Chapitre 3 –
1.
Email de Paris.
« Je ne sais pas ce que Nathalie en penserait, mais je n’ai pas donné son chat à la voisine. Je n’ai pas libéré l’appartement. Je me suis installée dedans, avec son chat. Je vis dans ses meubles et avec ses affaires. Après tout, c’est un beau logement clair, avec vue sur le Domicile de l’Oursin. Maintenant, il est à moi. J’ai signé un nouveau bail. Il faut supporter le bruit des travaux, évidemment, mais je vois que les réparations avancent dans le restaurant. J’ai même aperçu deux ou trois fois Jean-Frédéric Blot sur les lieux, avec la presse. Il avait l’air vraiment triste, la première fois. A présent, il fait ce que nous faisons tous. Il fait avec ce qu’il a, et ce qu’il a, c’est pas de Nathalie. J’ai écrit une nouvelle chanson, le chat sur mes genoux. Un chat dont je ne me souviens plus du nom. Je l’appelle « chat, chat, chat… » et il me regarde d’un air détaché, vaguement offensé… Mes efforts le laissent totalement indifférent.”
2.
Sylvie chez moi - mon ancien chez moi - c’est une pensée étrange. J’ai toujours eu du mal à cerner notre relation. Un jour que je la présentais à un groupe qui dinait au restaurant comme “mon amie Sylvie”, elle a rétorqué d’une voix claire “je ne suis pas ton amie”, ce qui a jeté un froid. J’ai rectifie “Sylvie” avec une petite grimace que j’espérais drôle, comme si je disais “ciel, qu’ai-je eu l’audace de proclamer ?”. Plus tard ce même soir, Sylvie m’a chuchoté “nous sommes Semblables, pas amies.” J’ai répondu calmement “tu sais, ce n’est pas exclusif l’un de l’autre…” Elle a eu un petit hochement de tête - comme si j’émettais une idée bizarre qu’il conviendrait d’examiner plus tard - et s’est éloignée sans répondre.
Dans le même temps, nous avons passé des moments chaleureux ensemble, des moments fréquents. Et après l’explosion au gaz du restaurant, elle a été d’une efficacité sans faille.
Devoir quitter sa vie après un accident est toujours difficile, c’est un traumatisme, en plus de la douleur physique. Le déracinement est tellement plus facile, progressif quand on prend la décision soi même, après avoir vécu des années dans un même lieu. On réalise qu’on ne pourra pas continuer plus longtemps à cacher l’absence de vieillissement par des moyens tels que changement de coiffure, prise de poids, ou en laissant entendre qu’on a recours à la chirurgie esthétique. On prépare sa sortie, on organise sa nouvelle destination, c’est souvent triste, un travail de deuil à effectuer, mais sans la brutalité d’un déracinement soudain, provoqué, au hasard, par une cuisine qui explose. Il faut changer son look, éviter d’être reconnu.
Ce n’est pas très difficile pour moi : taille moyenne, une apparence agréable sans rien de remarquable, en un mot : beige. Peau beige, yeux et cheveux beiges - juste une nuance plus sombre. Du coup, j’ai la possibilité de souligner un élément de ma personne et je suis transformée. Par exemple, Nathalie Duval avait un look androgyne, cheveux coupés courts et décolorés blonds très clair. J’aimais porter des larges chemises d’hommes blanches qui flottaient autour de moi. Pas de bijoux. Chaque jour était un combat joyeux dans le restaurant dont j’étais le Général, je me sentais martiale et prête à monter à l’assaut. Je ne mettais pas de rouge a lèvre. Mes lèvres sont charnues et ont un contour très précis, mais aucune couleur. Si elles se confondent avec mon épiderme, on remarque alors mes dents plantées un peu de travers. Quand je mets du rouge, cela change tout l’équilibre de mon visage qui semble beaucoup plus régulier, presque méconnaissable.
Vu mes circonstances, pouvoir se transformer avec juste un tube de rouge, c’est un coup de chance. Max a des cheveux bleus qu’elle va laisser pousser et toute une panoplie de roses, rouges et corail à lèvre. Sa bouche n’est jamais nue.
