Guillemine s’installa définitivement dans la maison champignon. Martagon s’habitua à sa présence, à sa fantaisie et à ses sautes d’humeur. Il arrivait souvent qu’elle passe une journée à arranger ou raccommoder ce qu’elle avait mis en pièces la veille.
Lorsqu’il était trop en colère contre elle, il disparaissait dans la nature un jour ou deux pour laisser retomber sa fureur. Ce qui lui pesait le plus était la propension de la petite sorcière à vouloir tout diligenter. Elle avait besoin de contrôler et de savoir. Martagon se sentait souvent privé de la liberté dont il jouissait quand il était tout seul. Le chat et Helmus étaient constamment en train de l’observer, ce qui l’irritait au plus haut point. Le corbeau voletait au-dessus de sa tête et se perchait sur les arbres lorsqu’il marchait dans les bois. Quant au chat, il ne dormait que d’un œil et restait attentif à ses mouvements. Martagon avait l’impression désagréable que tous ses gestes, et même ses paroles, étaient rapportés à Guillemine. Elle gardait son air enjoué, mais il la soupçonnait de se méfier de lui. Sa nature placide l’aidait à rester impassible. Il rongeait son frein et se taisait. Il pardonnait les excès de la petite sorcière. Elle devait redouter que quelqu’un ne découvre sa retraite et, pour s’assurer de ne pas être trahie, faisait surveiller Martagon jour et nuit.
Les petites antennes de Guillemine ne lui servaient plus à grand-chose, car elle ne quittait pas la chaumière. Pour une raison inconnue, elle n’avait pas cherché à rencontrer la reine Roxelle. Sans doute n’avait-elle pas envie de se trouver face à une magicienne puissante dont elle ne mesurait pas les pouvoirs. Elle avait peut-être peur. Elle avait trouvé des excuses imparables pour que Martagon la laisse tranquille sur ce sujet. Elle lui avait dit qu’elle ne souhaitait plus soigner son caractère indomptable. Elle pensait qu’elle était ainsi faite et qu'aucune magie ne saurait la guérir. Elle ne voulait pas être apprivoisée. Sa nature sauvage définissait sa personnalité, et elle ne désirait pas en changer. Elle se trouvait très bien avec Martagon dans la maison champignon et n’en sortirait plus jamais. Martagon supportait ces excentricités. Il pensait qu’elles étaient les manifestations de la malédiction dont Guillemine était victime.
La plupart du temps, lorsqu’elle s’emportait, il essayait de la calmer et de la canaliser. Comme la nature fantasque et fougueuse de Guillemine ne s’accommodait pas d’une même situation pendant très longtemps, il craignait qu’un jour elle ne finisse par s’enfuir et disparaisse à tout jamais. Il redoutait qu’un danger la guette à l’extérieur de la maison. Parce qu’il était patient et attentionné, il parvenait à la tranquilliser et à la garder près de lui. Et surtout, malgré son tempérament difficile, il ne pouvait désormais plus imaginer sa vie sans elle. Alors il profitait de sa présence tant qu’elle voulait bien rester avec lui, malgré les hauts et les bas de chaque jour. Il était ébloui par son exubérance. Et il la trouvait belle.
Apaisée par la bienveillance et les attentions de Martagon, elle lui accorda sa confiance. Elle accepta au bout d’un certain temps de sortir un peu de la maison. Il leur arrivait de se promener dans la forêt le soir, au coucher du soleil. La grande silhouette dégingandée semblait se désarticuler à chaque pas, et la petite en forme de boule se dandinait comiquement. Guillemine avait fini par adopter des vêtements proches de la nature pour se confondre avec elle, tout comme Martagon. Seuls les oiseaux nocturnes et les animaux sauvages qui vivaient dans les bois les apercevaient. Ils faisaient corps avec les arbres, les feuilles et la terre. Ils apparaissaient parfois à l’orée d’un bois, formes noires en mouvement sur le ciel orangé. Elles s’éloignaient vers l’horizon, comme préfigurant la fin d’une belle histoire. Le temps semblait finalement s'écouler sans histoire.
Un beau jour, Guillemine annonça à Martagon qu’elle était enceinte. La joie de Martagon fut immense. Il pensa aussitôt qu’avoir un enfant serait une bonne raison pour qu’elle ne quitte jamais la maison champignon.
