Chapitre 2

« Toute personne se révélant néostème déclarée se verra affiliée au Centre de Soin et d'Analyse le plus proche.  Toute absence injustifiée à  un rendez-vous donné mènera à une sanction. »

art.222-4, C3PM

(Code Pour la Protection des Populations Melkiennes)

 

Les Kalies s'éloignaient à petits pas. ; le sien en profita pour revêtir le violine et rosé de l'aube. Ce mélange de couleurs enrobait la ville dans une aura mystique. L'éclat reflétait sur les plus hauts buildings, soulignait le tramway à son passage. Mais la pierre noire des plus petits immeubles et des plus vieilles bâtissent refusaient de se teinter et trouaient insolemment le paysage. Au milieu de ce tableau, les deux plus hautes tours de la ville étiraient leur aiguille jusqu'aux nuages dans l'espoir de les déchirer. Les trois ponts qui les reliaient formaient un immense H dans le paysage. Erin s'arrêta à leur pied et leva les yeux. Comme à chaque fois, elle se revoyait quelques années plus tôt, lors de sa première rencontre avec l'emblême d'Abriale. Pourquoi un H, s'était elle demandé, pourquoi trois points, pourquoi si haut. Et voilà qu'elle s'était chargée d'une mission farfelue : comprendre ce que cette lettre pouvait bien représenter dans la ville. C'était devenu un besoin irrationnel et insatiable jusqu'au jour où, comme ce matin-là, elle s'était arrêtée à leurs pieds pour les observer. Elles étaient si hautes que leurs alènes semblaient se rejoindre en un point. Erin y avait discerné le A d'Abriale. Ainsi, elle avait accompli sa mission.L'image de son insouciance passée la fit sourire, comme le fantôme d'une vieille amie. Quand l'aube venait, Erin aimait contempler, avec l'écho de ses souvenirs, les tableaux qui se peignaient sous sous ses yeux : ils lui remémoraient à chaque fois cet instant anodin. Le petit jour apportait un temps de quiétude dans une vie d'angoisse, il annonçait la fin d'une nuit de vulnérabilité, une victoire, et il la récompensait par ces célébrations ; en remerciement, elle lui offrait un sourire.

Quand son errance le lui permettait, Erin aimait s'arrêter quelques minutes à son théâtre favoris : le parc de la douzième avenue. Avec le temps, elle avait repéré les habitués et leur routine. Le matin vers six heures, il y avait cette femme en tailleur qui s'arrêtait pour feuilleter sa revue sportive. Si elle affichait un discret signe de victoire avec le coude, son équipe avait gagné ; si elle tordait ses lèvres sur le côté, eh bien... Il y avait aussi ce petit garçon, vers sept heures et demie, qui se dandinait sous son cartable énorme et prenait toujours le temps de lire le nouveau chapitre de sa bande dessinée favorite sous le regard bienveillant de la marchande. Il repartait ensuite en trottinant pour ne pas arriver en retard à l'école. Par curiosité, Erin avait identifié sa revue pour la feuilleter discrètement : il s'agissait des histoires d'Elnaz, la gardienne des étoiles. La jeune femme s'était étonnée de l'existence de cette bande dessinée, dont elle ne connaissait que l'adaptation animée qui passait le matin, au petit déjeuner. Le stand ne profitait jamais bien longtemps de la compagnie d'Erin ; dès que l'avenue commençait à grouiller, la jeune femme filait pour changer d'air.

Ce matin-là, elle décida de partir vers l'ouest. Elle ne verrait pas le spectacle du kiosque à journaux de la Douzième. Cette fois-ci, elle préféra les rues étroites et ouvragées des vieux quartiers : les portails en fer forgé, les pavés nivelés pour ne plus s'y tordre roues et chevilles, et les hauts immeubles raffinés dont les arches abritaient divers commerces. Quand elle les atteignit, l'horloge du beffroy de la ville avait déjà sonné neuf heures. Les magasins étaient ouverts. Elle remarqua alors des élèves hors de l'école, et de nombreux travailleurs paraissaient en congé. La semaine a bien filé, pensa-t-elle, Adilem, Déjà ? Erin perdait ses repères, elle n'avait plus conscience des fins de semaine, des jours de travail... Seul le rythme de la ville la rattachait encore à cette réalité qui la considérait désormais comme une étrangère.

Protégée par les chapeaux et les sacs Erin filait entre les passants, invisible. Ses yeux balayaient les chaussures et les mains avec la minutie d'un horloger. Parfois, si elle se concentrait bien, il lui arrivait de discerner entre les manteaux l'ombre furtive et discrète d'un arione en fuite.

