Chapitre 1

Par Absolem
Notes de l’auteur : CW : mention de blessures

   Les doux rayons du soleil me réveillèrent ce matin-là, traversant les rideaux de ma chambre qui n'occultaient pas vraiment la lumière du dehors. C'était mon jour de congé de la semaine, je pouvais en profiter pour me lever plus tard qu'à mon habitude. Au rez-de-chaussée, il n'y avait déjà plus personne, mes parents eux, ne pouvaient pas prendre autant de journées de repos que moi. Je devais profiter de mes seuls jours de congé pour m'occuper de ce dont on avait besoin pour entretenir notre logement. C'était une de ces baraques construites à la va-vite par le gouvernement, des matériaux qui semblaient solides de l'extérieur, mais l'intérieur est rapidement tombé en ruine. Je tentais d'entretenir du mieux que je pouvais lors de mon temps libre, pour retirer cette charge à mes parents. Notre logement était rafistolé de partout à l'aide de bric et de broc. Pour commencer ma journée, j'allais me rendre au marché noir d'Arusha pour trouver quelques pièces qui pourraient nous servir. Depuis quelques temps les tuyaux de la douche à l'étage fuyaient, et le plafond avait commencé à moisir. Pas que l'élevage de champignons me passionnait, mais je préférais éviter de vivre dans un environnement insalubre. Et puis, mes parents étaient déjà épuisés par leurs journées continues à la Base Aérienne de Dar es Salam, je ne voulais pas qu'ils risquent de s'empoisonner en rentrant le soir. 

 

    En prenant mon petit déjeuner, des tartines de pain de maïs avec une confiture d'agrumes, je fis la liste de ce dont j'avais besoin pour rapiécer les tuyaux et le plafond. Par chance, on trouvait de tout au marché noir d'Arusha, c'était devenu la plaque tournante du commerce illégal d'Afrique de l'Est. Il n'avait même plus grand chose d'illégal, le gouvernement tanzanien fermait les yeux dessus car les plus gros consommateurs étaient les américains voulant retrouver les plaisirs perdus d'avant l'hiver volcanique, et surtout ça faisait bien fonctionner l'économie locale. J'y trouvais parfois des fruits rares comme des pommes ou des tomates, dont les semences sont farouchement gardées depuis 15 ans. Toutefois, je n'en avais jamais suffisamment pour faire de la confiture, pour me changer du goût de l'orange et du citron que je connaissais par cœur depuis tout ce temps. Tous les matins, du pain de maïs tout sec et avec une gelée d'agrumes pour l'humidifier et lui donner un tant soit peu de saveur. Pour accompagner le tout, un peu d'eau recyclée. Plus de jus de fruits, de thé ou de café, ce sont aussi devenu des denrées rares, puisque presque plus rien ne pousse dans le froid.

 

    Je préparais ma capsule de vol en songeant à ce que je pourrais trouver de bon aujourd'hui. Elle n'était pas très grande mais suffisante pour que mon petit gabarit puisse tenir à l'intérieur, un seul fauteuil conducteur, un coffre pouvant contenir une dizaine de sacs de pommes de terre, et une peinture argentée miroitant pour se camoufler plus facilement. C'était un des modèles offert par la Basé Aérienne de Dar es Salam à ses engagés étrangers, j'y travaillais à l'instar de mes parents. Eux en revanche disposaient d'une capsule plus grande et ergonomique, un modèle qui ne me sera accessible que lorsque j'aurai monté en grade. En attendant, ma capsule me convient parfaitement, elle se glisse partout, se loge partout, se cache partout, une pure merveille bien trop souvent sous-estimée. Je paramétrais les derniers réglages dans le tableau de bord, et je m'envolais pour Arusha. Depuis le district de Ngorongoro où je vivais, il ne me fallait qu'un petite quart d'heure pour y arriver, les véhicules terrestres encore couramment usités dans les pays du sud mettaient 10 fois plus de temps. Seuls les étrangers qui avaient pu ramener leurs capsules de vol pouvaient s'offrir le luxe de ne pas avoir à dépendre des véhicules terrestres. Ma famille s'était vue refuser le droit d'emporter la notre, car il était déjà convenu que mes parents seraient mutés d'office auprès de l'armée tanzanienne. Il était garantis à tous les citoyens américains qu'ils seraient ramenés sur un pied d'égalité dans de nouvelles terres, je constate simplement que le transport de la capsule de vol était une option payante lors de la déportation que seuls peu d'américains avait pu s'offrir. J'étais devenue en peu de temps une très bonne conductrice de capsule de vol, ma formation de pilote d'exploration à la Base Aérienne de Dar es Salam avait énormément amélioré mon sens de l'orientation.