Sylvie a su me kidnapper de l’hôpital exactement au bon moment, sans personne pour la guider. Elle avait juste deux autres Semblables avec elle, encore plus inexpérimentés qu’elle. Akira était déjà parti au Japon. Elle a suivi tout le processus que nous avons mis en place sans hésitation. J’aurais aimé qu’elle me consulte pour la destination - l’Australie aurait sans doute été plus prudent, ou alors Madagascar ou la Thaïlande - mais après ces heures passées ici avec Jackson et Greg, heures qui se sont révélées gaies et prometteuses, je songe que son intuition était peut-être la bonne.
Je me souviens de la première fois que j’ai vu Sylvie - la première fois dans notre siècle actuel. Sa petite taille était d’autant plus visible qu’elle jouait de la guitare basse et l’instrument paraissait encombrant dans ses bras. Mais personne ne pouvait douter de la capacité de Sylvie à en tirer le meilleur. Elle n’est pas grande sans être menue pour autant : carrée, solide, et elle a toujours une attitude résolue, saturée d’énergie qui ressemble à de la colère.
- Un petit bouledogue… m’avait soufflé Akira.
Un peu par hasard, en nous promenant dans les rues de Paris un dimanche soir, ma soirée libre, nous nous étions engouffrés dans ce café qui offrait un espace aux musiciens souhaitant se produire. Les participants étaient des amateurs passionnés et leur enthousiasme compensait des mélodies incertaines ici ou là, où des voix erraient autour de la note recherchée sans l’atteindre.
Et puis le groupe Lavement Baryté est arrivé, ils étaient le dernier de la soirée et l’organisateur les avait sans doute placés là parce qu’ils etaient les meilleurs, des pros, ou méritant de l’être. Le chanteur-guitariste, à l’apparence résolument punk, avait une voix claire qui montait haut et formait un duo avec celle de Sylvie, grave et riche. Aki et moi avons échangé un regard appréciateur.
La chanson suivante, Sylvie la chantait seule. La mélodie était lente, presque solennelle, et soudain, le rythme s’accélérait et sa voix profonde, rauque, à la fois plainte et cri de rage s’est élevée, comme les vagues d’un océan qui ne pouvaient etre contenues. Pendant un instant, chaque personne présente dans cette salle, public, serveurs, musiciens rangeant leurs instruments, chacun s’est figé et tourné vers la scène - un moment de surprise et de fascination collective.
Aki et moi avons de nouveau échangé un regard, ce qui nous a permis de réaliser que, dans notre saisissement, nous avions tous les deux la bouche ouverte. C’est lorsque j’ai reporté les yeux vers Sylvie que j’ai vu. La tête inclinée, jouant du violon avec énergie, un foulard clair bordant le décolleté de sa robe simple. J’étais un rang derrière elle, sur la droite, avec ma flute. Et devant nous, le Père Antonio Vivaldi dirigeait notre ensemble, ses cheveux roux en bataille dans la chaleur de Venise.
Je fis un signe à Akira. Nous nous connaissons si bien, pas besoin de paroles. Il sortit des petites jumelles de théâtre. Le visage de Sylvie, yeux clairs dans ce visage large mais aux traits finement dessinés était en partie caché sous une frange sombre. Mais c’était bien elle. Elle à qui je n’avais jamais parlé à l’époque, mais que je regardais souvent parce que sans rien dire, cette petite femme ronde qui tout comme moi, n’avait pas de naissance, se faisait respecter sans même être aimable, alors que je tentais, comme partout ailleurs, de me faire accepter et apprécier.
Akira me regardait interrogativement. J’ai juste hoché la tête en lui rendant les jumelles.
- Quand ? a juste demandé Aki, tandis que la chanson s’achevait sous des applaudissements nourris et des cris enthousiastes.
- 18eme. Début du siècle.
- Oh ! Italie ! a commente mon compagnon qui connait bien mon parcours au cours des siècles.
Akira s’est levé au moment où Sylvie, en nage, et les autres membres de Lavement Baryté, descendaient de scène. Il s’est tourné vers moi avec un petit sourire.
- Je vais la chercher.
3.
- Max ?
