Je prends l’ascenseur à ses côtés, retrouvant le premier étage et comprends sa phrase en attendant un second ascenseur dans le hall pour monter d’un étage. Je ne quitte pas le centre de la base, je monte juste d’un niveau. Il me regarde dans le reflet des portes, quand soudainement, je sens son corps se contracter quand il s'aperçoit que je l'observe à mon tour. D’un sourire crispé, il s'efforce de reprendre la parole.
— Ce n’est pas très grand, mais tu verras... il y a tout ce qu’il faut.
Je hoche la tête, avant de lever un peu plus le menton. Nous voilà à peine dehors que nous entendons le directeur hurler, mais apparemment, nous ne sommes pas concernés. Pourtant un sentiment de panique se peint sur le visage du docteur, avant qu’il ne me fasse signe, à la hâte et qu’il ne redescende. Malgré sa réaction étrange, je ne relève pas et me concentre sur mes propres sens. Je distingue avec aisance les odeurs de Marco, du directeur, de Chélie et celle d’un inconnu. Mes yeux se posent instantanément sur cet homme qui me semble bien plus vieux que les autres. Ce dernier arbore une chevelure blanche, avec de toutes petites lunettes sur le bout du nez. Ce doit être George. J’avance, sans me presser, dans leur direction. Dès que George m’aperçoit, il s’écarte, ainsi que Chélie qui me sourit, radieuse.
— Il y a un problème ?
Le directeur paraît soulagé en me voyant :
— Méjaï ! Je tenais personnellement à m’excuser pour l’incident de tout à l’heure !
— L’incident ?
Je fais une moue pour accentuer mon incompréhension.
— Il paraît que tu as détruit une sentinelle de défense à toi toute seule, me sourit Chélie, admirative.
— Je ne comprends pas comment elle a pu être activée ! blâme le directeur.
Je regarde Marco, un cure-dent dans la bouche. Ses pupilles brillent d’un éclat d’amusement qui ne me plaît pas du tout. On se fixe avec suspicion et une haine à peine voilée. Aucun de nous deux ne daigne prendre la parole et le silence se fait de plus en plus pesant à chaque seconde. Bien consciente que les regards sont tous portés sur nous, je réponds d’un ton complètement détaché :
— Le problème a été résolu, c’est le principal.
— Oui ! Ma grande sœur, c’est la plus forte ! crie, enjouée, Chélie.
Je lui souris, elle est impressionnante. Je la connais à peine, mais mon instinct me pousse à la surprotéger. Une sensation étrange et pourtant qui vient naturellement. Le fait qu'elle soit dans ma chambre me rassure. Cela calme le sentiment présent dans mes entrailles, que si l'on venait à s'en prendre à elle, je ne répondrais plus de rien. Je souris devant ce lien indéniable entre nous alors que sa frimousse ne me disait rien il y a à peine quelques heures. Me remémorant par la même occasion ma raison de rester en ces lieux. Désirant ne pas perdre davantage de temps, je demande sans détour au directeur quand je vais pouvoir commencer. Ma question semble l’ennuyer, mais il finit par répliquer :
— Demain, il y a une conférence de presse pour expliquer l’incident qui a eu lieu. Allez-y avec Marco.
Marco reste à me fixer sans aucune expression. Je ne manque pas de lui jeter un regard carnassier avant de répondre d’une voix posée :
— Il n’y a pas de problème.
Il hausse un sourcil, visiblement surpris, mais ne me contredit pas. Il se redresse sans me quitter du regard, jaugeant de mes intentions malfaisantes à son égard. Quelques secondes plus tard, il tourne les talons et traverse à toute vitesse le couloir pour rejoindre le directeur dans l’ascenseur. L’atmosphère des prochains jours promet d’être des plus tendues.
Je rentre dans la fameuse cabine dont mon regard fait rapidement le tour. Il y a simplement deux lits superposés, une petite commode et une salle de bain adjacente composée d’une douche et d’un WC. Un camp militaire ou l'équipement d'une prison, j'avoue ne pas cerner la différence.
— Madame Williams, me salue George timidement. J'espère que votre aménagement se passera comme le souhaitez.
— "Méjaï" suffira, George, inutile de vous conformer au règles de politesse avec moi.
Il tremblote sur place et son rythme cardiaque semble s’affoler. Tétanisé par la peur, il reste figé sur place. Même son cerveau semble avoir quitté le navire. Après avoir profondément soupiré, je m’adresse à lui du ton le plus aimable que je puisse employer.
— Ce que j'essaie de vous expliquer, c'est que je préfère quelqu'un qui ose me dire merde, plutôt que de faire des courbettes toute la journée. Vous comprenez ? Rien que par règle d'éthique, je ne vous ferai aucun mal. Vous êtes un ami de ma sœur, autant que ça le reste.