 

    Après mes quelques minutes de vol jusqu'à Arusha, j'arrivais dans son aéroport désaffecté qui s'était transformé en marché de contrebande autonome depuis près d'une cinquantaine d'années. L'immense espace de la piste d'atterrissage avait été propice à l'installation d'une agglomération de cabanons de tôles vétustes, majoritairement par les oubliés du gouvernement tanzanien : des sans-abris, des prostituées, des malades... Et surtout les anciens détenus de la prison à quelques mètres de là. Ils avaient initié ce village en dépit de l'absence d'une politique de réinsertion efficace. Ceux qui ne trouvaient pas leur place dans la société avaient une chance de trouver une place ici. C'était presque une zone à part dans Arusha, où les lois n'avaient plus vraiment de sens, une ville dans la ville. Cela permettait à une population gênante de s'auto-gérer, tout en faisant profiter les nouveaux-venus américains, tout le monde y trouvait son compte, même le gouvernement tanzanien qui n'avait aucune raison de démanteler ce réseau. Evidemment que j'y trouvais aussi mon compte. Ce n'était pas un lieu où je me sentais foncièrement mal, mes compatriotes avaient toujours une certaine réticence à venir se fournir ici, à cause du cadre insalubre, pour moi je m'y sentais à l'aise. Il faut dire que j'avais toujours été plutôt à l'écart de mes semblables, et ici j'étais un peu moins à l'écart. J'y avais mes habitudes, mes alliés, et mon quotidien. 

 

    Ma capsule était tout juste garée à proximité du dédale de tôles, et déjà l'odeur des bananes grillées me prenait les narines. J'avais fait une overdose de bananes, un des seuls fruits à ne pas avoir disparu à mon grand regret. Comme le fruit était cloné et ne dépendait pas de la pollinisation, il avait été épargné par l'hiver volcanique. Toutes les semaines, en venant ici pendant mon congé, je nourrissais l'espoir intime de retrouver des fruits de mon enfance, ou même découvrir des fruits locaux qui font tant saliver quand on les voit en photos. Une fois dans le labyrinthe formé par les cabanons de tôles, je passais devant le stand qui servait les bananes grillées. Parfois, ils offraient d'autre chose, et j'avais déjà l'estomac sur les talons avec le maigre petit-déjeuner que j'avais pris. Madame Adia, qui était installée derrière ses bananes depuis des décennies, m'interpela :

 

« — Mais c'est pas ma petite Ghost qui est de retour aujourd'hui ! Vient par ici mon enfant j'ai quelques petites douceurs pour toi. »

 

    Malgré ma haine viscérale pour les bananes, je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter pour discuter avec elle. Toutes les semaines, elle tentait de m'appâter avec une nouvelle recette à base de banane, mais de temps en temps, elle savait me surprendre avec de nouveaux fruits.

 

« — Bonjour tantine, comment allez-vous ? Qu'avez-vous de bon à m'offrir aujourd'hui ?

— Héhéhé, tu me connais ma fille, j'ai bien retenu que tu n'aimais pas beaucoup mes bananes... Mais cette fois-ci je t'ai dégoté un petit quelque chose qui devrait te faire plaisir, je te l'ai mis de côté j'attendais que tu viennes.

— Merci tantine, c'est trop gentil à vous... »

 

    Elle s'enfonça dans son gourbi à l'arrière de son stand, et revint quelques instants après avec un petit foulard dans sa main. Elle le déposa devant moi et l'ouvrit ; c'était un petit pot opaque tout simple.