Je reconnais la voix de Jackson derrière la porte d’entrée, ouvre la porte. En ce début de soirée, le ciel est uniformément gris.
Je comprends, en voyant mon voisin, pourquoi il n’a ni frappé ni sonné. Il a un enfant sous chaque bras.
- Il faut que je te les présente ! Voici Aly… et Greg.
Je ne fonds pas systématiquement en présence d’enfants. Je connais mal leur univers et suis plus à l’aise avec leurs parents. Ceci dit, ces deux-là sont, en effet, très beaux. Ils ont un teint vermeil de qui a visiblement passé l’après midi à jouer et se dépenser. Aly, les cheveux bouclés châtain, m’adresse un sourire incertain. Greg semble prêt à s’endormir et ma présence ne l’électrise pas.
- C’est l’heure de leur bain, et ensuite, je n’aurai pas à les bercer, je crois. Ils ont diné chez leur mère. Max, deux choses. Demain, je ne travaille pas avant 5h. Le matin, si tu veux, on peut aller chercher les aromatiques dont nous avons parlé, et de quoi construire les jardinières suspendues.
De ma chambre, j’ai une vue plongeante dans le jardin de mes voisins, et j’ai remarqué les bacs suspendus à la clôture qui nous sépare. Idéal pour faire pousser des herbes fraiches. Jackson a proposé ses services pour construire et mettre en place la même chose de mon côté.
- Deuxième chose : ma mère vient de rentrer de son travail et je crois qu’elle va venir te voir. Elle a envie de connaitre sa locataire !
En une seconde, la reine de Haute Egypte se matérialise sur son visage, avant qu’il ne tourne les talons.
- A plus tard, Wakanda !
4.
Sylvie, assise à notre table, une bière devant elle, nous regardait sans plaisir. Elle interrompit Akira qui lui parlait avec chaleur de son talent de chanteuse.
- Bon, je ne sais pas ce que vous avez en tête, je veux juste vous prévenir, les ménages à trois, ce n’est pas mon truc.
Akira ne s’attendait pas à sa réaction et je ris encore aujourd’hui quand je revois son visage surpris, la bouche figée entre deux syllabes.
- Nous ne sommes même pas un ménage à deux, répondis-je, désignant Aki et moi.
- Alors, pourquoi suis-je là ?
- Ça ne vous arrive jamais qu’on vous offre un verre après un concert? demanda mon compagnon, encore saisi. Je veux dire, sans que ce soit une invitation sexuelle ?
Sylvie lève les yeux au ciel.
- Ça arrive… apparemment, certains n’ont rien de mieux à faire…
Aki s’est tourné vers moi.
- Allez, admets-le, tu t’es trompée… a-t-il soufflé. Rentrons à la maison…
Sylvie nous a regardés, soudain en alerte.
- Quelle langue parlez-vous ?
Sans nous en rendre compte, nous reprenons parfois la langue dans laquelle nous nous sommes connus, en l'occurrence ce qu’on appelle maintenant le vieux Saxon, avec des ajouts en français, en anglais ou d’autres langues pour tous les concepts qui n’existaient pas au 11eme siècle. En général, nous prétendons parler le Suisse allemand parce que “élevés ensemble en Suisse”. Cela permet d’expliquer la proximité de la langue allemande, et si jamais notre interlocuteur est un germaniste, que ce n’est pas non plus tout à fait la langue qu’il connait. Cette fois ci, nous sommes restés silencieux.
Sylvie semblait décontenancée et mordilla sa lèvre inferieure. C’était le moment d’aller droit au but.
- Je crois que nous nous sommes déjà rencontrées, lançai-je. Mais vous jouiez d’un autre instrument, un violon…
Sylvie m’a regardée, son visage soudain dépourvu de toute expression, raide sur sa chaise.
- J’étais assise derrière vous. Je jouais de la flute.
Je baissai la voix.
- Qui aurait dit que notre bon chef d’orchestre serait si célèbre au 21eme siècle ?
Sylvie était toujours muette, et je me suis demandé si elle avait jamais rencontré l’un d’entre nous auparavant.
- Nous sommes semblables, est intervenu Aki, lui aussi à voix basse. Nous non plus, nous ne mourrons pas.
Après un instant, Sylvie relâcha sa respiration et sa posture raide, détendant ses épaules et s’adossant à sa chaise.
- Ça, je ne m’y attendais pas… finit-elle par dire en portant la bière à ses lèvres.
Après plusieurs gorgées, elle reposa son verre et se tourna vers moi.
- Pourquoi ne pas m’avoir dit ça à ce moment-là ? Pourquoi attendre aujourd’hui ?
J’ai fait un geste d’impuissance.
- Parce que je ne savais pas, “à ce moment là”. Je viens seulement de vous reconnaitre, là, à l’instant.
Elle resta songeuse avant de reprendre :
- Et… nous sommes nombreux ? Il y en a beaucoup d’autres comme nous ?
Aki fit une petite grimace, le temps d’une estimation.
- Probablement une vingtaine, une trentaine… de par le monde. Nous ne connaissons pas tout le monde… manifestement !
- Combien en connaissez-vous?
Nous avons échangé un regard. Aki répondit :
- Sept, huit ? Nous ne sommes pas toujours en contact. Parfois on se croise, ici ou là, on dine ensemble… (il sourit) On va à un concert ensemble… Et puis chacun repart de son côté.
- Vous n’avez pas rencontré Aemouna? ai-je demandé. Une femme au teint sombre…
- J’ai rencontre Cassandra, répondit Sylvie.
- Oui, c’est Aemouna, c’est un de ses noms, confirma Akira.
- Elle m’a donné quelques explications, ajouta Sylvie. Et je ne l’ai jamais revue.
- Quand était-ce ? ai-je demandé.
- 17eme siècle… murmura Sylvie. En Flandres.
J’ai sorti une carte de visite.
- Voici le restaurant où je travaille. Là, c’est mon nom. Appelez-moi quand vous voulez. Si ça ne vous dérange pas de venir diner tard, il y aura toujours une table pour vous. Et c’est gratuit pour… pour nos semblables. Je ne peux faire ça qu’à partir de 22h30, 23h, il y a trop de monde plus tôt. Et puis, il faut me prévenir dans la journée. Mais sinon, c’est gratuit, pour vous et pour vos amis. La nourriture n’est pas mauvaise….
C’est comme ça que j’appâte les Semblables. Diners fins gratuits. En prime : conversations, conseils échangés, parfois des confidences. Nous avons besoin de nous connaitre, de nous apprécier, pour nous aider le moment venu. Sylvie a regardé la carte, murmurant “Le domicile de l’Oursin”. Je vis Akira bouger ses lèvres à peine, et j’ai deviné ce qu’il pensait : le nom lui va comme un gant. Tout à fait le sens du contact d’un oursin.
Elle nous a regardés l’un et l’autre sans sourire, a fini son verre puis a mis la carte dans sa poche.
- Bon. On verra.
Dès le lendemain, elle m’appelait pour venir diner.
5.
Katherine McElroy, ma propriétaire, regarde le salon rapidement, et s’assoit sur une des chaises que son fils et son frère ont assemblées. Elle porte une de ces jupes inconfortables qu’on appelle ici “pencil skirt”, étroites comme un crayon, un corsage fin vert pale et un collier assorti. Et des boucles d’oreilles. Son visage est délicat, et je reconnais la pose altière que Jackson avait interprétée en parlant d’elle. Elle me sourit gentiment.
- Je suppose que mon fils vous a longuement parlé de la “reine de Haute Egypte” ?
Je souris, un peu gênée.
- Jackson a beaucoup d’humour.
- Oui, reconnait Katherine avec un soupir amusé. Il a toujours été comme ça. Quand il était petit, c’était difficile de le gronder. Il avait une façon de vous désarçonner avec ses remarques, ses excuses… difficile d’etre en colère quand on a envie de rire !
Je me sens un peu nerveuse sans savoir pourquoi et lui propose du café, du thé, un verre de vin, un soda, un diet coke, un porto, une limonade et finalement elle accepte un verre d’eau, pour, je soupçonne, interrompre ma litanie. J’empile les glaçons dans nos deux verres et je les dépose devant nous sur la table.