La grossesse se passa relativement bien. Martagon était aux petits soins pour la jeune sorcière. Il admirait son ventre qui s’arrondissait chaque jour davantage. Elle avait prédit que le bébé serait une fille. Elle avait de bonnes raisons pour dire cela, mais Martagon n’en savait rien.
– Je suis incapable de donner le jour à un garçon, disait-elle sans plus d’explications.
Martagon se moquait de savoir si le nouveau né serait une fille ou un garçon. A dire vrai, il ne se préoccupait pas encore de la venue de ce nouvel habitant dans la chaumière. Il s’inquiétait beaucoup plus pour la future maman. Guillemine avait des sautes d’humeur incontrôlables qu’il n’était pas en mesure d’apaiser. Il avait peur que l’accouchement se déclenche brusquement, qu’il soit incapable d’agir et que l’enfant souffre dans le ventre de sa mère.
Il avait pris l’habitude d’aller voir la sorcière Filoche. Elle avait été son professeur à l’école de magie de Phaïssans. Filoche lui donnait toutes sortes de conseils sur la grossesse et la naissance. Elle préparait des philtres de soins pour les futures mamans. Martagon avait renoncé à fabriquer lui-même des potions pour soulager Guillemine. Il avait eu beau déchiffrer tous les livres de son laboratoire qui parlaient du sujet, il n’avait rien trouvé qui soit susceptible de calmer les colères de la petite sorcière. Heureusement, les préparations de Filoche faisaient du bien à Guillemine. De temps à autre, la sorcière venait rendre visite à Guillemine et elles bavardaient toutes les deux. Filoche promit d’aider lorsque le bébé viendrait au monde.
Martagon n’était qu’à moitié rassuré. Guillemine était toujours aussi imprévisible. A certains moments, elle semblait furieuse d’attendre un bébé. À d’autres, elle était attendrie et se mettait à pleurer, car elle éprouvait un amour infini pour la future petite fille. Alors, avec ses mains habiles, elle créait toutes sortes d’habits qui s’amoncelaient dans l’armoire de la chambre d’enfant au premier étage. Elle confectionnait des robes et des brassières de toutes les couleurs et dans toutes les matières.
Quand elle était heureuse, la chaumière résonnait de sa voix et de ses chansons. Martagon avait la sensation que la lumière était différente, qu’elle pénétrait à travers les fenêtres pour embellir la maison champignon et réchauffer son cœur. Les autres jours, tout semblait gris, triste, et infiniment long.
Pendant les périodes euphoriques, Guillemine aménagea la maison. Par d’habiles sortilèges, elle agrandit le premier étage pour y ajouter une chambre. La pièce supplémentaire ne se voyait pas du dehors, elle ne défigurait pas la maison champignon. Par contre à l’intérieur, elle offrait un nouvel espace où installer un petit lit et des jouets pour le bébé. L’extension fut peinte et meublée avec des matériaux ramassés dans la forêt. Martagon tailla du bois pour fabriquer le berceau et les armoires de rangement. Guillemine tissa des fils de laine et cousit des petits rideaux pour les fenêtres et une courtepointe pour le lit. Martagon façonna un fauteuil à bascule qui trônait en bas devant la cheminée. Guillemine aimait s’y asseoir pour se reposer.
Les jours passèrent, alternant les épisodes joyeux et les moments déprimants. Et un beau soir, le bébé vint au monde. Martagon manda aussitôt la sorcière Filoche pour qu’elle vienne aider à l’accouchement. Mais lorsqu’elle arriva, la petite fille était déjà née.
A peine fut-elle sortie du ventre de sa mère qu’elle se transforma spontanément en trois bébés tous identiques.
– Des triplées ? murmura Martagon stupéfait.
– Non, intervint Filoche. Il n’y a qu'un enfant. C’est de la magie.
– Tu veux dire que ce bébé est ensorcelé ?
– Oui, répondit la sorcière.
– Que Guillemine a été ensorcelée ?
– Sûrement, fit la sorcière en haussant les épaules car elle ne savait pas comment expliquer cet événement inattendu.
Tandis qu’ils parlaient, les trois bébés se fondirent à nouveau en une seule ravissante petite fille. A cet instant Guillemine, qui avait fermé les yeux après la naissance, releva les paupières et vit le petit ange posé à côté d’elle.
– Nous l’appelerons Esmine, s’écria-t-elle. Il y a longtemps que je pensais à ce prénom. N’est-il pas joli ?
– Il est parfait, approuva Martagon.
– Elle est si belle, ajouta Guillemine en caressant le petit corps très doux, ma petite sorcière.
A peine eut-elle prononcé ces mots que l’enfant se multiplia devant ses yeux.
– Oooooh ! dit-elle en clignant des paupières, comme si elle avait mal vu la première fois. Il y en avait trois ? Mais je n’entendais battre qu’un cœur ?
– Il n’y a qu’un enfant, répondit Martagon, mais elle peut se transformer en trois bébés. C’est la deuxième fois qu’elle le fait.
– Je savais bien que je n’aurais pas dû, murmura Guillemine.
– Quoi ? Qu’as-tu fait ? s’inquiéta Martagon en lui prenant la main.
Le visage de Guillemine était décomposé.
– J’ai fait une bêtise, dit-elle les larmes aux yeux. Je voulais tellement avoir une petite fille et pas un garçon que j’ai bu une potion très spéciale. Je n’en connaissais pas les effets secondaires. Mais parce que j’étais convaincue que je ne saurais pas élever un garçon, j’ai pris le risque. On m’a toujours dit que je ne devais pas avoir de bébé mâle. Et voilà le résultat, j’ai accouché d’une petite sorcière capable de se détripler. Elle est douée d’ubiquité.
– D’où venait cette potion ? s’étonna Filoche.
– Je l’ai préparée à partir d’une vieille recette trouvée dans un grimoire, soupira Guillemine. J’ai déchiré la page et je l’ai emportée en m’enfuyant. Les runes étaient illisibles, alors j’ai dû mal les déchiffrer. Je ne suis pas sûre d’avoir utilisé les bons ingrédients ni les bonnes doses. Boire ce philtre m’assurait d’avoir un bébé qui serait forcément une fille.
– Tu voulais un bébé dès le début. Tu as réussi, ton vœu a été exaucé au-delà de tes espérances, fit Martagon en regardant les trois jumelles qui commençaient à pleurer.
– Tu ne peux pas comprendre, Martagon, murmura Guillemine. Il y avait un autre risque si je devenais mère. Que je mette au monde un enfant capable de se multiplier. Voilà ma malédiction. On m’avait prévenue, mais je n’ai pas voulu écouter. C’est le début de grands malheurs pour notre famille … Mais qu’ai-je fait ?
– De quelle malédiction parles-tu ? s’écria Martagon qui ne comprenait plus très bien les explications de Guillemine. Qui t’avait prévenue ? Elles sont si belles nos filles, comment pourraient-elles nous porter préjudice ?
– Je vais m’en occuper, dit Filoche en attrapant les trois nouveaux-nés. Je vais les laver et les habiller. Je crois qu’il y a suffisamment de vêtements dans l’armoire.
Elle emporta les fillettes dans ses bras.
– Ne pleure pas, Guillemine, murmura Martagon. Nous avons beaucoup de chance au contraire. Nous avons trois bébés au lieu d’un seul. N’est-ce pas merveilleux ?
Guillemine redoubla de chagrin. Les larmes coulaient de ses yeux sans s’arrêter.
– Mais Martagon, tu ne comprends pas ! Il n’y a pas trois enfants, il n’y en a qu’un. A peine née, cette petite fille a déjà un énorme problème. Elle ne peut pas maîtriser son dédoublement, elle est bien trop jeune. Quand on verra apparaître trois bébés au lieu d’un, tout le monde comprendra que j’ai à nouveau fait n’importe quoi. Et comment allons-nous élever trois filles dans une maison champignon aussi petite ? Il n’y a pas de place pour cinq personnes. Et puis nous ne serons plus à l’abri du danger. Ceux qui me veulent du mal ne nous laisseront jamais en paix.
A peine Guillemine eut-elle prononcé ces paroles que son ventre se contracta sous l’effet d’un spasme violent. Elle se tordit de douleur et expulsa soudain un autre bébé. Filoche avait déposé les triplées redevenues une seule petite fille dans le berceau. Elle accourut au chevet de Guillemine.
– C’est un garçon, dit-elle en soulevant l’enfant dans ses bras. Comme il est beau ! Mais il parait faible. Il a du mal à respirer.
– Tu vois, Martagon, balbutia Guillemine. Les problèmes ne font que commencer. Tout va de travers et tout est de ma faute.
D’une main alerte, Filoche gifla le nouveau-né jusqu’à ce qu’il se mette à hurler.
– Ah ! s’écria-t-elle, tout ira bien maintenant.
Martagon était déconcerté. Il regardait son fils dans les bras de Filoche sans y croire. En quelques minutes, il était devenu le père d’au moins deux enfants, voire de quatre. II s’approcha du lit de Guillemine. Elle était épouvantée.
– Mais qu’ai-je fait ? répétait-elle. Je n’entendais qu’un coeur et il y en avait deux … Et comment est-il possible que ce soit un garçon ? Je n’en voulais pas. La recette de la potion était complètement fausse. C’était un piège. Ou bien je me suis trompée. C’est ça, j’ai dû rater la préparation.
– Ce n’est pas grave, Guillemine, disait Martagon pour la calmer. Nous les élèverons quand même, tu verras. C’est très bien deux enfants. Et je suis content d’avoir un garçon. Nous y arriverons. Et s’il y en a quatre, ce sera très bien aussi.
– Nous n’y arriverons pas ! rétorqua Guillemine. J’en suis certaine. Les pires prophéties de la malédiction se sont réalisées. Si jamais j’avais un fils, il serait damné. Et puis, ma fille est capable de se tripler. C’est une chose terrible dont je ne voulais pour rien au monde. Par ma faute, le malheur s’est abattu sur cette maison. Quelqu’un m’en voudra mortellement quand la nouvelle lui parviendra. Quelqu’un qui me hait déjà depuis longtemps.
Martagon frissonna malgré lui devant les certitudes de Guillemine. Cette femme ne ressemblait à aucune autre. Rien ne pouvait jamais être simple avec elle. Il l’adorait, mais il devait admettre que tous les problèmes venaient d’elle et de ses convictions. La naissance de ses deux enfants semblait l’avoir fragilisée. Il avait peur qu’elle soit choquée par ses accouchements et ne s’en remette jamais.
Tandis que la sorcière Filoche emmaillotait le petit garçon, il vint lui parler doucement.
– Filoche, peux-tu administrer une potion calmante à Guillemine ? demanda-t-il Elle est trop nerveuse, les naissances l’ont épuisée. Il faut absolument qu’elle se repose.
– Bien sûr, Martagon, répondit Filoche. Je vais rester chez toi tant que Guillemine est dans cet état. Je vais lui donner une tisane qui lui fera beaucoup de bien. Et je m’occuperai des petits. Ne t’inquiète pas. Retourne la voir tout de suite, et reste avec elle.
Martagon veilla sur Guillemine qui avait fini par s’endormir. Il entendait confusément dans la chambre voisine la sorcière qui s’agitait autour des bébés. Plongé dans une sorte d’hébétude, il perçut soudain près de lui la voix de Filoche qui le tira de ses réflexions.
– Dis-moi, Martagon, comment s’appellent tes enfants ? dit la sorcière.
– Je ne sais pas encore, je n’y ai pas réfléchi, fit Martagon.
Il était assis à côté de la couche où reposait Guiilemine. Elle avait bu la potion de Filoche et semblait plus calme. Sa respiration était devenue régulière avec le repos.
– Tu dois y réfléchir maintenant, reprit la voix de Filoche. On ne peut pas les laisser sans noms. C’est impossible. Il faut conjurer l’infortune qui s’est abattue sur eux. Leur donner un nom les fera exister pour de bon et éloignera les esprits mal intentionnés.
– La petite a un gros problème, c’est évident. Mais pour le garçon, qu’est-ce qui te fait dire qu’il est malchanceux ? interrogea Martagon, perplexe.
– Martagon, réveille toi enfin ! s’écria Filoche. Tu es entré dans le monde des vrais sorciers. Tu n’es plus juste un ancien élève de l’école de magie de Phaïssans. Si Guillemine t’a parlé de sa malédiction, c’est pour te faire comprendre que la situation est très grave.
– Je ne comprends pas ce que tu veux dire, insista Martagon.
– Il n’y aurait pas dû y avoir de garçon, c’est une erreur, riposta Filoche, exaspérée par la naïveté de Martagon. Je ne sais pas pourquoi, mais cet enfant n’aura probablement pas une belle destinée. Voilà ce que je pense. Et le fait que la petite se détriple est un mauvais signe. L’ubiquité est un don rare et complexe.