 

« — Ouvre-le mon ange, et sens ce qu'il y a en dedans, tu m'en diras des nouvelles. »

 

    J'ouvrai le petit pot bien scellé avec un peu de difficulté, mais quelle ne fût pas ma surprise de constater qu'il s'agissait... de compote de pommes. 

 

« —  Je l'ai fait moi-même pour mes petits-enfants, tu sais j'ai réussi à négocier quelques pommes avec un de ses soldats américains qui vient par ici de temps en temps. Mon beau-fils Tony, tu sais il travaille dans une raffinerie et il m'avait obtenu assez d'or pur pour que ce soldat fasse forger un bel anneau à sa fiancée. En échange de quoi il m'a offert quelques pommes qu'ils ont eu à la base d'à côté récemment. J'en ai fait de la compote pour tout le monde, et je t'en ai gardé un peu car je me suis dit que ça te ferait plaisir. »

 

    Il m'en fallait peu en effet, même à la base aérienne les pommes étaient hors de prix et je ne m'en offrais une que rarement. Je n'en avais jamais eu en quantité suffisante pour en faire de la compote, j'étais très émue par le geste de cette vieille dame. 

 

« — Tantine je ne sais pas quoi dire, merci infiniment de m'en avoir gardé je suis tellement reconnaissante... »

 

    A peine je sortais mon porte-monnaie au fond de mon sac de taille, qu'elle sorti de son stand pour me faire face, toute cambrée qu'elle était par l'âge, elle m'arrivait au niveau de la poitrine.

 

« — Tststs non non... Tu ne vas pas me payer pour ça, ça fait à peine la taille d'un yaourt quand même ! Garde ton argent pour toi je te fais juste un cadeau. 

— Quand même, vous connaissez le prix des pommes, vous pouvez bien vous faire une petite marge sur ce service. »

 

    Je posais quand même quelques pièces, le prix d'un pack de yaourt environ, pour compenser ce don précieux.

 

« — Tu es bien élevée ma petite. C'est bien pour cela que tu es bien l'une des seules avec qui je m'autorise des petits cadeaux ! »

 

    Je la remerciais encore sincèrement, et lui pris des galettes de bananes frites en plus pour le dessert de mes parents. J'étais réellement touchée par la gentillesse dont les habitants du marché faisait preuve à mon égard. Jamais je n'étais déçue de mes visites hebdomadaires en ce lieu, toujours de bonnes surprises m'y attendait. Je m'enfonçais donc à travers les méandres du dédale, encore une fois je remerciais mon excellent sens de l'orientation, la plupart de mes compatriotes se perdaient dans ce qui semblait être un enchevêtrement de débris de métaux et de bois. Mais je venais si régulièrement que j'avais appris à reconnaître les subtilités des intrications du marché. En son cœur, j'y retrouvais mon ami Msia, un vieil homme presque octogénaire avec une cataracte avancée, qui avait contribué à bâtir le marché noir d'Arusha après sa libération de prison. Il faisait partie de ces éternels habitants dont personne ne remettait en question la sagesse et la parole. J'avais tissé des liens d'abord commerciaux avec lui, mais rapidement nous avons gagné notre confiance mutuelle qui s'est transformée en amitié. J'étais protégée en ces lieux en partie grâce au respect qu'il imposait ici. Du reste, j'avais aussi gagné la confiance de ses semblables grâce aux services que je leur rendais. Comme à son habitude, il était posé sur son fauteuil en osier, écoutant les échos du marché. Je me posais devant lui.

 

    « —  Bonjour mon oncle.

— Ma petite Ghost, tu ne t'es pas bien huilée aujourd'hui, je t'ai entendue arriver à au moins un kilomètre à la ronde. »

 

    Je jetai un coup d'œil rapide à ma prothèse et la pliai doucement, en effet je n'avais pas remarqué que je grinçais autant.

 

« — Evidemment il n'y avait que toi pour le remarquer. J'ai mon check-up annuel bientôt à la Base, je le signalerai au docteur, que je retourne éventuellement voir le prothésiste. 

— Qu'est-ce que je peux faire pour toi aujourd'hui ? Tu as mon café ?