Il déglutit devant mon avertissement à peine dissimulé et se force à me sourire. Je pense que le message est passé. Bien que je pense devoir me coltiner ses politesses de gré ou de force.
— Je vais vous laisser en famille, soupire-t-il en souriant à Chélie tout en essayant de ne pas me quitter des yeux.
Un échange avec un côté ping-pong assez effarant. Quand je lui souhaite une agréable soirée, je perçois sa réponse comme un murmure avant qu’il ne quitte la pièce d’un pas très pressé. Pour une personne âgée, il décampe à toute vitesse... Sûrement poussé par l’envie irrésistible de me fausser compagnie.
Le lendemain, je me réveille à l’aube. Prête à partir, je fais les cent pas dans le couloir. George finit par arriver. Il s’arrête net en me voyant et marche désormais la tête baissée. Il faut avouer que je me suis attifée pour l'occasion. Un jean serré et un t-shirt blanc, d'homme, certainement au vu de la longueur en surplus que je dois camoufler au maximum à ma taille. Mais je peux comprendre que mon ensemble dénudé en cuir n'est pas vraiment adapté pour une virée vers des terrestres. J'enfile une veste en jean et des lunettes noires en le dévisageant.
— Madame Williams, dit-il en arrivant à mes côtés.
— Méjaï !
Il me regarde et déglutit en s’excusant avec empressement.
— Chélie dort encore, je vous la confie.
— Bien sûr... Mad... Méjaï.
Je suis surprise de son revirement, même si j'ai bien conscience qu'il agit sur le coup de la peur. S'il craque si facilement, il y a finalement une chance qu'il laisse tomber son protocole avec ma personne. Je m’avance sans dire un mot pour prendre l’ascenseur. La journée s’annonce corsée avec le blondinet, en revanche j'espère au moins revenir avec quelque chose sous la dent. Marco est déjà devant la porte, toujours paré de ce sourire détestable lorsqu’il m’aperçoit. J’avance, l’ignorant avec application. D’après Jarod, l’ignorance est la meilleure des armes contre les idiots. Je sens son regard peser sur moi jusqu’à ce que je passe la porte. Prenant place dans la voiture, je l’attends. Il me rejoint peu de temps après.
— Il va de soi que tu devras te tenir, me lance-t-il, à peine monté. C’est notre seule piste alors ne foire pas tout.
Je le regarde par-dessus mes lunettes en illuminant mes yeux.
— Je suis déjà en pleine concentration.
Il sourit, amusé.
— Je suis navré de t’exciter, ma chérie.
Mon Dieu, faites qu’il se taise ! Je ne vais pas pouvoir me retenir tout le voyage ! Excédée, je me tourne violemment vers la porte en attachant ma ceinture.
— Roule, si tu ne veux pas finir à travers le pare-brise !
Il rit en démarrant.
On arrive peu de temps après ; sur place, une foule importante est déjà présente. Des soldats font des rondes. Entendre tous ces cœurs battre à l’unisson est un coup dur auquel je n'avais pas pensé. Ils résonnent comme un troupeau de buffles martelant ma tête. Je souffle pour garder mon calme et essaie d'en atténuer la vibration avant de descendre.
— C’est par là ! me crie Marco.
Nous nous plaçons devant une estrade à l’arrière de la foule où le maire de la ville monte pour commencer son discours.
« Je suis ici pour rassurer toute la communauté sur les rumeurs qui circulent à propos de l’usine qui a explosé au nord de la ville. Elle était abandonnée depuis des années. Aucune victime n’est donc à déplorer à ce jour et aucune menace toxique n’est constatée. C’est regrettable que les proportions de cette affaire soient allées si loin. Toute la zone est actuellement sous surveillance afin d’éviter toute autre fuite de gaz. Vous n’avez donc rien à craindre. »
Mes yeux s’écarquillent à l’écoute de ce speech invraisemblable. C’est sans même réfléchir que je frappe Marco à l’épaule et m’exclame :
— C’est quoi ces conneries ?!
Il me fait une moue de dégoût en reculant d’un pas et me répond d’un air agacé :
— Les humains n’ont pas à mettre leur nez dans nos affaires. Dès qu’il aura fini, tu pourras lui poser toutes les questions que tu veux.
Je soupire, impatiente que ce flot de balivernes prenne fin. Tandis que j’essaye de faire taire tous les bruits parasites qui emplissent ma tête, un homme encapuchonné me bouscule. Comme par réflexe, je sors immédiatement les crocs.
Marco me regarde, furieux.
— Contrôle-toi, s’il te plaît ! crache-t-il.
Il s’empresse de regarder si personne ne m’a vue. Je les rétracte en baissant la tête, quand une délicieuse odeur vient m’émerveiller les papilles... Une odeur si puissante, si appétissante, qu’elle m’en donne des vertiges.
