables, de la capitaine, jusqu’à ce que leur froideur extrême ne l'oblige à rompre le contact visuel.
— Aucun détail qui pourrait nous aider à l'identifier ? Sa voix, ses vêtements, sa démarche.
— C'est du temps perdu, intervient Casey, on ferait mieux d'interroger les habitants si l'on veut avoir une chance de les retrouver en vie.
— Je vous ai dit qu'elle était morte, s'exclame-t-il.
— Eh, tout doux mon vieux. Calmez-vous sinon je vous coffre et j'ai comme l'impression que passer vingt-quatre heures dans une cellule ne sera pas une partie de plaisir pour vous, le menace-t-il en désignant ses mains tremblantes.
— Harris s'il vous plaît, tempère la capitaine, nous en avons déjà discuté. Vous lui avez montré la photo d'Adam ?
— Oui. Monsieur n'a rien vu.
Helen fouille dans un tas de feuilles impeccablement alignées sur son bureau.
— Je ne choisis pas, rétorque Raphael. Ces visions viennent la plupart du temps comme bon leur semble. Je peux les appeler, mais c’est douloureux.
Casey lève les yeux au ciel. D'un pas hâtif, la capitaine retrouve sa position et lui tend le portrait d'Adam.
— Tenez. Réessayez. Il s'appelait Adam Taylor.
Le témoin s'empare du cliché. Ce nom ne sonne aucune cloche.
— Que voulez-vous que j'en fasse ? Il me l'a déjà montrée. Je ne l'ai pas reconnu. Et pour être honnête avant Hasna, ça faisait un petit moment que je n’avais rien vu parce que… Enfin, ça faisait un petit moment.
— Je ne vous demande pas de le reconnaître. Aucune information n'a filtré dans la presse quant à cette affaire. Dites-moi quelque chose, n'importe quoi qui pourrait me convaincre de vous accorder ma confiance.
— Très bien.
Pour la deuxième fois, Raphael détaille ce visage ; sa jeunesse, ses yeux ronds, son sourire, son grain de beauté sur sa tempe droite. Il ne l'a jamais vu, ni en rêve ni dans la réalité. Harris et Anderson attendent une preuve, un signe de sa bonne foi qui démontrerait qu'il n'est pas fou. Dans ce cas, il la leur fournirait. Ce sera douloureux. Il n'est pas sûr d'y arriver, mais a-t-il le choix ?
Les yeux fermés, Raphael se concentre à s'en donner mal au crâne. Il doit faire barrage à toute distraction, faire le vide, ignorer le grésillement des néons au-dessus de sa tête, faire fi du ronronnement du radiateur dans le coin de la pièce. Il passe outre la douleur qui commence à enflammer ses muscles et ses os. Et quand, enfin, un calme absolu règne autour de lui, Raphael rouvre ses paupières. Il ne se trouve plus au commissariat. Une obscurité totale l'entoure désormais et une terre humide recouvre le sol. Il s'avance dans la boue. Un vent glacial dresse le duvet de sa nuque tandis qu'un nuage de vapeur file entre ses lèvres. Le témoin s'enfonce un peu plus dans les ténèbres, les mains tendues devant lui, à peine visibles. Cet Adam semble avoir péri la nuit. À moins que les contours indistincts de cette vision ne résultent de son traitement Le témoin hésite, redouble d'efforts. Le pique s’enfonce dans sa cervelle. Il grimace, mais il lutte. Du noir et de la boue ne leur suffiront pas. De l'autre côté, il doit rapporter un élément qui ne remettrait plus sa parole en doute.
Bien que toujours entouré par les ténèbres, Raphael parvient à distinguer de nouveaux détails : comme cette lune qui culmine haut dans le ciel et qui parfois se détache des nuages. Ces pins à perte à de vue... Là encore, ça ne le satisfait pas. Il en veut plus. Les flashs s'enchaînent. Les images se superposent. Raphael cherche en vain la preuve qui légitimerait ses propos. L'exercice commence à l'épuiser. Il manque de lucidité ; exténué par une nuit courte et l'esprit embrumé par les médicaments. Le pique continue de s’enfoncer dans son crâne. Il s'apprête à abandonner — tant pis pour son orgueil — quand une main forte presse son épaule. Il n’a pas le temps de réagir. Quand il se retourne, une douleur abominable lui déchire le ventre. Le souffle coupé, Raphael porte ses paumes sur une plaie béante d'où s'échappe un flot de sang épais. Un sang noir accompagné de viscères. Il redresse le menton et ce qu'il voit accentue sa terreur.
Les jambes de Raphael cèdent sous son poids. Paniqué, il recule sur ses fesses en poussant sur ses mains, jusqu'à se retrouver bloqué contre un meuble. Il reprend doucement conscience, s'apercevant qu'il ne se trouve plus dans les bois en proie à un horrible monstre, mais bel et bien en sécurité au sein du commissariat de Bellwood. Il vérifie son abdomen comme pour se le confirmer à lui-même. Son sweat, mais surtout son ventre et les organes qu'il contient se trouvent en un seul morceau.
Les deux enquêteurs le fixent, ahuris.
— Des griffes, souffle-t-il, le meurtrier portait des griffes.
Un silence pesant s'abat dans le bureau. Anderson et son lieutenant se dévisagent.
— Des griffes, vous dites ? répète la capitaine, d'une voix tremblante.