Ce jour-là elle en repéra deux.

Une femme, le matin, blafarde et éreintée. Elle avait malgré tout un air concentré sur le visage, elle aussi observait les alentours. Elle marchait plus vite qu'Erin, des petits pas pressés, nerveux. Elle semblait sortir d'une nuit d'angoisse. Erin espéra qu'elle n'ait pas croisé le CSA.

Puis, ce fut un homme qu'elle repéra, en fin d'après midi. Il paraissait beaucoup moins éreinté, plus sûr de lui, plus jeune aussi. Il avançait à grand pas, avec assurance. Parfois il regardait à droite, à gauche. Erin sentit ses yeux s'arrêter sur elle un court instant. Quelques secondes d'inattention et il avait disparu.

En générale, elle reconnaissait rapidement les autres ariones ; elle se voyait en eux. Elle identifiait leur mine fatiguée et tendue, leur démarche faussement maîtrisée. Ils agissaient comme un reflet altéré d'elle-même. Cependant, Erin n'avait pas l'impression que tous la repéraient. L'homme, lui, l'avait détectée, elle le savait. Mais ces œillades restaient rares. Et au final, ne pas être remarquée en retour la rassurait : s'ils ne la voyaient pas, qui d'autre le pouvait ?

Quand le jour déclina, la ville revêtit sa cape bleu et vert. Le "zip" de sa veste fendit le silence. Le froid montait avec l'obscurité. Ses pieds lui faisait un mal de chien ; Erin n'avait fait que marcher, comme le jour d'avant et celui qui l'avait précédé. Désormais elle se faufilait dans les plus petites rues des quartiers aisés, bordées d'arbres et de murs de pierre renfermant des jardins ou des maisons gigantesques. Les portails en fonte et les parapets l'empêchaient d'entrevoir les toits. Ces allées dormaient dans un calme imperturbable. Pas une voiture ne passait, de trop rares lampadaires l'éclairaient. Seules les trous dans les feuilles des arbres laissaient échapper la clarté froide des Kalies. Malheureusement, cette route ne lui offrait ni abri pour dormir ni recoin pour manger. La fatigue commençait à lui chatouiller les yeux et la faim secouait son ventre.

Après une autre heure de marche, Erin arriva à l'ouest d'Abriale. Aussi connu comme le cœur artistique de la ville, ce quartier abritait le Grand Musée d'Art Melkien ainsi que la Bibliothèque Historique : deux gros bâtiments stricts, de pierre blanche, aux toits pointus et aux devantures encolonnées. L'école supérieure d'arts et littérature se logeait entre les deux édifices. Tout autour gravitaient les commerces de fournitures, les galeries, les librairies et bouquineries, mais aussi les résidences étudiantes ainsi que de grands immeubles chics coiffés d'ardoises aux façades aussi immaculées que les monuments. Cette tache blanche dans la noirceur d'Abriale luisait d'azur et de vert, et rivalisait avec les profils tranchants des gratte-ciels.

De la lumière s'échappait de quelques fenêtres. Erin se réfugia comme à son habitude près des gouttières. Devant l'absence du tuyaux apparents, elle allait devoir se contenter d'eau froide, quitte à attendre plus longtemps pour son pain. Après avoir escaladé quelques caisses d'un culs-de-sac oubliés, elle se hissa près des conduits puis se prépara son repas. Dans la pénombre qui englobait ce recoin du quartier, la jeune femme leva les yeux vers les fenêtres environnantes. Il y avait quelques semaines, elle avait remarqué ces deux voisines qui communiquaient à coup de mots collés sur leurs fenêtres, souvent le soir d'ailleurs. Elles avaient fini par se déclarer leur flamme sans même se douter qu'une ombre blonde les épiait. La naissance de ce nouveau petit couple lui avait égayé les trois jours suivants. Mais cette nuit-là, les amoureuses dormaient..

