Emery
Cela fait maintenant plus de deux heures que je m’évertue à préparer une ganache ainsi que le glaçage qui recouvrira mes génoises, mais rien n’y fait, je loupe tout ce que j’entreprends.
Je repousse une mèche du dos de ma main et souffle toute mon exaspération. Ce n’est pas en ratant mes préparations et en livrant des gâteaux foirés que je vais remonter la côte de la pâtisserie, ainsi que le niveau financier, ça non.
Il faut dire que la soirée d’hier occupe toutes mes pensées.
Lorsque j’ai vu ce couple danser, j’ai été hypnotisée, c’est certain. J’ai toujours rêvé de pouvoir bouger mon corps de cette manière, mais je dois avouer que mes deux pieds gauches et ma grande timidité ne m’y aident pas vraiment.
J’aurais aussi aimé faire comme les filles, laisser cet homme entrer dans mon espace personnel, que ce soit juste pour quelques minutes, ou pour une nuit, mais j’en suis totalement incapable. Peu importe ce que je fais, Julian est dans chacune de mes pensées, dans chaque pore de ma peau, et je ne peux pas faire autrement. Mon amour pour lui est encore bien présent et il m’est impossible de me détacher de tout cela. Quelles que soient les circonstances, mon corps et mon cœur ne réclament que lui, inlassablement.
Comment pourrais-je donc offrir quoi que ce soit à quelqu’un d’autre ? Même si je le pouvais, je ne le veux pas. Je finirai seule, avec pour seule compagnie les souvenirs de tout ce que j’ai perdu. C’est ainsi.
Malgré mon incapacité à me concentrer, je réussis tout de même à terminer et à livrer mon entremet à temps. Ma cliente semblait très satisfaite, m’a félicitée pour mon travail et mon professionnalisme, même si mon avis est tout à fait contraire au sien. J’ai vraiment la sensation de ne pas avoir donné le meilleur de moi-même, d’avoir bâclé ma confection, mais il est maintenant trop tard. Au final, le plus important est qu’elle soit contente et qu’elle me recommande, cela me permettrait de remplir mon carnet de commandes. Je n’ai plus qu’à prier ma bonne étoile, si elle est toujours bien au-dessus de ma tête, ce dont je doute fortement ces derniers temps.
De retour à la maison, je m’octroie une pause bien méritée sous la douche. L’eau chaude glisse sur mon épiderme, emportant avec elle la tension de mes muscles, mais laissant intact mon chagrin.
Enroulée dans ma serviette, je peigne mes longs cheveux marrons encore humides et les laisse sécher à l’air libre. Je passe une main sur le miroir pour en enlever la buée et observe mon reflet. Les épreuves des derniers mois ont laissé des stigmates. Des cernes se sont creusés sur mon visage. Mon regard autrefois pétillant s’est éteint, toute joie l’ayant définitivement quitté.
Après avoir enfilé un legging et un débardeur noir, mon accoutrement de prédilection quand je suis chez moi, je m’assied sur le canapé, attrape la télécommande et mon plaid avant de m’installer confortablement et d’allumer la télévision. Gaufrette saute sur mes genoux, grimpe jusqu'à ma tête et frotte son museau contre ma joue. Je l’attrape, la blottit contre moi et la câline. Elle émet un petit miaulement plaintif.
— Oui, je sais, à moi aussi, il me manque…
Cette chatte fait partie de ma vie depuis plus d’un an, Julian et moi l’avions trouvé, errante, à quelques mètres de notre appartement. J’ai eu un coup de foudre pour ce petit animal qui avait l’air perdu et terrorisé. Je me rappelle avoir bassiné mon mari pendant des heures pour la ramener à la maison, avant qu’il ne cède sous mes yeux doux, comme souvent. Il ne pouvait jamais rien me refuser… Son pelage noir et fauve comme quadrillé lui a valu son nom : Gaufrette. Cette petite boule de poils est une des dernières choses qui me relie à lui, à nous.
À ces souvenirs, mon cœur se serre et les larmes me montent aux yeux, menaçant de s’écouler d’une seconde à l’autre.
Je m’allonge sur le divan, étire la couverture jusqu’à mes épaules et laisse mon chagrin m’envahir sans aucune retenue.
Quand, quelques minutes plus tard, on sonne avec insistance à ma porte, c’est les yeux rouges et bouffis et je l’ouvre.
Mes amies sont là, et mes deux petites tornades entrent sans même les y avoir invités. Une bouteille de vin à la main, Octavia se dirige directement vers la cuisine, comme si elle était chez elle, et en ressort avec trois verres. Péné fait de la place sur la table basse et dispose ici et là des amuse-bouches, gâteaux apéritifs et mignardises en tout genre, qu’elle extirpe d’un grand panier en osier.
Médusée, j’observe tout ce petit monde s’affairer. Toutes deux ne m’ont ni adressé la parole ni jeté un seul regard depuis leur arrivée. Toutefois, je le sens, elles sont là pour moi, pour me réconforter. Sans même que j’ai un mot à prononcer, chacune d’elle savait que je ne serais pas bien aujourd’hui, en particulier ce soir, quand je me retrouverais abandonnée dans notre appartement.
Quand tout est prêt, elles m’observent avant de m’intimer de d’approcher. Timidement, je leur souris, avant de les rejoindre.
Nous passons alors notre soirée à manger, à boire, à rire, à parler, mais pas une seule fois nous n’abordons ce qu’il s’est passé hier où la raison de leur venue. Le mot d’ordre est de me changer les idées, je le sais parfaitement. Alors je prends ce qu’il y a prendre. La bonne humeur de Tavia, l’humour décalé de Péné, leur gentillesse, leur amitié, leur attention, et le reste de la nuit se passe bien mieux que son commencement.
La journée de dimanche s’est déroulée dans le calme. Les filles sont restées près de moi, à regarder des films et des séries, en pyjama, mais le soir venu, il a bien fallu que tout le monde rentre chez soi. Je les ai remerciées mille fois pour leur présence. C’est vrai, je n’imagine pas ce que je ferais sans elles…
Étant donné que la boutique est fermée le lundi, j’en profite pour me ressourcer un maximum avant la longue semaine qui m’attend. C’est également le jour de ma visite hebdomadaire chez Madame Russel, la psychologue du centre Transworth, qui me suit depuis maintenant plusieurs mois.
Assise dans ma voiture devant le grand bâtiment blanc, j’en observe l’architecture. Tout d’acier et de verre, il est plutôt imposant et ses trois étages comportent de nombreuses salles et bureaux. De grandes baies vitrées laissent entrevoir ce qu’il se passe à l’intérieur et la porte tambour déverse un flot continu de personnes qui entrent ou sortent.
Construit après les attentats du onze septembre deux mille un, l’établissement apporte une aide psychologique, juridique, humaine, à toutes les victimes de guerre et d’attentats, ainsi qu’à leurs familles proches, que ces derniers se soient passés sur le sol américain ou non.
Jamais je n’aurai pensé un jour y avoir recours, et pourtant…
Lentement, je gravis les marches qui me séparent de l’entrée avant de me diriger vers le secrétariat. Je m’annonce et attends patiemment que le médecin m’appelle. C’est toujours avec appréhension que je me rends à ces rendez-vous. Crainte, et surtout l’envie de me trouver partout ailleurs qu’à cet endroit. Toutefois, ce processus est essentiel à mon état psychique, même si je n’en vois pas encore les bienfaits. Enfin, ça, c’est ce que la psy me dit…
Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvre et une vieille femme en robe longue bariolée en sort, suivie du Docteur Russel. Vêtue de sa blouse blanche qu’elle garde ouverte sur le devant, laissant apparaître ses habits de ville par la même occasion, elle m’observe par-dessus ses grosses lunettes noires et me fait signe de rentrer à mon tour. De par sa fonction, cette femme inspire confiance, mais son air classe et légèrement hautain instaure une certaine distance, comme si elle avait peur que ses relations avec ses patients ne prennent trop de place dans sa vie privée. Je dois quand même avouer que, malgré tout, j’apprécie ses conseils, qui sont bien souvent très avisés.
Je m’installe sur le fauteuil en face d’elle, qui en fait de même. Stylo et bloc note en main, elle m’interroge sur ma semaine.
— Alors, Mademoiselle Hale, comment ce sont déroulés ces derniers jours ?
Mal. Terriblement mal. Horriblement mal.
— Plutôt bien… mens-je.