— Toujours tu le sais bien. Du guatémaltèque comme tu aimes, il  n'a pas été facile à trouver, les soldats ont vu leur rationnement baisser et le gardent jalousement. Mais j'ai réussi à crocheter quelques casiers et le tour était joué. Y a au moins 300 grammes, tu en auras pour longtemps. »

 

    Je sortais le sachet de café de mon sac et lui tendais. Il le soupesa et l'entrouvrit pour le porter à son nez et humer le fumet délicat des grains.

 

« — Tu me gâtes ma petite Ghost aujourd'hui. Crois-moi bien quand je te dis que je vais le déguster. Et toi, de quoi as-tu besoin ?

— Les tuyaux fuient encore. Si tu avais un peu de mastic à me dépanner je serais preneuse, celui de la Base est bien trop cher. Et un fongicide si tu as ça, de la moisissure commence à s'incruster j'aimerais m'en débarrasser assez vite. 

— Je dois avoir ça en stock, pour les moisissures il te reste du vinaigre blanc que je t'avais donné la dernière fois ?

— Oui bien sûr, je l'économise tant que je peux.

— Très bien, imbibe des chiffons et laisse les au plafond toute une journée, ça devrait faire l'affaire. Si ça ne fonctionne pas je te donnerai un truc plus puissant. Et le mastic, je demande. »

 

    Il frappa sur la tôle de son cabanon, et Zakia, son petit-fils, sortit la tête par-dessus la tôle qui servait de porte de fortune. 

 

« — C'est pour quoi ? 

— Un pot de mastic, il doit y en avoir sous les conserves de maïs regarde bien. Et prends un peu d'huile dégrippante pour notre amie.

— J'y vais. »

 

    En moins d'une minute il vint avec le pot de mastic et l'huile à pulvériser. Je vis Msia sourire dans sa barbe grisonnante fournie, en me tendant le tout.

 

« — Cadeau de la maison, pour ta prothèse, comme ça tu ne grinceras plus la prochaine fois que tu viendras. »

 

    Je glissais le tout dans mon sac, et le remerciai sincèrement. Sans son aide précieuse depuis tout ce temps, notre maison serait tombée en ruine comme les autres. Je réparais en priorité la nôtre évidemment, mais si je voyais que mes voisins avaient besoin d'aide je n'hésitais pas à leur porter secours avec les matériaux et enseignements fournis par mon ami. Seuls les plus riches avaient eu accès à une maison avec des matériaux auto-nettoyants, plus chers à produire, ce qui n'avait pas été notre cas. Je repartais en saluant Msia, il me fit un clin d'œil et je lui promis de lui retrouver au plus vite du bon café centraméricain. 

 

    En rentrant dans ma capsule, je regardais plus attentivement ma prothèse. C'est vrai qu'elle n'était plus en très bon état, je ne l'avais pas changée depuis 5 ans. La manche était beaucoup trop reprisée et j'avais des brûlures sur le moignon à force des frottements. Je saisis l'huile à pulvériser, et en dispersais un peu sur les articulations mécaniques. Zakia m'aidait à la réparer quand j'avais des soucis, étant mécanicien il avait aussi plein d'astuces à me donner pour l'entretenir au mieux. J'avais eu de la chance d'avoir quand même eu mon poste de pilote malgré ma jambe en moins : c'était une agénésie congénitale de la jambe droite. Mais les forces armées tanzaniennes manquaient de mains d'oeuvre, et ayant passé tous les tests avec brio, ils m'avaient engagée en m'assurant une nouvelle prothèse à la pointe de la technologie pour convenir parfaitement à mon poste. Ce qui était le cas, il y a 5 ans quand j'ai été embauchée à l'âge de 20 ans. Désormais, elle était dépassée, les nouveaux modèles sont bien trop coûteux, et le médecin de la Base tentait de me rassurer en me disant qu'elle allait encore tenir le coût une année de plus. Le fait est que oui, elle tenait grâce aux réparations sauvages que j'effectuais sans le lui dire. Quand j'étais encore en Utah, l'assurance universelle de l'UDEAN me permettait d'avoir accès au mieux du mieux, renouvelable tous les ans ou au besoin. Mais c'était fini puisque maintenant je dépendais du gouvernement tanzanien pour les frais de santé, comme tous les américains employés au même compte que moi. Enfin, ma visite médicale annuelle était dans quelques semaines et je pourrais tenter de la faire changer aux frais de la Base. 

