Chapitre 2 –
1.
Par la fenêtre étroite, je contemple la campagne environnante, des vallons à perte de vue. Le soleil se lève à peine. Il me semble un instant flotter au dessus des collines. Mon mari m’entoure de ses bras et je me repose contre lui, soutenue par sa présence et la chaleur de son corps. Il murmure “tu es ma joie…” Il dit cela souvent. Dans un instant, je vais me retourner et nous serons face à face. Dans un instant, je vais l’embrasser. Dans un instant…
Je hais cette sonnette. Le son strident me traverse comme une lame. Je me retrouve sur mes pieds avant même de réaliser que je suis sortie du sommeil. J’allais le voir ! Ce rêve était si précis ! Avec le passage des siècles, le souvenir perd de sa substance, mais parfois, au détour d’un rêve, il est là, exactement comme je l’ai connu. Et j’allais voir son visage, tout proche du mien.
Depuis mon arrivée à Tacoma, ma vie au Moyen Age envahit mes nuits.... Être isolée, ne pas encore avoir de lit, sans doute….
J’ai dormi toute habillée mais j’ouvre la porte sans attendre. Je ne veux pas de second coup de sonnette. Amy, mon agente immobilière me sourit. Son tailleur lavande a disparu. A la place, elle est vêtue d’un petit short en jean et d’un T-shirt blanc, et chaussée de tennis blanches. Ses cheveux ondulés, au lieu d'être ramenés en chignon strict, sont longs sur ses épaules. Elle a un large sourire et porte une assiette de cookies. A ses côtés, un grand jeune homme Noir avec le même sourire éclatant.
- Bonjour voisine ! me dit-elle avec élan. C’est pour vous !
- Voisine ?
Elle rit.
- Vous savez, la famille sympathique qui habite de l’autre côté? C’est ma famille! Ma mère est la propriétaire. Je suis son agent immobilier, logique… Et voici Jackson, mon frère jumeau.
Jackson incline la tête. Ses cheveux sont longs, une partie ramenée en ce chignon masculin qui ici s’appelle “man-bun”. Ça lui va bien, de fait je me sens intimidée par la jeunesse et la beauté de mes visiteurs. Mes vêtements sont fripés. Derrière mon sourire, je me sens ébranlée, une partie de ma personne toujours au 13ème siècle.
Amy tend le bras et pousse l’assiette de cookies dans ma direction. Je la lui prends des mains comme elle le souhaite et tout naturellement les invite à entrer. Ils font deux pas dans l'entrée qui donne directement dans le salon et sa cuisine ouverte, s'arrêtent aussitôt, surpris.
- Vous n’avez aucun meuble? demande Amy, et je perçois son inquiétude. Sa voix résonne dans la pièce.
- Mais si, regardez…
Les cartons plats d’Ikea sont posés le long du mur.
- J’ai été livrée hier. Mais je n’ai pas eu l'énergie de faire l’assemblage. Je ne suis pas très douée pour ce genre de choses...
- Vous savez, dit Amy, vous pourriez engager quelqu’un pour le faire à votre place …
Elle incline la tête vers son frère. Prenant la balle au bond, je le regarde.
- Jackson, vous auriez quelques heures pour assembler des meubles ?
- Madame, je suis disponible. Je ne travaille pas avant 3 heures.
- Appelez-moi Max. Quels sont vos honoraires ?
Ils rient tous les deux de mon utilisation du mot “honoraire” - c’est comme si je m’étais enquis de ses “émoluments”.
- 20 dollars de l’heure? suggère-t-il.
Les yeux d’Amy s’arrondissent. Elle ne s’attendait pas au chiffre qu’il a lancé. C’est probablement trop. Je suis prête à lui donner ce qu’il veut, mais je devine qu’un manque de respect accompagnera un accord trop rapide.
- 15 dollars?
Il prend le temps de réfléchir en regardant vers le plafond d’un air inspiré. Je ne lui laisse pas le temps de répondre.
- 15 dollars et je vous nourris.
Il rit à nouveau, un peu incertain.
- Okay…. dit-il lentement.
- 15 dollars, je vous nourris et on peut renégocier si la nourriture n’est pas à la hauteur. Avez-vous eu votre petit déjeuner ce matin ?
Ils échangent un regard. Je poursuis :
- Revenez dans une heure, un petit déjeuner complet vous sera servi, Amy, vous êtes la bienvenue pour vous joindre à nous, et ensuite, Jackson, vous pourrez vous mettre au travail, d’accord ?
