Chapitre 2

Notes de l’auteur : premier jet
TW dépression/ Médical

Anesthésiée, c’est comme ça que je me sens. Tout ce que je touche du bout de mes doigts possède la texture du carton. Les draps du lit ? Carton. Le métal des meubles ? Carton. Les vitres des fenêtres, quand j’ai le droit de m’en approcher ? Carton. Le contact de ma peau ? Du carton aussi. Ma langue est pâteuse dans ma bouche et j’ai toujours soif. La nourriture n’a pas de goût, seulement une texture qui me soulève le cœur. Selon eux, je fais la difficile. Mais si je pouvais leur faire bouffer la bouillie au gruau que j’ingurgite tous les jours pour garder des forces, je le ferais avec joie. En attendant, je reste alitée, parce que je ne tiens presque plus sur mes jambes. Elles sont molles sous mon poids. On me fait faire des exercices pour conserver les muscles qu’il me reste. Ces efforts ne sont pas douloureux, mais ils m’épuisent. Je dois me lever et marcher seule sur un tapis de course. Évidemment, la puissance est réglée au minimum, mais il m’arrive de rater un pas et de me vautrer sur l’engin. Les aides-soignantes me relèvent ou amortissent ma chute la plupart du temps. Et puis, d’énormes bleus éclosent sur mes jambes et mes bras pour y séjourner quelque temps. Je ne suis pas sensible à la douleur, les médicaments y sont sûrement pour quelque chose, alors je me blesse souvent sans m’en rendre compte. J’ai toute une collection de cicatrices sur le corps, mais les entailles sur mes poignets sont de mon fait. C’est ce qui m’a valu mon séjour dans cet endroit glauque, peuplé de gens glauques, plus ou moins fous. Mais je n’ai jamais croisé quelqu’un de plus fou que moi. C’est donc que j’appartiens à cet endroit ? Pourtant, je ne leur parle pas des ombres qui s’animent à la faveur de la pénombre, ni des voix qui me susurrent à l’oreille lorsque je suis seule dans ma chambre. Je crie pour les faire taire, je hurle comme une damnée pour les faire fuir. C’est comme ça que je me suis retrouvée dans le sarcophage, à me débattre dans ma camisole de force, bâillonnée et sédatée. J’ai cru que cet endroit était parfait pour moi, que je pourrais trouver mon salut, pendant un temps. Et puis, les voix sont revenues et le silence auquel je m’étais accoutumée a rendu mon ouïe plus fine, s’ajoutant à mon malheur. Les voix murmurent désormais tout le temps. Je fais semblant de ne pas les entendre, me focaliser sur une tâche quelconque m’aide beaucoup. Un jour, j’ai eu la force et le courage de demander un casque audio aux aides-soignantes. Elles m’ont regardée avec toute la suspicion qui peut être donnée à un renard face à une poule. Je n’ai pas plaidé pour ma cause, parler me fatigue et je déteste sentir cette langue de bois dans ma bouche. Pourtant, le lendemain, enfin selon moi, l’une d’elles est venue m’apporter le fameux casque, avec un sourire entendu lorsque j’ai remarqué qu’il était amputé de son câble auxiliaire. De toute façon, je n’avais même pas de quoi écouter de la musique, c’était surtout pour couvrir les voix et les bruits de mes voisins et voisines, que j’entendais geindre du bout du couloir, à l’autre bout du bâtiment. Mais leurs voix me parvenaient toujours malgré mon stratagème. J’ai laissé tomber, depuis, l’idée d’être isolée phoniquement de mes compagnons de galère. La cacophonie accompagne donc mes jours et mes nuits. Cela me rend dingue.

Devant le psychiatre, je serre les dents. Derrière ses lunettes, il occulte ses pensées, qui m’apparaissent claires chez les autres membres du personnel et les galériens. J’observe le silence tandis que son ombre s’étire dans son dos, grouillant comme des fourmis, d’abord floue, puis la forme se fait nette comme des serres de corbeaux. Dire qu’il m’inspire la peur serait un euphémisme. Il me donne l’impression qu’au moindre mouvement de recul, son ombre allait se jeter sur moi et m’engloutir. Alors je reste immobile et conserve une expression neutre sur mon visage. J’évite de croiser son regard et fixe la fenêtre. Il fait jour, les feuilles d’automne prennent leur envol et je suis des yeux leurs lentes chutes. Le chuchotement des voix accompagne le mouvement des branches.

Équinoxe. Nyx tombe sur le monde.

Terrible destin que celui des feuilles d’un arbre. Plus haute est leur ascension, plus dure est la chute. Elles ne souhaitent seulement que s’envoler plus haut dans le ciel, rejoindre les oiseaux et toucher les étoiles. Mais l'implacable gravité s’empare alors d’elles et coupe leurs ailes. Elles s’écrasent en silence sur l’herbe, vaincues.

Solstice. Thanatos récolte les trépassés.

Un mouvement dans l’ombre de l’érable capte mon attention. Les branches s’animent et un cerf noir se détache du paysage, sa belle ramure se confondant avec le branchage dénudé de l’arbre. Il a l’air perdu, au milieu du jardin. Il tourne la tête à gauche, puis à droite pour enfin la diriger vers moi. Ses yeux ne se détachent pas des miens et dans ma tête résonne une mélopée lointaine et familière que je me surprends à chanter à voix basse.

“ Lorsque les coquelicots ouvrent leurs boutons, l’enfant s’endort dans les bras de la nuit, bercé par le battement d’ailes du papillon. ”

— Jane ? Vous m’écoutez ?

Je me crispe sur mon fauteuil, revenant au moment présent. Le cerf n’était plus là.

— À quoi étiez-vous en train de penser, à l’instant ?

Je n’ose pas tourner les yeux vers lui. Je n’ai rien à lui répondre. Je ne sais même pas moi-même ce que c’était. Tout ce que je constate c’est que l’instant est parti et que l’ambiance froide et austère est revenue.

Le docteur décroise les jambes et joint ses mains sur ses genoux, approchant son visage du mien.

J’entends le silence assourdissant de ses pensées et l’écho des miennes se répercute dessus, renvoyant ma peur sur moi. Mon corps commence à trembler.

— Jane, vous étiez en train de chanter. Que chantiez-vous ? Je ne vous ai jamais entendue chanter dans nos séances. Je vous en prie, laissez-moi vous aider. Ouvrez-vous à moi.

Sa demande me révulse. Rien de ce que je suis ici n’est vrai. Jane Doe est le nom que l’on m’a assigné lorsque je suis entrée dans l’infrastructure, car j’étais incapable de me souvenir du mien. D’ailleurs, je ne me souviens de rien avant mon entrée ici. Seulement du sang sur mes poignets et de l’ambulance qui m’avait transportée, avec la vague impression d’avoir fait quelque chose d’interdit, de mal et d’avoir laissé quelque chose d’important derrière moi.

Il avance sa main vers moi et m’accule. Prise au piège, je me contrains à répondre à sa question.

— Je ne sais pas, c’est venu tout seul…

Je retiens ma respiration tout en observant furtivement sa réaction. Il recule sur le dossier de sa chaise. Je peux enfin respirer, mais j’ai la tête qui tourne. Les voix en profitent pour m'assaillir. J’entends les pleurs de Miss Geignarde, les claquements de dents de Colgate, les roues grinçantes du chariot de CroqueMadame, je sens l’odeur du repas qui s’en dégage et mon cœur se soulève.

Sur ses chaussures et le tapis, je rends mon petit déjeuner et m’écroule.

 

Je me réveille à l’infirmerie, une perfusion de saline au bras. Je déteste les aiguilles. Je détourne le regard et tombe sur Blouse Blanche, la jolie blonde à lunettes qui prend ma température et mon pouls. Elle est jeune, souriante et pleine de vie. Pourquoi cet endroit attire-t-il des gens aussi candides ? Ne voient-ils pas que c’est un trou noir qui absorbe lentement leur lumière ? Mon esprit leur hurle de m’abandonner à mon sort, de ne pas entacher leur lumière avec ma noirceur. Mais ce que mon cœur dit, c’est qu’il est malade et que la tendresse de l’infirmière et des aides-soignantes à mon égard le fait saigner de gratitude. Alors j’accepte sa main sur mon front et son stéthoscope sur mon thorax, pleurant en moi-même des larmes amères. Ses pensées me parviennent claires, comme des gouttes d’eau fraîches sur mon visage, éclatant doucement en bienveillance. Pendant un instant, je flotte dans cette aura revigorante, oubliant mon corps meurtri et ma misère.

— Quand vous serez remise, on vous raccompagnera dans votre chambre, promet-elle.

J'acquiesce d’un fébrile hochement du menton et ferme les yeux.

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Meryma
Posté le 20/04/2022
Aouch, le premier paragraphe est interminable XD Je te conseille de le scinder en deux ou trois au moins pour rendre la lecture plus agréable.
Attention à cette phrase incorrecte : "Elles ne souhaitent seulement que s’envoler...". Soit tu écris "Elles ne souhaitent que..." Soit "Elles souhaitent seulement..."
Une autre : "J’entends le silence assourdissant de ses pensées et l’écho des miennes se répercute dessus, renvoyant ma peur sur moi." à la place de renvoyant ma peur sur moi, ce qui sonne moyen, tu pourrais plutôt écrire : "me renvoyant ma peur".
ici : "Jane, vous étiez en train de chanter. Que chantiez-vous ? Je ne vous ai jamais entendue chanter dans nos séances." tu as 3 fois le verbe chanter dans le même dialogue. Alors oui, dans les dialogues on est plus laxistes concernant les répétitions, mais tout de même. Il y a moyen de reformuler pour que ce soit moins lourd (par exemple : "Quelle est cette chanson, Jane ? Je ne vous ai jamais entendu lors de nos séances." ce n'est qu'un exemple, il y a moyen de faire encore mieux).
A part ça, toujours très intéressant :)
Je continuerai un peu plus tard
TheRedLady
Posté le 23/04/2022
Je vais corriger tout ça, merci beaucoup ! J'espère que la suite te plaira n_n
Meryma
Posté le 24/04/2022
Je t'en prie :) Bon courage. Il n'y a pas de raison, pour le moment j'aime assez :)
Luz
Posté le 06/02/2022
J'aime bien les surnoms donnés aux patients, ça met un peu d'humour dans un texte sombre. La forêt est bien décrite, et le mélange entre forêt et HP est intrigant.
TheRedLady
Posté le 07/02/2022
Merci pour ta lecture :)
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