De sa cachette, Erin observait les résidents d'un immeuble, encore éveillés : cette petite fille, au premier étage, qui lisait en cachette à la lueur des Kalies ; ou encore cette femme, au même palier, toujours assise à sa fenêtre, le regard baissé et le stylo agité. A force d'observation, Erin parvint à discerner des vêtements qu'on aurait crus issus de la première révolution industrielle. Elle avait même retenu ses habitudes d'écriture : jamais sans une tasse bien remplie qu'elle oubliait, puis partait réchauffer des heures après, le visage las. Toujours penchée et tordue à s'en craquer le dos. Et surtout, toujours les fenêtres ouvertes aux rideaux blancs lâchés au vent. Parfois l'écrivaine rongeait le bout de son crayon pour observer la ville ou la valse du tissu dans le vent. Elle pouvait rester des heures immobile, puis, comme piquée par une guêpe, elle sursautait et reprenait. Quand Erin mangeait devant ce spectacle, elle aimait imaginer ce qu'autant de zèle pouvait coucher sur le papier. Connaître la vérité constituait un petit espoir stérile qui pointait le bout de son nez à chaque nuit passée près de l'autrice.

Les jours qui suivirent gardèrent le calme qui s'était installé en cette fin de semaine. La routine suivait les pas de la jeune fille qui la portaient de quartier en quartier. Un peu moins d'un mois s'était écoulé, la nuit tombait, ternie par la pluie. Erin attendait dans l'arrière boutique de Monsieur Lacroix. Comme promis, elle lui était revenue en bonne santé. Après l'avoir ravitaillée, il insista pour qu'elle passe une nuit confortable. Il la fit monter dans son appartement, au-dessus du magasin et lui proposa de prendre son lit. Après un débat ardu, elle obtint le canapé au lieu de la chambre. Le vieil homme se mettait en quatre pour elle, jusqu'à en oublier ses douleurs et ses faiblesses. Il lui offrit un repas copieux sans la moindre nourriture déshydratée et par dessus tout, il lui proposa de se laver. Comment refuser ? Son rythme de vie lui imposait des bases d'hygiène rudimentaires : un carré de savon et un précieux tube de dentifrice. Alors quand Perceval lui suggéra d'utiliser sa salle de bain, elle accepta sans discuter. Profiter d'une douche chaude et d'un lavabo sans risquer qu'on la surprenne l'aida à oublier ses soucis pour quelques minutes. Parmi les nombreux gels douches de la boutique, Erin eu droit à un produit sucré, comme de la prune, qui sentait si bon qu'elle aurait pu le manger. À son retour dans le salon, Perceval lui avait apporté oreillers et draps propres. Bien que pétri de gentillesse, le vieil homme lui proposait rarement de tels services. Il était dévoué, mais pas idiot. Il risquait gros : ses enfants, sa boutique, sa vie bien rangée, autant de trésors qui l'obligeaient à faire preuve de prudence.

Malgré le velouté du canapé et la chaleur des couvertures, Erin se réveilla toutes les heures harcelée par ses habitudes, comme ses sens en alertes. La jeune femme fixait le plafond, puis se rendormait. Plus d'une fois, elle se surprit à renifler ses cheveux. Ces instants furtifs se répétèrent tout la nuit qui, bien que morcelée, s'avéra plus réparatrice que les précédentes

Le lendemain, elle profita du jour de congé de Monsieur Lacroix pour l'aider dans le déballage du nouvel arrivage. Pendant que le vieil homme ouvrait les cartons, Erin s'occupait de transporter les charges lourdes. Le travail achevé, Perceval insista pour offrir quelques rations à la jeune fille et s'excusa platement de ne pouvoir lui en donner autant que la fois précédente, sans réaliser l'immense soutien qu'il lui apportait une fois de plus.

En fin de soirée, Erin le quitta avec un « prends soin de toi » sincère qui dessina un sourire gracieux sur le visage du vieil homme. Mais quand la porte se ferma derrière elle, Monsieur Lacroix se laissa retomber sur une chaise, fatigué, angoissé, dépité. Elle lui paraissait si rayonnante après ce court séjour, mais si émoussée. Le vieil homme, à la vision du visage creux d'Erin, manqua de sauter sur sa porte pour la rattraper. Sa main se paralysa sur la poignée, alors que la peur et la raison aplatirent sur son dos. Perceval en voûta les épaules. Puis, après une inspiration fatiguée, il s'éloigna de sa porte. Une fois par mois, pas plus, se répéta-t-il, respecte tes propres règles, vieil idiot.

 

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AislinnTLawson
Posté le 12/08/2020
C'est effectivement assez contemplatif, ce chapitre 2, mais le fait que tu passes rapidement sur le passage chez Lacroix, sans t'attarder dessus, améliore grandement le chapitre. Franchement, entre la première version que j'avais lu sur Wattpad et celle-ci, où tu m'as dit avoir apporté des modifications, c'est mieux.

