Chapitre 2

Par Absolem
Notes de l’auteur : TW : mort détaillée, description de sang

   Le lendemain, je partais peu avant mes parents pour la Base Aérienne de Dar Es Salam. Ma mission du jour était de caler ma visite médicale annuelle pour faire changer ma prothèse au plus vite. J'étais relativement autonome dans mon emploi, pour rien au monde je n'aurais accepté d'obéir bêtement à des ordres venant d'une hiérarchie qui ne me connaissait même pas. D'un pas assuré, j'entrais dans le bureau du secrétaire de mon secteur. J'allais devoir me montrer convaincante pour passer rapidement cette visite médicale. Russell, le secrétaire, ne semblait pas beaucoup m'apprécier. Pour cause, il se doutait de mes manigances pour obtenir des denrées que je troquais à Arusha. Mais il n'avait aucune preuve contre moi, et se contentait d'être froid et distant lors de nos échanges.

 

« — Bonjour agent Hansen. C'est pour quoi aujourd'hui ?

 

— Bonjour Russell. J'aurais besoin que vous m'arrangiez quelque chose aujourd'hui s'il vous plait.

 

— Ah ? Pour changer tiens. Qu'est-ce que vous voulez ?

 

— J'aimerais avoir la date exacte de ma visite médicale, vous savez pour que je puisse prendre rendez-vous plus vite avec le prothésiste... »

 

    Il soupira. Je savais que je lui en demandais beaucoup, qu'il fallait attendre d'avoir reçu la convocation officielle, mais ça n'arrangeait que les gens qui avaient tous leurs membres ou qui étaient en pleine santé.

 

« — Vous devez attendre d'avoir reçu votre lettre de convocation.

 

— Je sais, mais le prothésiste est difficile à avoir rapidement vous voyez, et je dois vraiment changer ma prothèse cette année elle tombe en ruine.

 

— Vous avez une lettre d'un médecin qui atteste de l'état de votre prothèse ?

 

— Non, je dépends du médecin de la base, que je vois lors de la visite annuelle.

 

— Sans lettre du médecin je ne peux pas vous donner la date de votre convocation.

 

— Mais justement, je le vois pendant la visite annuelle, j'aimerais le voir au plus tôt.

 

— Sans lettre du médecin je...

 

— Vous ne pouvez vraiment rien faire ? Eventuellement me prendre un rendez-vous d'urgence que je puisse contacter le prothésiste ?

 

— Pour prendre rendez-vous il me faut un papier du médecin.

 

— Donc si je comprends bien, pour voir le médecin, il faut un papier du médecin ?

 

— C'est exact.

 

— Vous... Vous comprenez que ça n'a pas beaucoup de sens j'espère ?

 

— Je ne fais qu'appliquer les règles madame Hansen.

 

— Et si je passe directement par le service médical ?

 

— Vous pouvez essayer. Ils vous répondront la même chose que moi. »

 

    Je n'étais jamais tombée malade depuis mon arrivée à la Base, et c'était la première fois que je demandais de mon propre chef de voir un médecin en dehors de la visite annuelle. Je n'osais imaginer comment cela devait se passer pour les personnes avec des problèmes récurrents comme de l'asthme. Heureusement que j'avais pris du temps d'avance pour venir ce matin, j'avais le temps de me rendre au service médical directement pour leur demander les démarches à suivre. Je ne devais certainement pas être la seule personne à avoir des besoins de santé en dehors de la visite annuelle. La Base Aérienne était plutôt grande, près de 2000 hectares, et pour se déplacer à l'intérieur nous avions des ascenseurs à grande vitesse. En quelques minutes, je me retrouvais en face du service médical de la Base, qui était comme d'habitude envahi de monde qui attendait. Avant d'entrée dans la salle d'attente du service, je devais donner la raison de ma venue à une interface qui déterminerai vers qui m'orienter. Il y avait plusieurs motifs de visites proposées : « visite annuelle », celle que je cochais tous les ans, « urgence » et « administratif ». Pas de case « autre », pour mon cas qui n'était pas une urgence mais qui ne pouvait attendre trop longtemps sous peine d'empirer. Je cochais donc « administratif » qui allait bien pouvoir me renseigner sur comment décaler au plus vite ma visite annuelle. Un petit quart d'heure d'attente plus tard, mon numéro fut appelé par l'écran du guichet n°27. Tenu par une dame de l'âge de ma mère, qui semblait aussi réjouie que moi à l'idée de me retrouver ici, je m'asseyais face à elle.