Ils acquiescent. Je les sens intrigués et curieux tandis qu’ils repartent. Avec une énergie nouvelle, je grimpe à l'étage prendre une douche. Je suis incorrigible, me voilà sur le terrain familier que je suis censé laisser derrière moi : cuisiner de bonnes choses pour me faire aimer. Mais je dois l’admettre, pour la première fois depuis mon arrivée à Tacoma, je ressens quelque chose qui ressemble à de la joie.
2.
Hier soir, avant de m’endormir, j’ai créé une nouvelle page Facebook. J’ai résisté à l’envie d’aller sur celle de “Nathalie Duval” pour y lire les messages de tristesse de ses amis. Je ne mets aucune photo de moi sur Facebook, évidemment, juste des citations édifiantes, des mots d’auteurs encourageants, des photos de chiens ou chats et, dans le cas de Nathalie, des recettes. Exister sur le réseau permet de prendre et donner des nouvelles des uns et des autres le plus discrètement qui soit.
Ensuite, je me plonge dans le Journal d’Anne Frank. Ce petit livre me suit partout, je l’ouvre toujours quand je me trouve dans le grand vide qui suit un déracinement. Ce matin, j’y lis que la consolation absolue de tout chagrin est la nature. Le remède pour ceux “qui ont peur, sont solitaires ou malheureux” est d’aller au milieu de la nature, entièrement seuls. Justement ce que Anne Frank, cachée avec sa famille dans un grenier, ne pouvait pas faire. La nature et la solitude lui étaient interdites. Peut-être a-t-on tendance à situer la consolation de tous nos chagrins dans le lieu qui nous est le plus inaccessible ?
La consolation absolue, pour moi, ce sont les liens que j’ai tissés avec certains hommes et femmes au cours du temps. Ils m’ont donné de la joie, de l’espoir, parfois au milieu de grandes souffrances. J’ai rencontré de telles personnes, des amis, des amants parfois, un mari une fois. Même si la plupart d’entre eux sont morts depuis des centaines d'années, le simple fait qu’ils aient existé est une consolation. Et ils sont plus nombreux qu’on peut le penser, j’en ai rencontré au moins un ou deux par siècle.
Quand je considère mon passé, je réalise qu’il y a des années, des décennies, dont je ne me souviens plus. Elles ont glissé hors de ma mémoire. Mais j’ai des souvenirs précis, parfois de temps très lointains, quand des gens que j’aime y sont associés. C’est un peu comme si ces relations permettaient au souvenir de ne pas disparaitre, l’attachaient à la membrane de la mémoire.
3.
“C’est la volonté de Dieu que nous soyons heureux, au milieu de la beauté toute simple de la nature” poursuit Anne Franck. La volonté de Dieu… Comme j’aimerais avoir une vue si limpide de la volonté de Dieu. C’est compliqué pour quelqu’un comme moi. Pendant des siècles, je me suis demandé si j’étais le résultat de la volonté de Dieu ou d’un accident génétique ou, selon les époques, de je ne sais quelle manipulation démoniaque ou extra-terrestre. C’est une conversation qui revient regulierement entre Semblables.
A Londres, vers la fin du 20eme siècle, Akira et moi sommes allés ensemble voir le film futuriste “Blade Runner”. Akira est mon meilleur ami, mon frère, et justement parce que nous avons passé des décennies ensemble ici et là au cours des siècles, nous faisons attention de ne pas être trop vus en couple. On est beaucoup plus reconnaissable à deux.
Nous avions choisi “Blade Runner” parce que nous avions tous les deux un coup de cœur pour son acteur - non, pas Harrison Ford - l’autre star du film, celui dont on parle rarement, Rutger Hauer, qui interprète son ennemi, Batty. Batty et ses compagnons sont des “répliquants”, des robots à l’apparence humaine, utilisés pour des tâches dangereuses telles que l’exploration spatiale. Ils arrivent en fin de vie et veulent que l’ingénieur qui les a créés prolonge leur existence. Sur Terre, les répliquants sont devenus tellement perfectionnés qu’ils ne savent pas toujours eux-mêmes s’ils sont humains ou androïdes. Parmi les tests qui permettent de déterminer leur nature, figurent des questions sur leur enfance. S’agit-il de souvenirs ou de scenarios implantés dans leur mémoire artificielle?
En sortant du cinéma, Akira commentait avec lyrisme une des dernières scènes, celle où Batty sauve la vie de Harrison Ford et décrit les beautés de l’espace que personne - aucun humain - ne verra jamais. Tandis qu’Akira décrivait la puissance évocatrice du regard de Rutger, mes pensées étaient concentrées sur une question lancinante. Et si nous étions des répliquants?