J'ai ressenti une petite accélération dans le rythme, rien de bien inquiétant au contraire ! Par ailleurs, j'aime vraiment la mention aux Kalies et j'espère franchement qu'on en saura plus par la suite (si le CSA se base sur les lunes et que les salles de tortures s'y trouvent, je crie haut et fort comme je t'aime)

Et c'est là que ma théorie est la plus naze du monde haha xD

Bon j'ai pas grand chose à dire de plus, du coup, je vais continuer ma lecture (peut-être un peu plus en mode fangirl parce que, beh, j'ai pas forcément grand chose à t'apporter en terme d'amélioration technique, tu m'éclates largement xD)
drawmeamoon
Posté le 11/08/2020
Coucou Ophé ! Encore un excellent chapitre !
Je suis totalement sous le charme de ta plume déjà, ton chapitre était super fluide et agréable et j'ai adoré ! J'aime vraiment beaucoup trop Erin, je suis trop heureuse pour elle que Mr Lacroix soit aussi protecteur même s'il peut pas l'aider toujours, au moins elle est soutenue ;;
Le passage avec l'échange visuel avec l'autre néotsème me laisse grave perplexe, j'ai trop envie d'en connaître d'autres ;; Mais j'imagine : chaque chose en son temps ;;
J'ai hâte de lire la suite !
akasdraawr
Posté le 04/08/2020
Coucou Ophé ! J'espère que tu vas bien,
Je viens te faire un petit retour sur ce chapitre 2, qui m'a tout autant plu que les précédents (et ceux à venir héhé)

Alors déjà, la contemplation dont tu as peur et que tu mets en place ne me gêne pas du tout. Les chapitres ne sont pas trop longs donc on n'a pas le temps de s'ennuyer. L'abondance de détails dans la vie d'Abriale est impressionnante ! J'ai aimé (re)découvrir ses recoins

Une petite remarque sur le sens dans la première phrase :
Les Kalies ; le sien = je n'ai pas compris ce qui est désigné par le sien
Pour autant, la description qui suit est superbe et vivante, j'adore !

Pour l'orthographe/inattention je t'écris juste les quelques points que j'ai pu relever :3 :
> Il faut un espace entre le point après mission et la nouvelle phrase L'image
> Tu as écrit deux fois "sous" dans sous ses yeux
> Thêatre favori sans S
> L'absence de tuyaux apparents plutôt que du, ou alors il faut tout mettre au singulier
> Cul-de-sac sans S à cul et oublié devrait être au singulier ou alors si les caisses sont oubliées, alors pluriel et féminin
> Ses sens en alerte sans S
> S'aplatirent sur son dos avec un verbe pronominal ou bien aplatirent son dos

Je sais pas pourquoi mais la première fois que j'ai lu le passage de la description de la routine des gens comme si Erin en était étrangère, ça m'avait vraiment marqué. J'aime toujours autant ! J'attendais avec impatience de la relire, mais je pense surtout que c'est parce que le lieu m'a marqué !

En bref, un autre chapitre que j'adore, qui ne m'ennuie absolument pas. Ta plume nous transporte dans la ville sous les lumières à la fois des Kalies et du jour, avec Erin qui fuit et se cache.

Bravo pour ce formidable chapitre ! Hâte d'avancer à nouveau dans ma lecture hihi
Gaji
Posté le 24/07/2020
Bonjour !
L'introduction à la ville ainsi qu'à Erin dans ces deux premiers chapitres m'a beaucoup plu, ça fourmille de détails et de scènes qui rendent une ambiance bien réaliste, on sent que l'univers est vivant tout en étant difficilement vivable...
Mention spéciale au calendrier fictif, c'est cool de retourner ce qui devrait être un point de repère pour en faire au contraire une perte de repère.
Ophelia_Yeti
Posté le 26/07/2020
Merci beaucoup pour ton retour Gaji !
j'ai toujours peur que le début soit "trop calme" ou contemplatif pour accrocher mais je ne me voyais pas commencer autrement :o

le chapitre 2 a eu droit à de nouvelles corrections ceci dit malgré le fait que je voulais attendre ma correction générale, parce que je le trouvais trop redondant avec le premier. Avec ton retour ça me rassure, je me dis que j'ai réussi à les faire se compléter tout en leur donnant une identité propre !


Le calendrier ça me rassure aussi que tu le comprennes avec la correction ! Parce qu'avant on m'avait relevé que ça pouvait être un peu flou
donc ça me rassure de ouf ce que tu me dis !
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