 

    Une fois chez moi, je commençais mes travaux de récupération du plafond et des tuyaux. A quatre pattes dans la salle de bain, je retirais les dalles de lino pour dévoiler sous le plancher. En effet, les tuyaux étaient complètement poreux laissaient l'eau s'écouler et stagner dès que nous prenions une douche. Je vidais l'eau croupie en perçant un trou dans le plancher pour que tout s'échappe dans le sceau que j'avais placé en dessous. Pour le restait, je faisais comme Msia m'avait expliqué et imbibais des chiffons du vinaigre blanc pour désinfecter toute la moisissure accumulée. Un coup de mastic sur les tuyaux, j'espérais que ça tienne un peu. En attendant que tout prenne bien, il allait falloir se laver au gant dans une bassine. Je n'étais pas ravie à l'idée d'annoncer cela à mes parents à leur retour ce soir, alors je leur envoyais un message pour leur dire de se laver à la Base plutôt qu'ici. Après avoir fini mes petits travaux, je fouillais dans les placards en m'interrogeant sur ce que je pourrais préparer au dîner. J'avais déjà les beignets de bananes grillées en tant que dessert, et de mon côté ma compote que je pourrais déguster en cachette. En fin de mois, nous n'avions plus beaucoup de conserves de rations offertes par la Base, il y avait aussi quelques patates restantes qui attendaient d'être cuisinées. Je réfléchissais ; j'étais meilleure pilote que cuisinière, mais encore une fois je profitais de ce congé pour avancer mes parents et leur éviter de manger des plats tout prêts et insipides servis par l'armée. Il restait quelques épices, je me débrouillerai bien avec une des conserves de tofu. Un bon mijoté de tofu épicé aux pommes de terre, cela pourrait peut-être leur plaire ?

 

    Une fois mon plat sur feu doux, je pouvais m'accorder un moment à moi dans mon après-midi. J'adorais m'occuper du jardin, tous les ans depuis la fin de l'hiver volcanique je tentais d'y faire pousser des fruits et légumes, à l'aide des semences fournies par la Base. Mais je ne me leurrais plus beaucoup, les récoltes étaient minces voire inexistantes. On nous avait promis des courges, des haricots, et même des aromates. A vrai dire, j'avais réussi à avoir quelques brins de coriandre, mais ma mère et moi trouvions que cela avait un goût de savon, seul mon père se régalait et en mettait dans tous ses plats.  Sinon, c'était surtout quelques pommes de terre ou d'autres racines comme des carottes ou du manioc. Mais la terre avait perdu de sa richesse nourricière. Je me demandais comment gérait le père de Weaver, ma meilleure amie d'enfance, qui était botaniste. Je n'avais pas eu de nouvelles d'elle et de sa famille depuis la déportation, tout avait été très rapide et nous avons à peine eu le temps de nous dire au revoir. Mes parents étant chercheurs en aéronautique pour le gouvernement,  nous avons été dans les premiers à s'être vu attribués un nouveau foyer. Je n'avais pas eu le temps de savoir où ils avaient pu être exilés, je savais seulement qu'ils n'étaient pas en Tanzanie grâce à mes recherches sur place. Le rôle de botaniste devait probablement beaucoup intéresser l'UDEAN pour la crise planétaire à venir, et j'ai supposé qu'ils étaient parmi les mieux lotis des réfugiés. Je voulais juste savoir où ils pouvaient être, pour avoir des nouvelles depuis tout ce temps. A part au marché noir où je côtoyais familièrement beaucoup de gens, je n'avais plus retrouvé une amitié aussi profonde que j'avais avec Weaver. 