 

« — Bonjour que puis-je faire pour vous ?

 

— Eh oui bonjour, je souhaiterai avancer ma visite médicale annuelle.

 

— Ce n'est pas ici que l'on se charge de ça. Prenez un numéro pour « visite annuelle » c'est le guichet de mes collègues. Suivant ! »

 

    Et le numéro du guichet afficha le numéro suivant le mien, j'étais cordialement invitée à déguerpir rapidement. Je me retrouvais face à l'interface de choix, et cliquait sur « visite annuelle » cette fois-ci. Encore une fois, un quart d'heure d'attente environ - j'allais arriver en retard à mon poste mais tant pis, mon supérieur comprendra. Mon numéro fut appelé par le guichet n°10, et je m'asseyais face à une autre dame d'un âge similaire, avec une mine aussi réjouie que sa collègue.

 

« — Bonjour, puis-je avoir votre convocation ?

 

— Alors je ne suis pas exactement là pour ça en fait, je souhaiterai avancer la date de ma visite annuelle.

 

— Vous avez un mot du médecin ?

 

— Non justement, c'est ce que je suis venue chercher.

 

— Pour quelle raison ?

 

— Je dois changer rapidement de prothèse car celle-ci est vieille et commence à me faire mal au moignon. »

 

    Je lui désignais ma prothèse pour lui montrer, et remontais mon pantacourt pour lui montrer les brûlures que la manche me causait. Ses yeux s'écarquillèrent à la vision de mon absence de jambe sous le genou, elle semblait profondément dégoûtée de ce qu'elle voyait.

 

« — Alors je pense madame que vous pouvez passer par les urgences à ce stade. Vous devez être soignée au plus vite.

 

— Oh non ne vous inquiétez pas, j'ai l'habitude. Je voudrais juste avoir un rendez-vous au plus vite pour voir le prothésiste dans la foulée.

 

— Non, non madame, là je vous assure que vous pouvez passer immédiatement aux urgences pour soigner votre... jambe. Nous avons un protocole qui permet à chaque guichet de faire passer des urgences si nous en rencontrons. Vous pouvez passer maintenant, un justificatif sera envoyé automatiquement à votre employeur.

 

— Oh. Très bien alors, je vous fais confiance. »

 

    Heureusement que nous étions encore en début de matinée, je ne voulais pas gâcher toute ma journée aux urgences de la Base. Surtout que ce n'était pas si urgent. Une équipe me transféra rapidement au service hospitalier, j'en profitai pour envoyer un message à mon supérieur. « Aux urgences pour ma prothèse, serais là cet après-midi si tout se passe bien. » —  « Pas de soucis, ai reçu le justificatif. A cet après-midi. » Bon, au moins les choses sont allées rapidement. Une fois arrivée sur place, je me retrouvais dans une salle d'attente encore plus grande que celle du service médical, avec tout autant de monde qui attendait. L'hôpital était relié à la Base, mais accueillait majoritairement des civils des alentours de Dar es Salam, les autres cliniques du coin revenaient trop cher à la population et ici ils pouvaient se faire soigner à moindre frais par le gouvernement. L’attente fut bien plus longue cette fois-ci. Moi qui n’avait jamais eu à faire aux urgences, je culpabilisais un peu de m’insérer dans une liste d’attente déjà conséquente de personnes qui avaient des besoins plus importants que les miens. Je n’avais même pas pris de quoi m’occuper, alors je commençais à rapidement piquer du nez. Après environ une heure d’attente — j’avais regardé l’heure, mon nom fut appelé. Je me retrouvai dans une salle stérile, assise sur un brancard. Une jeune médecin vint me voir, l’air plutôt renfrogné.

 

« — Bien, agent… Hansen. Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui, vous n’avez pas l’air malade ?

 

— Eh non pas tout à fait. Je viens au sujet de ma prothèse. »

 

    Elle n’avait même pas remarqué que je portais une prothèse de jambe.