— De quelle manière vous êtes-vous sentie ?
Triste. Anéantie. Vide.
— Je n’irais pas jusqu’à dire que je suis d’humeur joyeuse, mais ça va.
J’utilise volontairement un ton frivole pour la persuader. Elle enlève ses lunettes, les replie, penche la tête sur le côté et me regarde fixement.
— Emery, qui croyez-vous réellement convaincre ?
— Pas vous, visiblement… ironisé-je en soupirant.
— Soyez honnête s’il vous plaît. Envers moi, mais surtout envers vous-même.
J’observe les alentours pour ne pas avoir à faire ce qu’elle me demande. Son bureau ressemble en tout point à ceux des psychologues qu’on peut voir dans les films. Un mobilier en bois vieillit par le temps, des bibliothèques pleines à craquer de livres sur l’histoire de la psychologie et la psychanalyse, deux gros fauteuils moutarde délavés, une lampe halogène et une grosse plante verte. Tout ce qu’il faut pour créer une atmosphère cocooning propice pour délier les langues. Seulement, tout cela fonctionne difficilement sur moi.
— Avez-vous pensé à Julian ? reprend-elle pour m’aider à me confier.
Je baisse les yeux sur la bague qui orne mon annulaire gauche et la fais tourner machinalement.
— Presque tout le temps, admets-je
— Qu’est-ce que cela vous a fait ?
Elle me pousse dans mes retranchements, je le sais. Elle veut que je lui parle de tout ce qui me passe par la tête, tout ce qui me traverse l’esprit.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Que je suis accablée par la douleur, qu’elle ne me quitte jamais, peu importe ce que je fais ? Et bien oui, c’est le cas ! m’emporté-je. Je suis fatiguée de ressentir tout cela, désespérée de ne pas réussir à aller de l’avant, et par-dessus tout, je suis en colère. Je n’ai jamais été aussi furieuse de toute ma vie. Pourquoi a-t-il fallu que la vie me l’enlève ? Pourquoi a-t-il fallu qu’il s’engage dans l’armée, qu’il parte en Syrie ? J’avais besoin de lui, ici ! La pâtisserie avait besoin de lui. Tout le monde avait besoin de lui. Je ne m’en sors pas sans sa présence. Je n’ai jamais compris sa décision de partir. Je l’ai acceptée, mais je ne l’ai jamais appréhendée comme il l’aurait aimé. Il voulait faire partie de quelque chose de plus grand, servir son pays, mais il m’a abandonnée. On me l’a pris.
Ma voix se brise, je termine ma tirade à bout de souffle et des perles salées inondent mes joues sans que je ne m’en sois rendue compte. C’est la deuxième fois que je pleure en moins de quarante-huit heures. J’aurais pensé que, à force, mon corps ne contiendrait plus assez d’eau et que plus aucune larme ne sortirait de mes yeux. Je me suis fourvoyée. Ma souffrance ne se tarit pas et s’échappe chaque jour un peu plus de moi, de trop nombreuses manières.
— Emery, vous devez arrêter de vouloir aller trop vite. Cela ne fait que six mois. Tout ce que vous éprouvez est normal, et vous devez l’accueillir comme tel, embrasser tout votre ressenti, qu’il soit positif ou négatif. C’est cela qui vous permettra, petit à petit, non plus de survivre, mais de vivre pleinement, avec toutes vos cicatrices.
Je n’arrive pas à calmer le flot continu de mes sanglots. Des cicatrices ? Ce sont plutôt des plaies, béantes et suintantes. Sanguinolentes, ouvertes, à vif.
— Il est mort ! MORT ! hurlé-je. Comment puis-je l’accepter ? Hein ? Vous qui êtes si forte et savez comment gérer les choses, expliquez-moi ! Qu’est-ce que je dois faire ? Hormis écouter une psy me sortir des débilités à n’en plus finir !
Injustement, je m’en prends à elle. Au fond de moi, je sais que j’ai tort de me servir d’elle comme un exutoire à ma peine, à ma rage, mais je ne peux pas m’en empêcher. Il faut que tout ça sorte de mon corps, de mes poumons, de mon cerveau.
— Vous avez raison, je n’ai jamais perdu quelqu’un de proche, et encore moins de cette manière. Je ne peux qu’imaginer ce que vous endurez.
— Imaginer, oui, c’est le mot. Vous ne savez donc rien. Et vous ne me servez à rien.
Du revers de la main, je sèche mes pommettes, récupère mes affaires et quitte la pièce en claquant la porte. Au moment même où le bruit se fait entendre, je sens que je vais le regretter et m’en vouloir d’ici quelques heures, mais tant pis, ce qui est fait, est fait.
De l’air. J’ai besoin d’air.
Précipitamment, je passe devant les salles qui hébergent les réunions de groupe et m’oriente vers la sortie.
Une fois les battants de la porte passés, la chaleur me fouette le visage, me serre la gorge, me faisant presque suffoquer et provoquant ainsi l’inverse de ce que j’attendais. Je sens la crise d’angoisse me gagner, et je tente d’inspirer et d’expirer pour me calmer. Difficilement, les battements de mon cœur reprennent leur rythme normal, tout comme ma respiration.
Les jambes encore légèrement flageolantes, je m’affale sur le banc situé à proximité. Les paupières closes, je tente de retrouver un semblant d’apaisement. Le visage dans mes mains, je fais le point sur l’absurdité de la situation. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour revenir quelque temps en arrière, quelques mois, à des instants où j’étais heureuse, où je ne me souciais de rien…
— Est-ce que ça va ?
Une voix masculine me parvient, mais, doutant que ce soit à moi qu’elle s’adresse, je ne relève pas la tête. La personne se rapproche de l’endroit où je siège et je prie intérieurement pour qu’elle me laisse tranquille, mais elle pose une main sur mon épaule en réitérant sa question. Loupé.
— Hey…
Je me relève vivement, rompant rapidement le contact. Toutefois, quand mon regard rencontre celui, étonné, de la personne qui me fait face, je me fige.
L’homme qui était au bar vendredi, et dansait comme un Dieu, est là, à me dévisager. Un éclair de surprise traverse ses iris azur qui me scrutent et il rabat ses cheveux mi-longs en arrière de ses doigts, comme il l’avait déjà fait ce fameux soir. Un sourire étire subitement ses lèvres.
— Et bien, qui l’aurait cru…
— Qu’est-ce que tu fais là ? le questionné-je, sur la défensive.
— La même chose que toi, je suppose.
Je jette un œil à la devanture du centre Transworth.
Viendrait-il ici, lui aussi ?
— Qui ? m’interroge-t-il.
Je l’examine, dubitative, ne comprenant pas vraiment où il veut en venir.
— Qui as-tu perdu ?
Cette question…
Je présume que c’est celle que toutes les personnes se posent quand elles se côtoient au centre. Parce que bien sûr, tout le monde dans ce triste lieu a vécu l’horreur ou subit une perte. Tout le monde ici nécessite un appui, scientifique ou humain.
Cela signifie-t-il qu’il est là pour cette raison également ?
Mais avant même d’avoir l’opportunité de lui répondre, une jolie brune se presse à ses côtés et l’empoigne par le bras. Elle ne ressemble en rien à la magnifique danseuse que j’ai aperçu avec lui il y a quelques jours, avec laquelle je pensais d’ailleurs, visiblement à tort, qu’il était en couple.
Elle m’adresse un petit signe, avant de le tirer vers l’arrière. J’arque un sourcil, il ne m’a toujours pas quittée des yeux.
— Quoi ? Tu n’as pas voulu de moi, il fallait bien que je me console, lance-t-il pour toute excuse. À vendredi !
Il appuie ses dires d’un clin d’œil amusé avant de se détourner et de se diriger vers une moto style Harley-Davidson. Il donne un casque à sa passagère, enfile le sien puis enjambe et démarre l’engin. À cet instant précis, sur sa bécane, il ressemble parfaitement à Jackson Teller de la série Sons Of Anarchy, alias le beau et sexy Charlie Hunnam.
Je secoue la tête pour ôter cette vision de mon esprit.
Il passe devant moi, ralentit, m’adresse un petit salut militaire assorti d’un rictus enjôleur, avant de repartir en trombe, faisant rugir le moteur et siffler les pneus.
Je reste là, pendant quelques secondes, sur le trottoir, à les regarder s’éloigner, et une seule pensée me traverse : bordel, qui est ce mec, et d’où sort-il ?