 

    Je songeais à tout cela en vérifiant tous les plants que j'avais minutieusement semés. Ils ne donnaient pas grand chose une fois de plus. Quelques carottes à peine plus grosses que mon pouce que j'allais pouvoir rajouter dans le mijoté, et deux pommes de terre. J'ajoutais les carottes dans le bouillon qui mijotait, et rangeais les patates avec les autres. Une fois de plus, j'étais désespérée de ne pas avoir réussi à faire quelque chose des semences qu'on nous avait offert. Chaque foyer en avait reçu dans le cadre d'une politique mondiale de reverdissement suite à l'hiver volcanique. Ce n'était pas très glorieux pour chacun, en jetant un coup d'œil dans le jardin des voisins je voyais bien qu'eux non plus n'y trouvais pas leur compte, nous n'avions rien à envier les uns des autres. Les seules récoltes qui tenaient le coup étaient celles rationnées par les gouvernements, cultivées dans des fermes hydroponiques dans des lieux tenus secrets pour ne pas attirer les contrebandiers. On pouvait avoir accès à beaucoup de plantes grâce aux rationnements, mais le prix était juste exorbitant. En tant qu'employés des armées, nous avions le privilège d'avoir quelques fruits et légumes en conserves offerts par la Base Aérienne de Dar es Salam. C'était les soldats qui étaient les mieux logés à cette enseigne, doses quotidiennes de thé ou de café, et ils avaient même des rations de soja et de blé super-protéinées pour s'assurer une bonne hygiène alimentaire. A côté, au quotidien, nous étions tous devenus carencés rapidement, ce qui fit rapidement réagir les gouvernements qui investirent pour créer des pilules survitaminées capables d'être absorbées par l'organisme. Un seul comprimé suffisait par mois et c'était réglé, généré à moindre coût, c'était bien le seul frais médical que nous n'avions pas à avancer. 

 

    Mes parents rentrèrent tard ce soir-là, le plat que j'avais concocté avait pu mijoter tout l'après-midi et délivrer toutes ses saveurs. Ils avaient environ 45 minutes de vol depuis Dar es Salam, et la Base Aérienne était plutôt excentrée de la ville. Comme chaque jour ils étaient épuisés et s'effondrèrent simplement sur leurs chaises. Si moi j'avais un jour de congé par semaine, eux n'avaient qu'un week-end par mois et encore, quand ils le prenaient. Depuis notre arrivée en Tanzanie ils étaient devenus des bourreaux de travail. Je n'avais que 10 ans et j'ai dû apprendre rapidement à être autonome, apprendre à vivre sans tout le confort offert par notre ancien habitat. Malgré tout, je ne me permettais pas de me plaindre de notre situation, si d'autres américains avaient eu des difficultés à se faire à leur nouveau mode de vie, ce n'était pas notre cas. Nous avions la culture de la débrouille, peut-être était-ce lié au fait que mes parents étaient chercheurs en ingénierie  aéronautique ? Je ne saurais dire, mais j'avais vite pris mes aises pour me gérer, continuer l'école locale puis intégrer les forces aériennes. 

 

« —  Il est délicieux ton mijoté ma chérie, qu'est-ce qu'il y a dedans ? » 

 

    Ma mère cassait le silence pesant de fin de journée harassante. Des banalités, mais ils en avaient bien besoin.

 

« — Le bouillon est aromatisé aux noix de muscade et clous de girofle de Zanzibar, le curry maison de madame Adia, et quelques petites carottes du jardin. 

— Tu as trouvé des carottes ? C'est super ça.

— Oui mais elles sont vraiment petites... »

 

    Mon père dégustait son tofu et ses patates sans broncher. Je pouvais voir à ses cernes qu'il n'avait même pas l'énergie pour du papotage. Il hochait simplement la tête pour me faire comprendre qu'il était heureux de ce repas fait maison qui remplaçait les habituelles conserves pré-faites.

 

« — J'ai tenté de réparer la tuyauterie de la douche aussi. J'ai trouvé du mastic à Arusha.

— Ah oui c'est bien ça...

— D'ailleurs ne touchez pas au plancher que j'ai découvert, j'ai appliqué une solution vinaigrée pour faire partir la moisissure. 