- La maison vous plait ? demande-t-elle.
- Oui, beaucoup.
Elle continue de regarder alentour et je lui propose de visiter, si elle veut. Elle accepte et nous marchons d’une pièce à l’autre, montons à l’étage. Elle commente “vous n’avez pas beaucoup de meubles…” ou “oh vous avez mis le lit dans ce sens là?” Bizarrement, notre conversation me laisse l’impression de ne pas être à la hauteur et de la décevoir alors qu’elle n’a rien dit de négatif.
Nous redescendons. Katherine regarde vers la cuisine. Je suis allée au Farmer’s Market, oû les agriculteurs de la vallée vendent leurs produits. J’ai acheté beaucoup de fruits, posés en évidence dans des coupes de verre.
- Jackson dit que vous cuisinez très bien. Vous leur avez fait des sandwichs… Mange Personne ?
- Des croque-monsieurs.
- Vous aimez ça, manifestement… dit-elle d’un air songeur, comme si c’était une activité presque contre nature.
Nous restons un instant en silence. Je devine qu’elle a quelque chose en tête, mais elle hésite.
- J’ai des amis qui viennent diner à la fin de la semaine. Deux couples.
Elle secoue la tête avec un sourire avant d’ajouter :
- Ils se moquent toujours de moi parce que je n’aime pas me mettre derrière les fourneaux. J’achète chez un traiteur, ou je m’arrête dans un restaurant pour emporter des plats…. Que feriez vous pour un diner avec huit… neuf personnes ? Quelque chose de local…
Je réfléchis rapidement. La question stimule mon imagination. Je suggère :
- Un saumon peut-être ? Un saumon entier, ce sont de beaux poissons. Rôti au four. Différents légumes en accompagnement…
- Et vous sauriez faire ça ? Un saumon entier ?
Je la regarde avec étonnement.
- Oui, bien sûr ! Ce n’est pas très difficile…
Finalement, elle se lance.
- Ça vous dirait d’essayer ? Vous préparez le diner, pour neuf, vous l’amenez avant qu’ils n’arrivent. Je vous paierai, naturellement.
- Oui, ou alors vous pouvez le soustraire du loyer ?
- Non, non, non.
Par Jackson, je sais que Katherine est une juriste qui a grimpé les échelons à Boeing. Son poste a de hautes responsabilités, plusieurs assistantes dépendent d’elle et là, je vois comment elle doit leur donner des instructions. Clarté et patience.
- Il faut que les choses soient bien séparées. Les loyers, c’est une chose. Là, nous sommes sur un autre terrain, complètement à part. Vous me ferez une petite facture, avec le prix des ingrédients et votre travail. Vous estimerez votre taux horaire et vous noterez le temps que vous passez dans votre cuisine à cause de moi. Vous comprenez ?
- Oui, Madame.
Je me sens à la fois amusée et un peu humiliée. Après tout j’étais un chef très estimée il y a encore quelques semaines, des repas valant plusieurs centaines d’euros (vin compris) sortaient de ma cuisine. Et, parce que je suis habituée à ces revirements de destins ironiques - et celui-ci est moins brutal que d’autres - je ris de moi même et de la situation. Oui, je ferai une petite facture, sous le nom “La Cuisine de la Voisine”. Ça vaut bien “le Domicile de l’Oursin”…
6.
Sylvie lisait le menu attentivement. Une moue déçue se forma sur son visage.
- Il n’y a aucun plat à base d’oursins ?
J’étais assise en face d’elle, mais j’avais eu le temps d’aller saluer des habitués qui partaient puis de donner mes dernières instructions aux aides de cuisine pendant son étude de la carte. Aki était là lui aussi, sans enthousiasme mais c’est un ami loyal. Créer un réseau de Semblables qui se tiennent les coudes était mon idée, qu’il trouvait généreuse. Pour sa part, avoir un ou deux amis qui l’accompagnent d’un siècle à l’autre lui suffit largement. Pourquoi s’embarrasser de ceux qui ne sont pas sympathiques ? Pourquoi nous sentir des responsabilités à l’égard des petits jeunes ?
- Ce n’est pas la saison, nous sommes au printemps, ai-je répondu en souriant. Les oursins, c’est en hiver, comme les huitres. La pêche est réglementée.
- Dommage, j’avais envie de gouter un oursin pour la première fois.
Sylvie eut un brusque sourire, inattendu.
- J’ai une certaine affinité avec l’animal…
- Très tendre, très gouteux, approuvai-je, une fois qu’on a dépassé son abord extérieur …
Nous avons échangé un sourire mais elle se rembrunit aussitôt et posa brutalement le menu en soupirant.
- Je ne sais pas quoi choisir, les descriptions sont trop alambiquées.
Elle regarda Aki.
- Je prendrai comme lui.
- Excellente décision, approuva-t-il.
Un court moment plus tard, nous mangions tous les trois ce qui restait de la bouillabaisse de poulet du jour. Je l’avais introduite récemment sur notre menu, après avoir trouvé ce que je crois être le parfait équilibre entre fenouil et zeste d’orange. Stanislas Desplanches, qui tient fameusement la page gastronomique du Monde depuis des années, m’a embrassée, les larmes aux yeux le soir où il a gouté ma bouillabaisse pour la première fois. Nous avons longuement parlé ce soir là, moi lui racontant les idées et les saveurs qui m’avaient conduites à cette création, lui de son expérience professionnelle d’un restaurant à l’autre, espérant toujours être surpris au delà de ses attentes comme il l’avait été ce soir.
- Ce n’est pas mauvais, commenta Sylvie.
Aki me regarda, les yeux écarquillés, prétendant être choqué par la parole vaguement positive de notre invitée. Je fis un effort pour rester impassible. Il exagérait : elle avait souri quelques minutes auparavant.
- Quel âge avez-vous ? demanda Sylvie, s’adressant à nous deux.
- Je vis depuis le 8eme siècle, répondis-je en parlant bas.
- 9eme siècle, ajouta Aki. On s’est rencontrés au 11eme siècle.
- Alors, enchaina Sylvie, qu’est-ce que nous avons de spécial ? On ne peut pas mourir… Pourquoi on ne vieillit plus à partir d’un certain âge ?
- Bonne question, soupira Akira. Nous n’avons pas de réponse.
Sylvie ne dissimula pas sa déception.
- A mon avis, intervins-je, c’est génétique. Mais je n’ai pas de preuve. Je n’ai aucune envie d’être un sujet de recherche médicale.
- Vous vivez depuis tout ce temps là, et vous n’avez même pas une piste ? Il doit bien y avoir une raison qui fait de nous des immortels.
Le restaurant était presque vide mais elle avait parlé fort.
- Nous disons “semblables”, corrigea Aki en chuchotant presque. Comme ça, nous pouvons parler en public sans crainte d’indiscrétion.
Elle se tourna vers lui avec une vivacité qui me rappela le surnom qu’il lui avait donné le soir du concert, le petit bouledogue. Je craignis un instant que, par rébellion, elle ne se mette à crier, avec sa voix puissante, “nous sommes immortels ! Nous sommes immortels !” mais elle resta silencieuse.
- Bon, dit-elle après un instant. Donc nous sommes des semblables. Et… les autres ? Ceux qui ne sont… pas semblables ?
Je lui versai un verre de vin, un excellent Bourgogne - un Chassac Montrachet blanc - une trouvaille de mon sommelier Quentin qui a des éclairs de génie. Les notes épicées, miel, amande, orange, se marient merveilleusement avec le plat.
- Ce sont les gens normaux … parce qu’ils sont…
- Normaux, coupa Sylvie. Pas des phénomènes de foire comme nous.
- Oui, c’est l'idée, précisa Aki. Et l'idée, c’est aussi que nous ne sommes pas supérieurs à eux.
Je me demandai si elle allait protester, mais au contraire, elle approuva.
- J’ai toujours pensé qu’ils avaient de la chance, soupira-t-elle. J’ai été élevée dans la religion catholique, évidemment en Flandres, au 17eme siècle, et c’était toujours le paradis ceci, le paradis cela… C’est comme s’ils n’arrêtaient pas de parader cette super soirée, ou cette grande fête, le méga concert où tout le monde va etre en extase perpétuellement, oh léger détail, nous, on n’est jamais invités.
Je la regardai avec surprise - nous étions sur la même longueur d’ondes, je ne m’y attendais pas.
- Exactement ! ajoutai-je. Nous, on reste sur la touche… On a la gorge tranchée, mais ne vous inquiétez pas, vous allez vous rétablir dans des souffrances atroces !
- Oui ! Ou alors, on est pendu, mais tout va bien, bientôt on sera vivant à nouveau ! La seule de tout le village, mais ce n’est pas grave ! Réjouissez-vous !
Akira interrompt nos lamentations.
- Sylvie, vous vous souvenez de votre enfance, en Flandres ?
- Oui, bien sur. Je me suis beaucoup ennuyée.
Akira et moi nous regardons.
- Ça, commente-t-il sobrement, ce n’est pas fréquent.
7.
Katherine se prépare à partir, elle a un léger sourire et je sens qu’elle est contente de sa visite. Les differents points qu’elle voulait aborder ont été discutés et elle est satisfaite. Elle regarde la télévision, installée sur le mur comme le suggérait son fils, et le divan qui lui fait face.
- Jackson a beaucoup de charme et il est persuasif, commente-t-elle. Mais ne vous laissez pas trop influencer !
J’émets un petit rire indulgent. Le fait est, je n’ai pas prévu de jeux vidéo, contrairement à ce qu’il souhaitait. Ma vie est assez compliquée comme ça, je n’ai pas besoin de réalité virtuelle.
- Et puis, ajoute-t-elle d’un ton plus bas, confidentiel, j’apprécie votre attitude vis-à-vis de Greg, c’est gentil que ça ne vous dérange pas qu’il soit là.
Elle voit mon incompréhension et soudain paraît confuse. Elle dit au revoir et part sans rien ajouter.
Je viens de découvrir tes trois premiers chapitres dans le cadre des Histoires d'Or. Je comprends pourquoi ton histoire a été nominée dans la catégorie Concept original : c'est une très bonne idée d'avoir abordé le thème de l'immortalité par le biais de son effet sur la vie "quotidienne". Effectivement, les séparations, les deuils qui s'accumulent, les problématiques purement matérielles comme gérer une disparition puis une "renaissance" volontairement ou suite à un accident, ou comme se faire vieillir artificiellement... Ou, comme dans le cas de Max, faire de nouvelles connaissances en s'inventant un passé plausible.
Tu sembles très bien connaître les EU et leur mode de vie. Tu y as vécu ? Ou tu y vis ?
Merci pour ce moment de lecture originale. Ta plume est vraiment agréable à lire !
Merci de partager ce récit ! À bientôt
J'essaie d'imaginer ce que ça peut faire sur la mentalité des Immortels, une temporalité aussi longue. Sont-ils sans cesse intrigués de voir le monde changés ? Ou au contraire terriblement érodés et blasés, si leur vie n'est pas si heureuse que ça en plus d'être longue. Et comment gèrent-ils l'impression que parfois l'Histoire se répète, les progressions et régressions de l'humanité, les avancées technologiques, les guerres...
Je pars loin désolée ahah. Mais d'imaginer des gens vivre plusieurs siècles, j'essaie de faire l'expérience de pensée de ce que ça impliquerait.
Original en tout cas comme thématique - et façon assez énergique de l'aborder, avec cette écriture fragmentaire.
Je trouve intrigante cette façon de raconter, comme des petites fenêtres qui s'ouvrent et se ferment au long du chapitre. Je trouve la protagoniste intéressante, et touchante. Il me manquerait peut-être un petit quelque chose pour m'accrocher définitivement, mais je n'arrive pas à mettre le doigt sur cet élément. Peut-être est-ce la survenue subite des flash backs qui m'ont un peu perturbé car je ne voyais pas pourquoi ils venaient si tôt et de manière si prépondérante ? D'un autre côté une fois habitué à leur présence j'ai trouvé l'équilibre entre flash back et narration présente plutôt bien fait.
EN tout cas l'histoire est fort mystérieuse !
Plein de bisous !
Et merci de ton commentaire !
Je suis tres interessee par le "petit quelque chose qui manque" comme tu peux l'imaginer, Certainement quelque chose a reflechir pour le "second jet".!
Et c'est vrai qu'il y a des flash backs, beaucoup ! La narratrice a des siecles de souvenirs qui surgissent quand elle ne s'y attend pas toujours..... mais le tout en effete est de trouver un bon equilibre avec l'histoire au present.
Merci encore de ta lecture... j'espere que tu auras envie de lire la suite !
Bisous !
J’aime beaucoup ton héroïne. Je pense qu’avoir traversé tant de siècles doit lui avoir donné quelque chose de spécial, je dirais une sorte de résignation sur sa condition peut-être ? En tout cas, pour l’instant, j’ai un petit penchant sur les semblables que je trouve particulièrement intéressant !
Je commence à mieux comprendre le concept des immortels et de ton histoire en général, la lecture devient plus fluide.
Les immortels sont finalement assez simples malgré leurs innombrables souvenirs et expériences, j'imagine que c'est voulu. Franchement le concept est très bon parce que ça amène à poser pleins de questions, de paradoxes...
Bien envie d'en connaître plus sur la cause de leur immortalité, sur ses éventuelles limites. Mais apparemment ils peuvent se remettre d'une pendaison donc ils méritent bien leur titre ^^
Mais imaginons (attention remarque bizarre xD) qu'ils soient coupé en mille morceaux et envoyés aux quatre coins du monde. Est-ce qu'ils peuvent s'en remettre ? comment ? Je pose cette question parce que dans une précédente histoire je voulais mettre un personnage immortel mais j'étais embêté par ce genre de questions (secondaires mais tout de même importantes.)
Quelques remarques : (et bon courage pour le clavier américain^^)
"je la présentais à un groupe qui dinait au restaurant" -> dînait
"J’ai rectifie “Sylvie” avec une" -> rectifié
"Akira était déjà parti au Japon." -> partie
"a commente mon compagnon qui connait bien" -> commenté connaît
"ont un teint vermeil de qui a visiblement passé" un doute sur cette phrase
"Ils ont diné chez leur mère." -> dîné
"pour faire pousser des herbes fraiches." -> fraîches
"Elle a envie de connaitre sa locataire !" -> connaître
"elle m’appelait pour venir diner." -> dîner
"comme si c’était une activité presque contre nature." j'ai souri xD
"j’avais envie de gouter un oursin" -> goûter
"Très tendre, très gouteux," -> goûteux
"où tout le monde va etre en extase" -> être
"Oui, bien sur." -> sûr
Une lecture très stimulante,
A bientôt !
Okay, la réponse me paraît logique et offre un peu de mortalité aux "immortels".
Quand à Akira tu as raison.
Au plaisir !
Les personnages prennent de l'épaisseur, l'histoire glisse fluide
Il n'y a toujours pas de longueurs
Une chose m'étonne, les immortels sont des gens trés communs
l'héroine mis à part le fait qu'elle vit depuis déjà ( si je sais compter ) 1200 ans n'a rien d'extraordinaire.... elle vit un peu comme vivrait nimporte qui! ( mais les paradoxes sont toujours interessants)
et là
L'histoire prend un virage!
Qui sont ces gens, combien sont ils ....ils se posent des questions du coup l'histoir qui était un peu simple au départ(mais agréable tout de même) devient plus interessante
on commence à ....voir un peu ou celà pourrait aller....mais pas de hate
j'attend d'autres virages!
Le passage entre les différentes époques est très bien géré tout comme les anecdotes historiques glissées dans chacun des chapitres.
Ton univers est très plaisant, doux tout en étant mystérieux. On se demande pourquoi ils ont ces particularités et s'ils vont enfin en découvrir les causes.
Tes personnages sont attachants. J’apprécie beaucoup ceux de Sylvie (et son côté un peu rugueux) et Akira.
Bref, ça se boit comme du petit lait !
Hate de découvrir ce qui fait la particularité de Sylvie. Pourquoi elle se souvient de son enfance...