Le fait est, aucun de nous n’a de souvenirs très clairs de son enfance. Je me sais originaire du Moyen-Orient, le Liban peut-être, mais tout ce que j’ai sont des impressions, plus que des images. Une femme (ma mère ?) me tient dans ses bras et ses paroles douces, son regard chaleureux me baignent dans un grand bien-être. Des flammes, un incendie ? des cris.
Akira ne sait pas s’il est japonais, coréen ou chinois. Un jour, dans un aéroport, il s’est trouvé en présence d’un groupe de Nouvelle-Zélande faisant un “haka”, cette danse guerrière impressionnante, pour accueillir un des leurs. “J’ai trouvé ça tout naturel, je me suis mis à les imiter. Et ils m’ont fait signe de me joindre à eux. Instinctivement, je savais les mouvements, les cris… Tu crois que je suis Maori?” Je crois surtout qu’Akira est extrêmement doué pour incarner les cultures qu’il rencontre. Il ne se souvient pas de son nom d’origine. Il s’appelait Akira lors de notre première rencontre, vers le 11eme siècle. Je continue de l’appeler ainsi, même s’il change d’identité régulièrement, comme chacun de nous. Il me manque…
3.
La sauce béchamel épaissit docilement dans ma casserole, et je suis en train de râper un peu de noix de muscade quand mes visiteurs reviennent. J’ai laissé la porte d’entrée entrouverte - pour éviter l’intrusive sonnette - et j’ai lancé “c’est ouvert!” quand j’ai entendus leurs pas. Mais cette fois Jackson est accompagné d’un homme plus âgé que lui. Amy n’est pas avec eux. En les voyant approcher tous les deux vers moi, tous les deux silencieux et avec une espèce d’embarras à peine palpable, je sens une angoisse venue d’ailleurs flotter en moi. Et puis Jackson parle.
- Amy a dû aller travailler, j’ai pensé que mon oncle pouvait venir à sa place? Il va aussi m’aider à assembler vos meubles. Mon oncle, Greg.
Je souris à Greg.
- Je suis Maximilienne. Max.
Jackson a un marteau à la main, Greg un tournevis électrique. Ils se regardent, croisent leurs bras sur leur poitrine et s’écrient ensemble : Wakanda Forever!
Je les regarde.
- Euh… qui est cette personne ?
Greg rit. Jackson me regarde d’un air faussement navré.
- Panthère noire! Vous n’avez pas vu la panthère noire ?
- Quelle panthère noire ?
Bon, les choses se sont éclaircies, apparemment c’est un film qui a beaucoup de succès ici, des super-héros Africains, le tout situé dans un pays imaginaire, Wakanda.
Mon ignorance totale les amuse beaucoup. Jackson répète “who iz zis person?” en accentuant ma prononciation. Greg sourit en me regardant avec complicité, comme pour être sur que je comprends qu’ils rient avec moi, pas de moi.
Greg a peut-être 15 ou 20 ans de plus que Jackson. Le neveu est net, soigné, les américains ont un adjectif pour ca qui n’a pas de traduction directe en français : “crisp”. Une pomme fraiche est “crisp”. La brise d’un petit matin d’automne est “crisp”. Jackson, habillé simplement mais avec des vêtements impeccables, son visage, ses dents sans défaut, est “crisp”. Greg n’est pas crisp. Il n’est pas aussi grand que Jackson et ses vêtements sont fripés, un peu comme les miens ce matin. Il a des traits moins fins que son neveu, ce qui lui donne aussi un air plus chaleureux. Il a aussi des lunettes et des dents irrégulières, des cheveux crépus qui ont l’air de se dresser droit sur sa tète en un buisson poivre et sel, et une barbe, noire elle aussi striée de blanc. Et puis quelque chose en lui d’incertain donne le sentiment d’un vieux monsieur qui se serait glissé dans un corps plus jeune, mais sans trop savoir comment bouger fluidement et sans effort.
L’idée me traverse qu’Amy a peut-être laissé sa place à Greg par délicatesse, pour qu’il profite du “petit déjeuner complet”, sans pour autant m’imposer un invité de plus. Si c’est le cas, c’est vraiment dommage. J’aimerais qu’elle soit là.
- C’est presque prêt. Je vous prépare quelque chose de typiquement français. Des croque-monsieurs. Ce sont des sandwichs chauds au jambon avec une sauce au fromage onctueuse. Et je pensais mettre un œuf dessus? Dans ce cas, le nom change. Ça devient un croque-madame.
Jackson et Greg échangent un regard impressionné, visiblement ma description leur plaît, et ils s’esclaffent quand je leur traduis le nom de ma préparation.
- J’adore les français, s’exclame Greg. Ils croquent des gens au petit déjeuner!
Je mets les sandwichs sous le grill du four - on appelle ça le “broiler” ici - pour qu’ils soient bien gratinés. Pendant ce temps, Jackson commence à ouvrir un des cartons d’Ikea et en sort les différentes composantes de ce qui deviendra, je crois me souvenir, une bibliothèque.
Greg s’est assis sur un des hauts tabourets autour du bar qui entoure la petite cuisine et il me regarde en souriant aller de l’évier au four (surveillance constante : on passe de “gratiné” à “brulé” en un rien de temps). Je discerne curiosité bienveillante et timidité mêlées dans son regard, une douceur que j’apprécie.
Je lance en direction des deux hommes :
- Alors parlez-moi un peu de votre famille, Amy me disait trois générations sous le même toit ?
Greg regarde Jackson, qui est absorbé dans la contemplation des vis qu’il vient d’extraire pour déterminer si elles sont courtes ou longues. Il veut être sûr que le compte établi dans la notice d’instruction est présent dans la boite. Sans lever les yeux, il répond :
- Elle a dit “trois générations”? C’est quatre générations, vraiment. Ma grand-mère, Vilma, ma mère Katherine (il me jette un regard et un sourire par-dessus son épaule) votre propriétaire! En ce moment, il y a aussi son petit frère, Greg, mon oncle (il le désigne du bout de son tournevis, au cas où j’aurais un doute) moi et mes deux bébés. Amy va et vient, elle vit avec son fiancé la plupart du temps.
Je les appelle, c’est prêt. Ils s’installent sur les tabourets hauts, autour du bar. La table n’est pas encore assemblée…. Tandis qu’ils entament leur croque-madame, j’essaie de ne pas les scruter trop avidement pour ne pas les mettre mal à l’aise. Mais je suis un peu nerveuse. J’ai l’impression de passer un examen dont les répercussions vont bien au-delà du salon vide et des meubles à assembler - comme si mon insertion dans cette région encore inconnue et vierge de souvenirs dépendait de ce repas improvisé.
Ils mâchent leur première bouchée…. et soudain s’arrêtent, se regardent avec une stupéfaction qui me semble exagérée. Je me demande un instant s’ils vont recracher, comme des lamas fâchés ?
- Oh my God! s’écrie Greg. C’est incroyable!
Il a l’air heureux. Mais Jackson ajoute :
- C’est ridicule !
Oh non, ridicule, vraiment ? Greg remarque mon trouble.
- Permettez-moi de vous traduire : chez les jeunes gens ici, dire que quelque chose est ridicule, ca signifie “excellent, au-delà de ce qu’on peut imaginer, fantastique”!
Je suis stupéfaite et je regarde Jackson.
- Vraiment ?
- Bien sûr ! confirme Jackson. C’est délicieux! Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon. Ridicule, quoi.
Je suis soulagée et mon regard croise celui de Greg, nous rions ensemble.
- C’est rad, conclut Jackson en continuant à manger.
4.
Les deux hommes sont en train d’assembler la bibliothèque. Jackson dirige les opérations, il a une façon incisive de jeter un regard rapide sur les instructions avant d’indiquer à son oncle la marche à suivre. C’est lui qui opère, rapide, précis, Greg lui passe les instruments, vis, clous, marteau ou tournevis. Assise sur une chaise pliante que j’ai trouvée dans un cagibi, je leur tiens compagnie. Quand je leur présente une limonade aux fraises, faite avec de vrais fruits, à déguster avec beaucoup de glaçons (indispensables à toute boisson américaine) et les cookies offerts par Amy, Jackson me regarde, surpris.
- Tout ce que vous offrez est “fait maison”!
Greg sourit.
- Attends un peu, qu’elle s’habitue à la vie ici. D’ici 15 jours, ce sera pizza Domino et gâteaux industriels!
Nous plaisantons beaucoup et je ris volontiers pendant la conversation. L’humour - et en particulier le fait de se moquer de soi-même - est une solide tradition américaine, une sorte de passage obligé à toute conversation. Mais j’apprécie la légèreté qui en résulte. Jackson me décrit sa mère, et il prend soudain une pose altière.
- Ma mère, dans sa vie antérieure, était Reine de Haute Egypte. Il en reste quelque chose. Elle est très digne. Toujours très digne. Le matin au saut du lit… moi, je suis hagard, mes cheveux complètement désorganisés… elle, elle porte un peignoir en soie, un turban, ses boucles d’oreilles, même! et elle va dans la cuisine prendre son café…
Il imite une démarche sophistiquée. Greg rit silencieusement et se cache les yeux.
- Vous devriez etre comédien et faire du stand-up ! m’écriai-je.
Un comédien, aux USA, c’est un comique, et le stand up, ce sont ces sketches que les comédiens interprètent, souvent au pied levé, dans certains cafés, debout devant un micro.
- Je suis un comédien! répond Jackson, le visage illuminé. Et je fais du stand-up!
Brusquement, il a l’air inquiet.
- Ça m’intéressait de voir si ça vous ferait rire. Mais était-ce trop travaillé, pas assez spontanée ? Ma mère est tout à fait comme ça, à propos.
Je le tranquillise, je le trouve vraiment drôle ! Et tandis que ma bibliothèque se dresse désormais, avec ses rayonnages prêts à accueillir des livres et des photos, je songe que je suis en présence d’une espèce d’allégorie de ma vie. Je suis arrivée, ma vie à plat et en morceaux et petit à petit quelque chose prend forme. Typiquement, je suis la spectatrice plutôt que la force motrice des événements.
Et pour ce qui est de l’origine de mon allégorie : j’ai pris la commande sur le site Ikea dans la nuit, en larmes et sans faire très attention. Je ne me souviens pas très bien des détails, mais ca ne m’inquiète pas plus que ça. Ma vie d’avant, si rythmée, toujours occupée, pleine de contacts, d’actions, de décisions, me manque tant…
- Alors, Max, que faites-vous dans notre pays? interroge Greg. Vous avez trouvé du travail dans la région?
Je me suis préparée à cette question.
- Oui, en quelque sorte… Je travaille pour un journal littéraire, et je suis là pour faire une enquête sur la façon dont les écrivains sont formés aux USA, à l’université. En France, ces formations n’existent pas. Alors, je suis envoyée pour suivre un semestre de Master of Fine Arts, et dans mon article, raconter la formation, l’effet que ça a sur mon écriture…
Les deux hommes sont en train de terminer de fixer les pieds de ma nouvelle table. Greg me regarde.
- Comment les écrivains sont-ils formés dans votre pays?
Je hausse les épaules.
- Le talent… l’expérience… Ce sont des autodidactes. Des ateliers privés existent mais pas de formations comme aux USA.
Je souris, à l’aise dans mon personnage.
- Bien sur, nous y mettons une certaine arrogance, nous les français! Nous proclamons que nous n’avons pas besoin de ce type d’apprentissage… que ça aboutit à créer des écrivains qui ont la même marque de fabrique au lieu de favoriser les talents qui sortent de l’ordinaire… Mon enquête sera une façon de raconter comment cela se passe sur le terrain…
Jackson commence à assembler une première chaise, dont le siège est bleu pale. Je ne me souvenais pas de ce détail. L’ensemble, un des moins chers dans le catalogue, est en bois blond, et porte un nom imprononçable bien scandinave avec des consonnes partout.
- Alors vous allez passer 6 mois ici juste pour écrire un article? s’étonne-t-il.
- Ce n’est pas “juste un article”, c’est une enquête approfondie. Et ça pourrait même devenir un livre… L’article m’a été proposé à un moment où j’avais besoin de changer d’air. Alors j’ai sauté sur l’occasion.
La table est un peu plus grande que je ne l’avais imaginé, on pourrait presque s’asseoir à six en se serrant un peu. Jackson et Greg me regardent, on imagine facilement une dinner party.
- Quel genre de nourriture aimez-vous manger ? leur demandé-je.
Oncle et neveu échangent un coup d’œil et semblent trouver la question prometteuse.
- J’adore la nourriture mexicaine! lance aussitôt Jackson.
Holà! C’est tout un nouvel horizon qui s’ouvre à moi! Son oncle réfléchit un instant.
- La cuisine française, bien sur…
Jackson éclate de rire et dit quelque chose que je ne saisis pas, du slang probablement, mais je devine qu’il l’accuse de vouloir se faire bien voir de la française que je suis. Greg proteste.
- J’ai pris des cours de français!
Il se tourne vers moi et ajoute, en français dans le texte :
- Oui!
Je hoche la tête, dument impressionnée.
- C’est toute la fondation de la langue française, résumée en un mot! Très bien!
Greg sourit et secoue la tête.
- J’ai beaucoup de mal à parler et à comprendre le français parlé, dit-il sur un ton d’excuse, mais je lis à peu près convenablement… de temps à autres, je vais sur internet pour lire des articles du Monde, le Point…
Une chanson saccadée retentit dans la pièce. C’est le téléphone de Jackson. Il décroche et aussitôt se redresse, s’éloigne, parlant avec animation avec une personne qu’il appelle “Sin”.
- C’est la mère de ses enfants, Cynthia, explique Greg à mi-voix. Ils vivent avec Jackson mais elle les a aujourd’hui. Elle l’appelle tout le temps pour lui demander quoi faire… elle n’a pas très confiance en elle.
D’après les bribes de la conversation, la conversation tourne autour de quel jouet convient pour la sieste.
- Il est si jeune pour etre un père de famille, ai-je chuchoté.
- Je sais! renchérit Greg. C’est sidérant. Il était un petit garçon lui-même il y a…. Je n’ai même pas eu le temps de me retourner, de réaliser…
Pendant que nous parlons, Greg continue à assembler les deux dernières chaises, et je remarque son habileté, sa rapidité.
- Vous vous débrouillez mieux que lui! Pourquoi le laissez-vous faire? C’est lui qui devrait vous aider…
Greg a un petit sourire presque coupable et rit silencieusement.
- Il m’a demandé de l’assister. C’est ce que je fais….
Il semble méditer un instant, avant d’ajouter, s’amusant de son esprit de sérieux :
- Si nous voulons que nos jeunes hommes et nos jeunes femmes soient des leaders, il faut les laisser nous diriger…
Jackson nous rejoint, un peu agité par la conversation qu’il vient d’avoir.
- Je lui ai dit, ce matin, quand elle est venue les chercher. La girafe, c’est pour la sieste, le clown, c’est pour jouer. Si elle lui donne le clown, il ne s’endormira pas et il sera grognon toute la soirée.
Il nous regarde, nous prenant à témoin.
- Forcément, la girafe! confirme Greg.
- C’est évident! ajoutai-je.
- Heureusement qu’elle a appelé, soupire Jackson.
- Quel âge ont-ils ? ai-je demandé.
Ce n’est pas tant que je brûle d’en savoir plus sur la progéniture. Mais je sais que les jeunes parents aiment qu’on leur pose cette question. Et de fait, un grand sourire apparait aussitôt sur le visage du bricoleur.
- Il faudra que je vous les présente, ils sont tellement adorables, c’en est ridicule. Alors, il y a Aly - c’est le diminutif pour Alexandra - qui a deux ans, presque trois, et Greg, huit mois.
Je regarde l’oncle qui aussitôt lève la main comme pour stopper net ma pensée.
- Son père, le père de la maman, s’appelle Greg lui aussi, Gregory. C’est pour ça.
- Il se trouve que son père s’appelle Greg, rectifie Jackson (et je sens que c’est une conversation qui a souvent eu lieu) mais je voulais aussi ce nom a cause de toi! J’ai toujours eu foi en toi !
Greg garde son sourire sceptique. Jackson regarde autour de nous.
- Avons-nous fini?
- Non, dis-je avec mauvaise conscience car j’ai l’impression qu’ils aimeraient bien en avoir terminé.
Je désigne la direction de la chambre, à l’étage.
- Il y a un lit à assembler. C’est la dernière chose. Je ne crois pas que ce sera très long.
- Où dormiez-vous avant aujourd’hui ? demande Jackson.
- Par terre.
- Par terre!
Greg sourit de la surprise de Jackson qui me regarde comme si j’étais folle. Est-ce si bizarre?
- Vous n’avez jamais fait de camping ? dis-je en m’adressant aux deux.
Jackson lève l’index, comme pour m’enseigner quelque chose d’important.
- J’ai fait du camping, dans un sac de couchage rembourré et sur un matelas pneumatique. Pas “par terre” !
Nous montons à l’étage, et j’avais raison. Le lit accepte de se mettre en place sans résistance. Une tête de lit couverte de tissu doux surpiqué, et un matelas plutôt bas, soutenu par un cadre sur des pieds discrets, le tout dans un ton beige, l’ensemble me plait.
J’ai pris un “King size” - la plus grande taille - parce que j’espère avoir la visite d’Akira. Le Japon n’est pas si loin, vu d’ici! Et Akira a besoin de place quand il dort. Notre relation a toujours été platonique mais nous dormons dans le même lit quand nous nous retrouvons. Sans doute une vieille habitude qui remonte au Moyen Age, et aussi le fait que, quand nous sommes ensemble pour des périodes toujours trop brèves, nous échangeons et conversons avec abondance. Dormir cote à cote permet d’optimiser le temps que nous partageons.
Jackson et Greg sont-ils surpris de la taille du lit pour une seule personne? Ils ne disent rien et j’apprécie leur discrétion.
Nous redescendons.
- Vous savez ce qui vous manque ? me lance Jackson en considérant le salon. D’abord une télévision, que vous pourriez mettre sur ce mur. Et peut-être même…. (il sourit en prenant un air dégagé) une télévision qui permette de jouer à des jeux vidéo… que vos voisins pourraient vous aider à installer…. et vous montrer comment jouer… Et puis un sofa, en face. Indispensable. Prenez un modèle qui soutient les jambes, vous savez, quand on les allonge…
Je ris et prétends prendre des notes. Apres un rapide calcul, je mets des billets dans leurs mains - j’ai arrondi largement ce que je leur dois. Je suis reconnaissante de leur présence et de leur travail. Je ressens aussi que j’ai besoin d’etre seule à présent et de dormir. Ça ne se voit pas, mais je suis encore en convalescence.
Jackson part le premier. Greg se retourne au moment de franchir la porte. Il me sourit et, à ma propre surprise, je sens un trouble agréable me gagner. Il semble sur le point de dire quelque chose puis se ravise et suit son neveu.
Il est minuit et demi chez toi. Tu me liras demain 😉
Je confirme ma première impression : c’est franchement génial. Je n’imaginais pas le potentiel de ce thème et les questions qu’il permet de soulever, presque, ou carrément ontologiques !
Je vais lire petit à petit, tout, mais ne commenterai que si c’est nécessaire ou utile pour toi.
À bientôt.
Bon courage pour ta lecture! J'ai jete un oeil sur ce chapitre et j'ai vu que j'avais par la suite fait des tas de petits changements, pas retranscrit ici, mais ca ne devrait pas gener la progression de l'histoire.
Merci de ta lecture ! A bientot !
C'est très bien écrit, fluide, et décidément, ce style très oral, naturel me plaît toujours autant.
Au début, quand elle donne son nom raccourci "Max", ça m'a un peu perdu (je me suis dis, ah mais c'est un homme dans cette suite là ?" et après j'ai compris (il faut dire que je suis très, très fatiguée, ça doit être ça)
On a ce côté mystérieux qui donne envie de comprendre et lire la suite à propos de leur immortalité : pourquoi les Semblables vivent éternellement ? Sont-ils choisis puisqu’il y en a peu ? D’où proviennent-ils ? Et c’est à la fois triste et logique qu’ils ne puissent pas trop se regrouper, au risque de se faire repérer.
J’aime beaucoup la façon dont tu évoques les souvenirs. Je trouve que tu traites cela intelligemment étant donné que ce personnage est immortel, et qu’elle peut effectivement oublier des décennies de son passé, mais finalement, ce qui reste fort en elle et gravé dans sa mémoire, son corps, se sont les belles rencontres de la vie.
Je me suis complètement retrouvée dans cette citation du journal d’Anne Franck, que la consolation absolue est de se retrouver dans la nature.
Si je peux apporter mon éclairage … :
Dans cette phrase « que je suis censé laisser derrière moi » accorder « censée »
Ici dans cette phrase : « nous faisons attention de ne pas être trop vus en couple »
J’aurais mis plutôt : « faisons attention à ne pas être » au lieu de : « attention de »
Ici : « comme pour être sur que je comprends qu’ils rient avec moi, pas de moi. » j’accorderais plutôt ainsi : « comme pour être sûr que je comprenne qu’ils rient »
Et ici « D’après les bribes de la conversation, la conversation tourne autour de quel jouet convient pour la sieste. » pour éviter la répétition « la conversation, la conversation », je mettrais : « D’après les bribes de la conversation, qui tourne autour de quel jouet convient pour la sieste »
Côté dialogues, pourquoi utiliser des petits points type puces pour les introduire ? Cela m’intrigue car habituellement on met des tirets
Voilà ! On a envie d'en savoir plus sur Greg et sur Akira.
A très vite !
Ayunna
Pour les dialogues, j'utilise des tirets comme tout le monde! Mais quand je "copie-colle" le chapitre dans PA, les tirets se transforment en puces!
J'ai laisse comme ca au debut, et ensuite, j'ai change les puces en tirets les uns apres les autres.... Je ne sais pas pourquoi ca fait ca...
Merci pour ton commentaire, qui fait plaisir et m'encourage! Et tes suggestions sont tres utiles.
A bientot !
Deux petites suggestions : les chiffres du genre "6 mois" se mettent en toutes lettres. Et les siècles - comme dans le chapitre précédent - plutôt en chiffres romains.
Ah lala et les questions aux parents sur leur progéniture xD
Merci pour ton commentaire, ca fait vraiment plaisir !
Ce chapitre est tout autant fascinant que le premier. Les références sont magistrales et tant pis pour les Black Panther, un peu d'achronie n'est pas pour me déplaire.
Je commence à m'y retrouver mieux avec les personnages dans ce seconde chapitre. C'est truffé de références très appréciables qui rendent la lecture très agréables.
On ressent ton expérience franco-américaine dans la lecture, ça sert beaucoup le texte. On sent que deux cultures différentes se rencontrent.
Quelques remarques en vrac :
"je suis disponible. Je ne travaille pas avant 3 heures." je verrais bien un mais à la place du point
J'aime bien le premier passage avec Anne Frank
"et une barbe, noire elle aussi" j'enlèverais la virgule
"Vous devriez etre comédien" -> être
"Le talent… l’expérience… Ce sont des autodidactes. Des ateliers privés existent mais pas de formations comme aux USA." j'ai entendu parler des ateliers d'écriture américains, c'est vrai que leur rapport à l'écriture est très différent "Bien sur, nous y mettons" -> bien sûr
"La cuisine française, bien sur… " -> sûr
"Dormir cote à cote" -> côte à côte
Toujours un plaisir de te lire,
A très vite !
Je ne suis pas sure de te rejoindre pour ta premiere remarque "Je suis disponible... " la suite est plutot une explication, disponible maintenant parce que ne travaillant pas avant 3 heures, plutot qu'une contradiction qu'un "mais" introduirait. (euh, suis-je claire??)
Merci encore !
Tant mieux si je peux t'aider pour les accents xD
Au plaisir !
Mais une petite critique tout d'abord.
Ton texte me parait trop long, pourquoi ne pas le couper en deux ou en trois puisque même toi tu l'as déjà divisé en 1,2,3,4
Ce serai plus facile à lire ainsi
Je l'ai déjà lu depuis longtemps mais par manque de temps je ne l'avais pas encore critiqué ,voilà c'est fait
Bon maintenant passons au texte....
Alors là....c'est drole plein de référence
Blade runner....oui j'adore!
Cette nouvelle vie qu'elle commence sans oublier celles qu'elle a déjà eu
Tu m'étonne qu'elle n se rappelle pas de son enfance!
et d'ailleurs, à quel moment devient on immortel
as t'on une enfance ou revit on plusieurs vies de A à Z
Oui le texte me plait bien, et malgrés la taille du chapitre il n'y a pas de longueur et c'est fluide!
J’avoue que je n’étais pas forcément emballé par le résumé (qui m’a rappelé Highlanders), mais c’est vraiment, vraiment, vraiment bien écrit ! Bravo.
Le mélange de contemporain (Ikea !) avec les éléments du passé en filigrane (la chasse aux sorcières voire Jésus Christ) est bien fait et très bien intégré, au fur et à mesure. C’est très plaisant à lire.
Par rapport à l’année, et si jamais tu la changes pour 2001, juste vérifier si on utilisait déjà le mot « ridiculous » dans le sens de « génial » à ce moment-là. C’est tout à fait possible, mais j’ai plutôt l’impression que c’est un sens récent, de ces expressions à la mode qui ne durent que quelques années. ( ??)
Merci encore de tes observations !
Ta narration est toujours aussi fluide et agréable.
J'ai beaucoup apprécié la mise en place du personnage d'Akira que j'espère voir apparaître prochainement.
En revanche, Greg m'intrigue ... Mais la suite de ton histoire me donnera certainement tort ou raison.
Mais là où tu as gagné mon petit cœur, c'est ton utilisation des références de Pop-Culture. Le must du must étant celle sur Black Panther <3 <3 <3
C'est vraiment un plaisir de te lire. Continue comme ça !
Ce 2eme chapitre est toujours aussi fluide. Tu as une plume très intéressante. J'aime beaucoup le ton et l'ambiance et je me demande où tu vas emmener l'histoire ?