 

« — Et quand est-ce que ça vous est arrivé ?

 

— Euh, quoi donc ?

 

— Votre jambe.

 

— Ah ! C’est congénital, agénésie de la jambe droite. J’ai toujours eu une prothèse.

 

— Je vois… »

 

    Elle notait sur une feuille ce que je lui disais.

 

« — Pardon mais vous n’aviez pas ces informations dans mon dossier ?

 

— Non du tout.

 

— Parce que je sais que c’est la première fois que je viens aux urgences, mais je travaille ici depuis 5 ans quand même, je pensais que tout était noté dans mon dossier depuis le temps.

 

— Les urgences et le service médical n’ont pas de dossiers communs.

 

— Ah fort bien. »

 

    Je n’étais pas vraiment enjouée à l’idée de devoir lui retracer tout mon historique médical.

 

« — Et donc que vous arrive-t-il ? »

 

    Je remontais mon pantacourt pour dévoiler la partie supérieure de mon genou. Mettre et retirer la prothèse nécessitait tout un protocole que je ne respectais plus vraiment à la longue, et je commençais à en faire les frais. Je lui dévoilais la manche de protection qui s’était usée avec le temps, et qui n’offrait plus sa fonction initiale. Mon moignon était boursouflé et purulent du fait des frottements constants. Evidemment je ne m’en étais pas rendu compte tellement mes gestes de mise en place de la prothèse étaient devenus répétitifs et mécaniques. Je me sentais plutôt idiote de ne pas m’en être rendue compte plus tôt. La médecin observa attentivement la plaie à vif qui s’offrait devant elle.

 

« — Je vais devoir désinfecter tout ça ce n’est pas très beau à voir. Une nécrose commence à se former. Depuis combien de temps n’avez vous pas changé de prothèse ?

 

— Ca fait bien 5 ans ? Quand j’ai débuté le pilotage ici on m’en a fourni une nouvelle adaptée. J’ai dû la rafistoler au niveau du manchon et des articulations mais elle fonctionne toujours très bien.

 

— Je me doute madame, mais là il va falloir la changer, même en la stérilisant tous les jours j’ai peur que vous n’attrapiez une infection avec les frottements.

 

— Oh, très bien. J’ai bien fait de venir avant la visite annuelle alors.

 

— Tout à fait. Puis-je ? »

 

    Elle avait préparé de quoi désinfecter la brûlure. Je hochai la tête pour lui dire d’y aller et grimaçait à la douleur.

 

« — Avez-vous une prothèse de rechange en attendant d’aller voir le prothésiste ?

 

— Malheureusement non je n’ai qu’elle.

 

— Ah. »

 

    Son « ah » me déplaisait fortement. Allais-je devoir me séparer de ma prothèse maintenant ?

 

« — Vu l’état de votre cuisse je serais d’avis à la laisser se reposer pendant quelques temps le temps que cela guérisse. Au moins une semaine.

 

— Comment ça ?

 

— Eh bien… Je suis désolée de vous l’apprendre mais il va falloir la changer au plus vite, mais si vous continuer à mettre quelque chose en contact constant avec votre plaie, elle risque de se surinfecter, et il ne vaudrait mieux pas qu’on ne vous ampute jusqu’au bassin. »

 

    Comment était-ce possible ? Avais-je été négligente à ce point ? J’étais absolument terrifiée à l’idée de redevoir vivre sans prothèse, cela ne m’était pas arrivé depuis ma petite enfance. Cela me rendait dépendante de tout le monde, je ne pouvais pas me déplacer à ma guise, et surtout je ne pouvais pas piloter.

 

« — Une semaine ? Comment je vais faire pour mon boulot ?

 

— Ne vous inquiétez pas, je vais vous faire un justificatif d’arrêt maladie. Et surtout je vais demander que vous voyiez le prothésiste au plus vite. »

 

    J’avais été plutôt dérangée par son air bougon en début du rendez-vous, mais soudain ses traits s’étaient adoucis et son regard exprimait plutôt de la compassion à mon égard.

 

« — Mais au quotidien, comment je vais faire ? Juste si je veux aller aux toilettes la nuit par exemple ?

 

— Je vais vous prescrire une béquille de maintient. Vous verrez, c’est très léger. Et d’ici la fin de la semaine je vais m’arranger pour que vous puissiez voir le prothésiste. »

 

    Elle était en train de finir le bandage autour de mon moignon, ça me picotait mais me soulageait tout autant.

 

« — J’ai tout désinfecté avec de l’argent colloïdal. Je vais vous en prescrire pour que vous fassiez le même travail au moins deux fois par jour. Il faudra des bandages stériles spécifiques aussi, je les rajoute sur votre ordonnance. Normalement vous trouverez tout à la pharmacie de notre secteur.

 

— Est-ce que ça va me coûter cher ?

 

— Normalement non, vous n’aurez rien à avancer, l’Assurance Maladie de l’UDEAN prendra tout en charge.

 

— Ouf… Parce que je n’ose pas imaginer le prix de l’argent. »

 

    Elle m’aida à m’installer dans un des fauteuils roulants qui servait à trimballer les patients de services en service. La dernière fois que j’avais été posée dans un de ces engins c’était lors de ma petite enfance, quand je n’avais pas la force de me tenir avec une béquille. J’avais toujours refusé de me retrouver en fauteuil car j’étais bien plus autonome avec ma prothèse. Par exemple les capsules de vol qui étaient légion en Amérique du Nord ne permettaient pas d’inclure un fauteuil en leur sein, et tous les bâtiments n’étaient accessibles qu’en capsule de vol, ou en monorail dans les grandes villes. Les personnes en fauteuil dépendaient entièrement des monorails, ce qui ne me plaisait pas, je ne supportais déjà pas d’être en capsule de vol avec mes parents, alors partager un transport avec des inconnus c’était juste hors de question. Heureusement dans un certain sens que toute l’Amérique du Nord fut détruite et que je n’ai jamais plus eu à remettre les pieds dans un monorail. Ici au moins j’avais ma propre capsule, mon indépendance totale.

 

    La médecin m’expliqua comment reproduire la désinfection de la plaie et comment appliquer le bandage pour protéger. Au moins deux fois par jour, elle insista bien. De toute façon, j’allais être bloquée chez moi une semaine, le temps ce n’est pas ce qui me manquerait. Un infirmier vint me chercher et je remerciais très sincèrement la médecin qui venait de m’aider. Je me sentais tellement idiote de ne pas avoir fait attention ! Tout se passait très bien avec mon agénésie depuis la naissance, toujours très bien prise en charge, épaulée par des médecins et ergothérapeute pour apprendre à utiliser une prothèse très tôt. Je n’en avais jamais manqué ! Mais si avant je la renouvelais tous les ans, je ne l’avais pas fait depuis mon arrivée ici et ça aurait pu m’être fatal. J’avais le pressentiment que ma mère n’allait pas me louper à ce sujet quand je lui dirais la raison de mon arrêt maladie.

 

    Arrivée à la pharmacie, je n’eus presque pas d’attente. On me déposa dans un box pour les essayages de matériel orthopédique, et un conseiller en pharmacie tout souriant, une paire de béquille dans un bras, une boite dans l’autre, me rejoins. Il s’assit sur le bureau devant moi avec une boite transparente contenant les bandages et le désinfectant prescrit par la médecin.

 

« — Bonjour madame Hansen, vous allez bien ?

 

— Euh bonjour, oui ça va… je crois ?

 

— Je viens de voir votre ordonnance avec le courrier de l’urgentiste ; donc vous êtes amputée à partir du genou droit c’est bien ça ?

 

— Non, non je lui ai bien dit que c’était de naissance, je connais bien le nom on me l’a rabâché toute mon enfance ‘agénésie congénitale’.

 

— Hm hm, je vois je vois. »

 

    Il tapait en même temps à toute vitesse sur son ordinateur.

 

« — Donc, vous n’avez pas changé votre prothèse en 5 ans et elle s’est tellement abîmée que cela à grignoté vos chairs de ce que je lis.

 

— Apparemment oui.

 

— Je suis orthopédiste, c’est moi qui suis chargé d’aider les patients de notre pharmacie à trouver le matériel qui leur conviendra le mieux. En fonction de votre taille et votre poids j’ai sélectionné ce modèle de béquilles intelligentes. Nous allons les essayer, qu’en pensez-vous ? »

 

    Je ne savais pas ce que j’en pensais. Je pense que je n’étais juste pas prête à me dire que je n’allais plus pouvoir me déplacer sans.

 

« — Je vais vous aider à vous lever et vous allez rester quelques instants sur votre pied pendant que je vous soutiendrai, et je vais installer les béquilles à vos bras.

 

— Les béquilles ? La médecin m’a dit que je n’en aurait qu’une ?

 

—  En effet, elle ne vous en a prescrit qu’une, mais c’est une urgentiste, je suis orthopédiste et je sais qu’un seul appui n’est jamais bon pour les épaules et le bassin. Vous risquerez de vous faire encore plus mal.

 

— Mais combien ça va me coûter si elle ne l’a pas mis sur l’ordonnance ?

 

— Nous verrons cela à la fin voulez-vous ? »

 

 

    Il m’aida à me relever et plaça sous mes mains, une jointure encerclait mon avant-bras pour maintenir la béquille et me permettre d’utiliser mes mains sans avoir à les poser.

 

« — Vous avez déjà marché avec des béquilles ?

 

— Non, c’était le fauteuil dans mon enfance, puis les prothèses.

 

— Bon, vous allez voir ce n’est pas très compliqué, il suffit de balancer votre jambe pour la poser devant vous, soulever les béquilles, les poser, soulever votre jambe, et ainsi de suite. »

 

    Il me fit m’entrainer en parcourant le box dans tous les sens, les béquilles étaient très légères, ce qui me permettait de bien me mouvoir sans qu’elles n’impactent mes bras. Il retourna à son bureau, et imprima un papier.

 

« — Je vous ai fait une facture pour la béquille surnuméraire, vous pouvez l’envoyer à l’AMU afin qu’ils vous remboursent, cela fait un total de 91.000 crédits qui seront directement prélevés sur votre salaire du mois prochain. »

 

    91.000 crédits ? C’était presque la moitié de mon salaire. Ce n’était pas le salaire de mes parents certes, mais cela couvrait les frais de réparation nombreux de ma capsule de vol, et le reste j’économisais pour m’offrir des fruits à même la Base. Au moins, elles rentraient dans mon coffre et j'avais pu récupérer ma prothèse, si le prothésiste n'avait pas le précédent modèle je n'aurais pas pu la changer au mieux.

 

    Une fois arrivée chez moi, j’étais dépitée. Une semaine sans rien faire, et sans pouvoir même me permettre de faire des travaux dans la maison. A moins que j'apprenne à mieux apprivoiser le déplacement en béquilles. Je me retrouvais confrontée aux escaliers pour monter jusqu'à ma chambre ; ici il n'y avait pas d'ascenseurs comme dans tous les bâtiments accueillant du public. Il fallait que je m'organise pour ne pas avoir à monter et descendre trop souvent, peut-être simplement vivre dans ma chambre et ne descendre que pour mes repas ? C'était la solution qui me paraissait le plus pratique à mettre en place pour le moment. Je me préparais un repas rapide :  une conserve de tofu frit avec des nouilles de blé, pas ce qu'il y avait de plus savoureux mais au moins ça aurait le mérite de me caler l'appétit jusqu'au soir.

 

    Je me mis devant mon ordinateur, je pouvais au moins prendre un peu de temps pour avancer mes recherches sur Weaver et son père. Un de mes collègues de la base m'avait fourni les accès de l'annuaire de l'armée tanzanienne, en voguant de lieux de bases en bases je pouvais tenter de retracer les parcours des américains qui avaient été embauchés par les gouvernements à la suite de la déportation. J'étais absolument persuadée que cela serait ma meilleure piste, le père de Weaver étant botaniste, ses connaissances agricoles ne pouvaient qu'intéresser après l'hiver volcanique.

 

    Weaver était ma voisine et ma meilleure amie pendant toute mon enfance, elle et son père avaient emménagés à côté de chez nous quand nous avions 3 ans, sa maman venait de décéder d'une longue maladie. Nous passions le plus clair de notre temps l'une chez l'autre, l'hiver à profiter du poêle de notre maison, l'été de la piscine de leur jardin. Son père cultivait toutes sortes de fruits incroyables dans son immense serre, notamment plusieurs sortes de fruits rouges hybridés, mes préférés les fraises qu'il faisait pousser. Il y en avait tellement de choix, mais je me rabattais toujours sur les fraises, elles avaient un goût exceptionnel dont aucune autre fraise du commerce ne pouvait se vanter. Ces fraises me manquaient atrocement, en fait ne serait-ce qu'une fraise de n'importe quelle sorte, j'aurais tout fait pour en retrouver. Je n'en avais jamais vu proposées à la Base, on y trouvait beaucoup de fruits archivés, mais les fraises étaient toujours absentes à l'appel. Même à Arusha, j'avais demandé à tous les revendeurs de plantes rares s'ils avaient pu en trouver en contrebande, ils n'en avaient jamais eu depuis l'hiver volcanique. Pourtant ce n'était pas ce la demande qui était faible, l'offre était juste inexistante.

 

    Peut-être qu'en ligne j'allais pouvoir en trouver ? J'avais déjà tenté il y a quelques années, mais encore une fois cela s'était soldé sur un échec. Les revendeurs de fruits et légumes pullulaient dans le monde depuis quelques temps, c'était devenu un nouveau business très lucratif. Encore une fois, mes recherches n'atteignirent pas leur but, aucun catalogue n'en proposait. J'allais envoyer un mail à un des revendeurs pour savoir s'il avait des informations sur les conservations des semis de fraises, quand je reçu un appel de mon supérieur.

 

« — Bonjour Ghost, j'ai bien eu le justificatif médical, tout va bien de ton côté ?

 

— Oui, tout va bien, bon je m'ennuie déjà mais ça me permet de faire des trucs que je ne peux faire que sur mon temps libre.

 

— Très bien, je veux que tu te reposes. Je voulais t'en parler tout à l'heure mais j'ai une mission importante à te confier que tu devras entamer la semaine prochaine.

 

— Je vous écoute ?

 

— On nous a signalé la présence de contrebandiers dans le nord du Soudan, j'aimerais que tu ailles y jeter un œil et nous indique précisément leur position.

 

— D'accord je peux faire ça, mais ce n'est pas au gouvernement soudanais de s'en charger ?

 

— Justement ils ont préféré faire appel à nous car ils savent que nous sous-traitons avec l'UDEAN, la contrebande majeure est faite par des américains qui profitent de la frontière avec le Tchad pour importer toutes sortes de denrées illégales. »

 

    Contrairement au Soudan, le Tchad s'était fait terre d'accueil pour les déportés américains, à l'instar de la Tanzanie.

 

« — Et pourquoi ils ne font pas appel à la sous-traitance tchadienne, c'est plus proche quand même ?

 

— Le Tchad refuse de croire que les américains puissent faire du trafic dans leur pays. A mon avis ça les arrange bien si tu vois ce que je veux dire.

 

— D'accord je vois. Ecoutez, donnez-moi les identifiants d'un drone de la Base et je vais l'envoyer faire du repérage dès demain, comme ça je saurais où explorer une fois remise.

 

— Tu lis dans mes pensées, c'est exactement comment j'allais te proposer de procéder. Ainsi on ne perd pas de temps.

 

— Par contre si je comprends bien c'est en plein cœur du Sahara, ça risque d'être un peu long pour repérer du mouvement.

 

— Je sais bien, focalise-toi d'abord sur la frontière avec le Tchad, c'est là que les éclaireurs ont aperçu du mouvement. T'as une semaine pour baliser la carte, ça devrait être dans tes compétences.

 

— Tout à fait. Et puis ça m'occupera pendant que je suis assise là à rien faire. »

 

    Par suite de quoi il m'envoya les coordonnées d'un drone que je pouvais réquisitionner à distance afin de remplir ma tâche. Ca allait me prendre du temps je le sentais, je n'avais jamais eu à explorer le Sahara, je savais juste qu'une immense partie du désert tchadien était occupé par les nouveaux habitants immigrés d'Amérique. J'avais été mieux lotie avec le district de Ngorongoro, qui était un endroit magnifique, les habitants déportés au Tchad avaient été relogés en majorité dans les hauts plateaux de l'Ennedi. C’étaient des terres que l'hiver volcanique avaient rendus un peu plus hospitalières, le climat y était toujours sec mais bien moins aride. Il s'avérait que c'était toujours une zone difficile à cartographier et dont l'exploration restait complexe même avec nos moyens. Les contrebandiers devaient utiliser les crevasses du plateau pour faire leurs affaires, j'allais devoir ratisser large avec le drone.

 

    Son utilisation était relativement simple, j'étais le pilote à distance, j'avais été formée pour les jours de congé où j'étais de garde. L'engin étant équipé de plusieurs caméras panoramiques, je n'avais juste qu'à le guider et tout son parcours m'était projeté en direct. Une vieille technologie certes mais qui était toujours efficace, nous avions des drones radars en pilotage automatique, mais leurs systèmes de repérage n'étaient pas meilleurs que l'œil humain pour repérer des anomalies. Petit de 50 centimètres environ, il avait la même apparence miroitée que ma capsule de vol pour se fondre avec le ciel. Le partenaire idéal pour l'exploration, il me disait quel type de mouvements il détectait — végétal, animal ou anomalie — c'était évidemment le dernier type qui m'intéressait de sonder.

 

    En cette première d'exploration à distance, je ne trouvais pas grand chose. Les reliefs de l'Ennedi étaient désertiques, les villages nouvellement créés étaient très bien délimités ce que facilitait ma recherche. Les seuls mouvements que je détectais provenait des dernières colonies de babouins qui avaient subsisté malgré l'hiver volcanique. Avec l'installation des habitations pour les américains, beaucoup s'étaient vus chassés de leur territoire et étaient devenus très agressifs envers les nouveaux venus. Les délimitations des quartiers étaient faites par des barbelés pour éviter que les babouins ne viennent piller les potentielles récoltes, chose qui n'était pas le cas là où je vivais. La zone était bien moins réjouissante que le Ngorongoro, je plaignais sincèrement ceux qui s'étaient retrouvés ici.

 

    Le lendemain, j'eus des nouvelles du prothésiste, j'allais pouvoir le voir d'ici deux jours pour que ma nouvelle prothèse soit prête pour mon retour à la Base. Savoir que j'allais récupérer ma motricité me rassurait beaucoup. En attendant, je continuais d'explorer à distance les reliefs de l'Ennedi. La première journée n'avait pas été grandiose, je croisais lesdites colonies de singes à proximité des villages américains. Ils rivalisaient d'ingéniosité pour esquiver les manœuvres humaines pour les repousser, afin de passer une cloture électrifiée, ils avaient saboté le générateur, pour passer des barbelés, ils s'étaient contentés de creuser sous terre. Je plaignais les pauvres habitants qui devaient voir leurs maigres récoltes partir dans l'estomac des macaques environnants en dépit de leur effort pour les chasser. Mais après tout, les babouins étaient ici chez eux. Le changement climatique soudain avait raréfié leurs ressources alimentaires, les villages américains devaient être une aubaine pour eux.

 

    Comme je l'avais anticipé, ma mère fut folle de rage en me retrouvant dans le salon sans prothèse, la cuisse enrubannée par les bandages. Je lui expliquai la situation, tentant d'être la plus pédagogue possible avec elle.

 

« — Comment est-ce qu'on aurait fait si tu avais fait une infection ? On t'aurait retrouvé morte juste parce que tu n'as pas su faire attention !

 

— Le médecin que je vois tous les ans m'a toujours dit que ma prothèse était dans un bon état, je n'ai pas estimé qu'il fallait que je la change...

 

— On n'est plus en Utah, ici on n'a pas les mêmes traitements que là-bas. Les bactériophages coûtent chers et ne sont même pas remboursés ! On t'a dit mille fois de faire hyper gaffe et de toujours désinfecter la moindre petite plaie.

 

— Oui, je le fais toujours, mais là c'est venu au fur et à mesure des frottements, je ne m'en suis même pas rendue compte... »

 

    Il faut dire que je comprenais son inquiétude. Mes parents et moi faisions partie des 95% de la population née antibio-résistante, la moindre infection dû à une bactérie pouvait nous faire beaucoup de mal. En Utah, c'était moins grave car nous avions accès à des traitements bactériophages qui remplaçaient les antibiotiques. La recherche scientifique s'était concentrée sur les bactériophages plutôt que le développement de nouveaux antibiotiques face à l'accélération de nouvelles personnes devenues antibio-résistantes. Au début, les gens consommaient des antibiotiques, mais force de consommation les rendaient antibio-résistants, et au fil des générations nous naissions déjà antibio-résistants. Néanmoins, malgré le développement des médicaments bactériophages, nous devions faire attention car ceux-ci étaient coûteux à produire. Le mot d'ordre depuis mon arrivée ici était de toujours désinfecter n'importe quelle blessure, même de la moindre importance. Pour le reste, il fallait rester prudent, l'environnement de la Base par exemple était on ne peut plus stérile, de plus avec les technologies auto-nettoyantes des matériaux de construction, les risques étaient bas. C'était plus lorsque je sortais au marché d'Arusha ou même dans ma propre maison rapiécée de partout avec des matériaux dénichés on ne sait où.

 

    En cette deuxième journée d'exploration, je décidais de me rapprocher du Guelta d'Archei. Bien avant l'hiver climatique, l'oasis qu'il abritait en son sein avait été complètement asséchée par la main de l'homme, puis grâce aux technologies de recyclage de l'eau de mer ils avaient recréé une source d'eau artificielle pour alimenter les alentours. Je me doutais bien que c'étais dans les ravins du Guelta que les potentiels braconniers pouvaient se trouver, il allait falloir que je sois minutieuse dans mon exploration des failles du canyon. Encore une fois, je perçu du mouvement animal, une colonie d'une dizaine de babouins au bord de l'oasis qui semblaient s'agiter, quand j'approchai le drone pour voir plus en détail, je vis qu'ils s'afféraient autour d'une charrette complètement renversée, avec un homme enturbanné gisant à côté. Il fallait que je vois si l'homme était toujours en vie, et surtout le contenu de sa charrette. Je réussi à m'approcher suffisamment pour que le drone puisse faire une analyse thermique du corps du gisant.

 

    Mauvaise nouvelle, il était raide mort. Je fis plusieurs photos pour les envoyer au laboratoire de mon service pour qu'ils les étudient en profondeur. Peut-être était-ce les singes qui l'avaient attaqué pour s'en prendre à ses provisions. Je m'approchais encore plus pour voir le contenu renversé de la charrette, mais pas assez pour être à portée des babouins qui m'avaient repérée. C'était plein d'emballages cartonnés complètement ensanglantés, presque entièrement vidés de leur contenu par les macaques, je comprenais que c'était de la chair dont ils étaient en train de se repaitre. J'eus un haut le cœur, ils étaient en effet tombés sur un braconnier de chaires animales. L'idée même de voir ces babouins en train de dévorer ce qui fut un être vivant auparavant me dérangeait énormément. Je savais bien évidemment que ces animaux étaient omnivores, et que leur survie leur avait juste dicté de dévorer ce qu'ils trouvaient. Si je n'étais pas choquée de voir un fauve engloutir les chaires de ses proies, le fait que ce soit des singes, si proches de nous, qui consomment la substance même d'un autre animal me dégoutait profondément. Il ne me viendrait jamais à l'idée de manger de la chair animale, surtout que cela était illégal et foncièrement immoral.

 

    Je parvins à aller au-delà de mon dégoût pour sortir un outil de prélèvement du drone pour qu'ils l'envoient à analyser. Je le guidais pour qu'il récupère discrètement les morceaux restant de la cargaison de l'homme, ainsi qu'un échantillon de son ADN pour tenter de nous livrer la raison de son décès. Il avait trop de sang partout pour déterminer s'il lui appartenait ou si c'était le contenu éventré de son chargement. Après avoir pris la scène en photo dans tous les sens, je fis repartir mon drone et les échantillons jusqu'à la base pour mes collègues au labo. Je leur transmis un message ainsi que les photos pour espérer mieux comprendre la situation.

 

« Trouvé : braconnier mort au bord de l'oasis du Guelta d'Archei. Raison de la mort inconnue. Beaucoup de trace de sang sur le lieu, ci-joint photos. Cargaison de chaires animales inconnues probablement destiné à la contrebande. »

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