— Marco. On a un problème, lui dis-je péniblement.
La foule se met subitement à crier et à courir dans tous les sens. Je vérifie ma dentition avec ma langue. Non, aucun croc à l’horizon. Je comprends donc que je ne suis pas la cause de l’effroi général. Je fixe Marco qui regarde l’estrade en grimaçant. Doucement je me mets à suivre son regard et c’est à ce moment-là que j’aperçois le maire étendu au sol, décapité. Devant cette image invraisemblable, mon cerveau se bloque. Ma respiration s’accélère, mes griffes sortent et mon regard reste figé sur le jet de sa carotide qui expulse encore du sang au-dehors de son corps. La tentation est trop grande... Je le veux ! Marco me prend par les épaules et me crie immédiatement :
— Dans la voiture ! Tout de suite !
Je le saisis et l’envoie s’écraser plus loin sans aucun remords. Ce n'est pas parce qu'il est invulnérable qu'il est trop lourd pour voler. Mon perturbateur expédié, je me reconcentre sur ma cible. Je vire mes lunettes et me dirige tranquillement vers l’estrade, savourant cette odeur irrésistible. Alors que je suis sur le point de monter, quatre soldats m’encerclent soudainement et braquent leurs armes sur moi.
— Plus un geste ! crie l’un d’eux.
Je me retourne lentement et penche la tête avec un sourire des plus radieux. L’un d’eux me regarde intensément. Lui faisant des yeux de biche, je me mords la lèvre inférieure avec appétit et sors mes crocs. Happé par mon regard, il n’esquisse pas le moindre geste, sa glotte déglutissant avec difficulté. Ses compagnons hurlent de ne pas m’avancer alors que je me rapproche doucement de ma proie d’un pas de velours.
Les gouttes de sueur qui perlent sur le nez de mon doux soldat me font sourire. Ma belle proie... Sans qu’il n’ait le temps de réaliser ce qui lui arrive, je le mords avec hargne tandis que ses collègues le criblent de balles, sans réussir à m’atteindre. Je ressors mes crocs de sa carotide en levant la tête, sentant le sang chaud couler le long de mon œsophage. Ce plaisir. ce goût. Tout mon corps s’anime. En pleine extase, deux balles me sont tirées dans le dos. Ces dernières me brûlent l’épiderme... Ce qui a le don de me foutre en rogne. Qui aimerait être dérangé lors d’une dégustation d’un fabuleux fondant au chocolat bien tiède relevé d’une pointe de chantilly ? Personne. Même si mon chocolat est rouge et ma chantilly bien plus sexy !
En moins de deux, mes mains transpercent le corps des deux soldats qui ont osé me tirer dessus. Leur arrachant la douce mélodie de leurs cris, telle la Castafiore dans les aventures de Tintin. Ressortant mes menottes de leurs carcasses, je ne me prive pas pour faire un bel étalage de leurs organes. Les malheureux s’écroulent au sol, agités d’ultimes soubresauts, pendant qu’ils se vident de leur fluide vital. Impuissant face à ce massacre, le dernier soldat lâche son arme et s’enfuit à toutes jambes.
Je le regarde courir, écoutant son cœur tambouriner à vive allure. Je m'apprête à m'élancer quand je vois réapparaître Marco. Son visage frôle le rouge vif quand il l'attrape lui-même et lui retourne la tête dans un craquement sinistre. Je regarde sa tête fulminante de colère d’un air amusée pendant qu'il s'avance vers moi. Pourtant, quand je m'attends à entendre un récital d'injures à mon encontre, il se détourne. J'observe son corps se soulever, retenant un haut-le-cœur avant de me foudroyer du regard.
— Il est vraiment temps de rentrer... marmonne-t-il.
Je remonte dans la voiture sans discuter. À dire vrai, mon ventre est tellement plein que je me languis d’une sieste digestive. Il téléphone un court moment et monte à mes côtés. Le sang sur mes habits lui rappelle son lamentable échec de contrôle sur moi. Mon sourire victorieux lui donne envie de me gifler, mais il sait parfaitement que s’il commence, je répondrai, alors que l’on doit partir le plus rapidement possible.
— Avec ce que tu as fait, j’espère que tu as conscience que tu ne ressortiras pas de sitôt, grimace-t-il avec mépris.
— Bien, ça me laissera plus de temps pour trouver un moyen de te tuer.
Mon clin d’œil qui suit lui fait fermement serrer le volant du pauvre 4x4 qui n’a rien demandé.
— Allons Marco, je suis sûre que ça t’enchante de savoir que je pense à toi.
Il me regarde, estomaqué, mais je peux apercevoir un léger sourire dans le rétroviseur.