— C'est très bien ma chérie tu nous avances beaucoup. »

 

    Nos discussions n'allaient jamais plus loin, c'était comme ça depuis quelques temps déjà. De plus, même si nous travaillions dans la même base, nous ne nous croisions jamais sur place. Nos rapports s'étaient finalement étiolés et n'étaient plus tant des rapports familiaux ordinaires. J'avais 25 ans et je devais rester chez eux tant que l'UDEAN ne m'avait pas trouvé un logement rien que pour moi. J'avais déposé ma demande quand j'avais commencé à travailler il y a 5 ans, et je n'avais plus jamais eu de nouvelles. Sans nationalité tanzanienne je pouvais difficilement trouver un appartement ou une maison. C'est pour ça que je dépendais entièrement de l'UDEAN, ils devaient nous garantir un logement, c'était une des conditions pour que nous puissions nous installer ici. Mais étant logée chez mes parents depuis 15 ans, je n'étais pas une priorité je suppose. Je pouvais dormir dans les chambres fournies par la base aérienne, mais elles étaient minuscules, insalubres et surtout partagées avec 5 autres comparses aléatoires de la base. Donc pour le moment je restais ici, j'avançais un maximum mes parents pour qu'ils puissent se reposer décemment, et le reste du temps je faisais cavalier seul. La vie familiale me manquait, mais je savais que maintenant rendue adulte, je n'allais jamais pouvoir la retrouver. 

 

    Rapidement après avoir débarrassé le repas et leur avoir servi leurs beignets de bananes, je montais dans ma chambre pour savourer en cachette la compote offerte par Madame Adia. C'était un pot de yaourt en verre qu'elle avait rempli avec sa concoction, rien qu'en l'ouvrant j'étais ravie de découvrir les effluves de pommes et d'épices. J'aurais pu le leur en partager un peu, mais j'avais décidé de me réserver ce petit moment de douceur. Toutes les saveurs du fruits et des épices se mélangeaient pour donner quelque chose d'inédit. Peut-être était-ce dû à l'effet de rareté du produit dont je me délectais, mais je n'avais pas eu souvenir d'avoir mangé une compote aussi bonne de ma vie. Peut-être que les compotes que je mangeais dans mon enfance étaient insipides, autant j'en mangeais beaucoup au point que je ne devais pas faire attention aux saveurs qu'elles dégageaient. J'en raclais tout le pot à la petite cuillère, il n'en resta aucune trace. J'aurais juste à laver le pot pour le rendre à Madame Adia la semaine prochaine, et pour la remercier lui offrir un peu de thé que j'aurais volé au travail.

 

    Les nuits en Tanzanie étaient plutôt fraiches, mais j'avais tellement chaud dans mon sommeil que je dormais systématiquement les fenêtres ouvertes. Je ne risquais rien puisque tous les moustiques avaient disparus dans l'hiver volcanique. Un mal pour un bien, les maladies qu'ils transportaient s'étaient éteintes en même temps qu'eux. Depuis la fenêtre de ma chambre j'avais une belle vue sur le massif du Ngorongoro. Quand j'y pensais, c'était une cruelle ironie d'être partis d'une région volcanique pour une autre. Notre habitat en Utah était devenu un cimetière de cendres, et nous avions été déportés dans un nouveau cratère. Toutefois, c'était un habitat agréable : nous avions envahi la réserve naturelle de Ngorongoro, mais nous avions interdiction de faire du mal aux animaux vivants aux alentours, les sanctions étaient plutôt catégoriques, de lourdes peines d'emprisonnement jusqu'à l'exclusion totale et définitive du pays. Il y avait eu un plan de conservation massive des espèces endémiques à la réserve, et ils avaient été réintroduits à la fin de l'hiver volcanique. Mais tout comme nous, la plupart avait peiné pour trouver des denrées essentielles à la survie, herbivores comme carnivores, s'éteignaient à petit feu. Il était donc rare de croiser un mammifère dans le coin, nos seuls voisins non-humains étaient surtout des oiseaux qui s'étaient habitués à notre présence. 

 

    Cette fin de journée était douce. J'avais pu faire tout ce que j'avais prévu ; réparer la douche, faire plaisir à mes parents, me faire plaisir avec une simple compote. C'est sûr que ce n'était pas l'avenir que je m'étais imaginé, mais il me convenait quand même. J'avais toujours voulu être pilote, et pour sûr j'avais pu accomplir ce rêve ; explorer tout ce que je pouvais au compte du gouvernement. Demain allait être une longue journée, je me couchais tôt, lovée dans mon souvenir de la compote de pomme de Madame Adia.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez