Chapitre 2

Notes de l’auteur : Langage.

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II

 

Damian !

C’est ça, fais l’étonné. Fais comme-ci tu ne me reconnais pas. C’est bon, la mémoire te reviens ? J’hésite. Dans quelques pas, je serais à sa hauteur. Avec le mouvement, le balancier de mes bras qui pendent dans le vide, les tables entre lui et moi, Karim, de dos, assis et qui commence à regarder par-dessus son épaule, Damian qui écarquille les yeux et qui amorce son mouvement de recul, je vais devoir faire le tour des tables. Comme un gland. Entrée foirée. Je vais l’attraper par le col et le secouer comme un prunier. Si j’avais encore du sang dans la bouche, je le lui aurais craché dessus. D’ailleurs, avec la patate que j’ai pris, peut-être qu’en me mordant l’intérieur de la joue je pourrais lui gicler un peu de sang dans la face ? Non, ça serait idiot. Qu’est-ce que je fais, moi, est-ce que je dégage Karim du passage ? Non, il est trop lourd et en plus je l’aime bien, Karim. Je ne vais pas sauter sur la table non plus, même si ça serait assez classe de lui mettre un coup de pompe dans la machoîre, ou lui éclater la gueule comme le bulgare d’hier. Merde. C’est que c’est pas mon genre. Pas étonnant que je finisse toujours éclaté et seul comme un con à l’hôtel avec le nez en sang, je fais trop de manières, je suis trop sensible. Peut-être pas excessivement, je vais quand même lui péter la gueule, mais… Je vais le regretter. 

Attends voir. Je sais que je vais le regretter. C’est peut-être ce qui s’est passé hier. Ca finira par me revenir, mais j’ai le coup de sang facile depuis un moment. Ca risque d’empirer si je commence à cogner sur tout le monde. Vu la tête de Karim, il se demande bien ce que je fous là. Je me doute qu’il ne me laissera pas faire, c’est pas un type du genre à croiser les bras et regarder que ça se passe. Le connaissant, deux options : soit il attend de voir ce que je vais faire, me sépare de Damian et nous demande de nous expliquer, soit il me voit arriver, m’empêche de mettre une beigne à Damian, et c’est lui qui s’en prends une. Merde. Je viens de faire un pas. Encore six. J’imagine.

Nouveau plan. Je m’arrête au niveau de Karim et je lui demande gentiment d’aller me chercher un café. Il risque de ne pas apprécier que je le prenne pour un larbin, mais si je lui dis que j’ai à parler à Damian, possible qu’il s’exécute. Mais il a toujours ce regard, il me toise comme pour me demander subtilement ce que je fais ici. C’est vrai. C’est la première fois que je croise Damian et Karim en même temps et de jour. D’ailleurs, c’est peut-être la première fois que je croise Damian de jour… sobre. Voyons… Peut-être en 2009, quand je lui ai emprunté sa caisse. Sa caisse ? C’est quand on est allé en Belgique, ça. Les champignons, la course sur l’A32, la boîte de nuit où bossait son cousin… Je l’ai croisé son cousin, en 2013, il me semble. Oui, oui j’en suis sûr. Brice ? Brian ? Non, Brice. Lui et sa casquette Appleton dégueulasse. Il m’avait montré son labo, cette année-là. C’est peut-être son cousin qui fabrique cette merde de poudre rose ? Après tout, c’était un peu son job. Ca fait longtemps, il a peut-être décroché, mais si Damian ne m’a pas fait payé, c’est peut-être parce que j’étais son cobaye. Pourquoi moi ? Cinq.

Bon, pas la peine de brusquer Karim. Je vais juste l’ignorer, je n’ai pas que ça à faire de lui, désolé mon pote. Plus je regarde la face de Damian plus j’ai l’impression qu’il se sent coupable. Je le sens commencer à se trémousser sur sa chaise comme s’il allait en bondir dès que je serais à portée, pour m’agresser ou s’esquiver comme un chat. Merde. Est-ce qu’il serait du genre à garder un surin ou une connerie du genre sur lui, juste au cas où ses cobayes voudraient lui faire la peau ? Non, Damian. C’est un gros con. Jamais il n’y penserait. Je devrais le lui dire. Mais qu’est-ce que je raconte ? Pour qu’il m’entaille à chaque fois qu’il en a l’occasion ? Je préfère le bulgare. Il frappe fort mais il frappe qu’une fois. Je me méfierais de ce timbré de Damian, il est gentil la plupart du temps, mais je l’ai déjà vu fracasser une bouteille de bière sur le rebord d’un bar pendant une rixe, près à taillader l’enfoiré qui avait roulé une pelle à… C’était quoi son nom ? Peu importe. Je sais pas ce qu’il avait prit ce soir-là, mais putain. Il était déchaîné. Attends, ça va trop vite, j’en étais où ? Ah, oui. Brice. Cousin. Poudre. Labo. Oui, oui, cobaye, tout ça. Quatre… non, trois ? 

Qu’est-ce que c’est que cette merde que tu m’a refilé ?!

Impossible que je me retienne plus longtemps. Il faut que je sâche. Il faut qu’il m’explique. J’ai la cervelle en feu. J’ai envie de m’ouvrir le crâne avec le rebord pointu d’une bouteille de champagne brisée et d’y verser l’intégralité de toutes les bouteilles de vodka de sous-marques que j’aurais sous la main jusqu’à ce que cette foutue migraine fasse un foutu coma éthylique. 

Damian, c’est quoi cette merde ?

Non, mais… regardes-moi cet enfoiré balbutier comme si je l’avais surpris à se pignoler sur les photos de sa grand-mère. C’est débile, mais, à le regarder comme ça, j’éprouve plus de sympathie pour lui que d’habitude. Ses yeux ont l’air déboussolé, ses narines dilatées comme cherchant plus d’air, on dirait que son cerveau étouffe, lui aussi. J’ai cru voir un frémissement sur sa main droite, comme s’il avait esquissé un mouvement pour… me saluer ? Me faire un coucou ? Qu’est-ce que ça voulait dire, ce petit geste ? Il n’a pas jeté le moindre regard sur Karim. Ca confirme mon doute, je pense que Karim n’a aucune idée de ce qui se passe. Pas le temps de vérifier. Je suis trop énervé, en fait, même si j’ai l’impression que ce n’est pas nécessaire. Après tout, j’étais devant lui, à part mon crâne et ses simagrées, je n’ai rien, portefeuille plein, toute ma tête ou presque, peut-être plus qu’avant même, et plus encore… J’ai la sensation que je n’ai pas à m’inquiéter. Je sais où je dois regarder, qu’est-ce que je dois dire, qu’est-ce que je dois conclure. Tout avance à une vitesse prodigieuse et, en même temps, j’ai l’impression d’être figé autour de toutes ces choses, de tous ces détails. C’est con, mais j’aurais préféré en profiter sans avoir mal au crâne en continue. Comme un bruit sourd, mais sous la forme… d’une forme ? Comme de sentir le tremblement de la grosse boule de pierre d’Indiana Jones qui roule sur mon chemin, derrière moi, menaçant de m’écraser à chaque instant, mais toujours en moi l’intime conviction qu’elle est suffisamment loin que je ne m’en soucie plus. C’est tellement étrange. Damian. Je sais ce que tu va dire. Laisses-moi deviner.

Laisses-moi deviner, t’as retrouvé ton cousin il n’y a pas longtemps, il t’as montré une poudre plein de paillettes en te disant que c’était une nouvelle forme de smecta qui fait rire, superpuissant, mais t’as pas eu les couilles de tester toi-même parce que tu savais qu’il te prenait pour son cobaye et tu t’es cru plus malin en prenant un con comme moi, bourré au-delà de tout entendement, pour être TON cobaye ? 

- “Euh… C’est… Il te l’a dit ?”

Pas taper. Je retire tout. J’ai tellement envie de lui en coller une, là, maintenant, tout de suite. Merde.

 

(...)

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