– Mais pourquoi ? ajouta Martagon, de plus en plus désespéré.
– C’est cette perspective terrible qui ravage Guillemine. Avec sa fabrication de potion hasardeuse, elle a provoqué une situation incontrôlable.
– Une situation à la Guillemine, murmura Martagon.
– Je crois que depuis le début, quelqu’un a tout fait pour que Guillemine en arrive là, affirma Filoche. C’est mon idée.
– Que veux-tu dire ? Quelqu'un de sa famille lui voudrait du mal ? s’offusqua Martagon.
– C’est exactement ce que j’essaie de te faire comprendre depuis tout à l’heure. Car comment expliquer autrement ce qui vient de se produire ? Je ne crois pas au hasard concernant cette recette de potion magique. Et pourquoi crois-tu que Guillemine s’est enfuie de chez elle ? Elle est venue se réfugier chez toi pour échapper à l’emprise de quelqu’un. N’oublie pas qu’elle n’est plus jamais ressortie de la maison champignon.
– Nous allons nous promener dans la forêt au clair de lune, protesta Martagon.
– Cachés sous des manteaux de feuilles et de terre, ricana Filoche.
– Tu crois que quelqu’un la détestait suffisamment pour s’en prendre à elle ? ajouta encore Martagon stupéfait par ces révélations terribles.
– Il s’agit probablement d’une vengeance, ou bien de simple jalousie. Comment savoir ? expliqua Filoche. Seule Guillemine pourrait te le dire, si elle le sait elle-même. Enfin, tous ces bavardages ne répondent pas à ma question. Comment vas-tu les appeler ?
– Esmine est la petite fille, répondit Martagon qui se creusait la tête désespérément à la recherche d’une bonne idée.
Il avait peur de décevoir Guillemine en donnant des noms qui ne lui plairaient pas. Tandis que Filoche le regardait d’un air narquois, il réfléchissait ardemment.
– La deuxième fille sera Sasa, finit-il par dire. Et la troisième Addora. Quant au garçon, je te propose Barnazon.
– C’est parfait, approuva Filoche. Maintenant ils sont armés contre les mauvais esprits. Et le fait que c’est toi qui as choisi les noms à la place de Guillemine les protège davantage. Cela atténue la malédiction, en quelque sorte. Du moins je le crois.
– Mais comment sais-tu tout cela ? questionna Martagon. Tu as enseigné à l’école de magie de Phaïssans. Tu sais bien qu’on n’y apprenait rien sur les naissances et les noms.
– J'ai beaucoup lu, avoua Filoche, pendant mes longues heures d'ennui depuis que j’ai quitté l’académie. Et voici ce que je crois savoir. Seule Esmine ne sera pas protégée, car c’est Guillemine qui lui a donné son nom. Il faudra que vous teniez compte de la malédiction en élevant vos enfants. On l’appelle le malédictopon. Il y a des effets secondaires importants. De ce fait, je pense qu’Esmine vivra très longtemps et qu’elle restera jeune et magnifique pendant des millénaires. Quant à Barnazon, il m’est impossible de prédire quoi que ce soit le concernant. Sinon qu’il ne pourra pas être élevé par sa mère.
Martagon n’était pas très heureux d’entendre toutes ces prophéties. Il n’aspirait qu’à une vie calme où il aurait élevé ses enfants avec amour. Or il découvrait qu’il vivait dans un univers hostile pour sa famille. Il devrait lutter pour défendre les siens contre une adversité dont il ne connaissait rien. Il s’assit près de Guillemine et la regarda respirer doucement. Il était si tendu qu’il se sentait incapable de réfléchir ou même de dormir. Pourtant, quelques instants plus tard, lorsqu’elle revint dans la chambre avec Esmine et Barnazon dans les bras, Filoche trouva Martagon profondément assoupi. La fatigue avait eu raison de lui. Il tenait dans sa main celle de Guillemine.
Les jours passèrent. Guillemine n’allait pas bien du tout. Depuis les naissances, son état s’était beaucoup aggravé. Elle restait sans cesse couchée, sans force et sans volonté. Son teint blanc virait parfois au violacé ou au verdâtre. Sa respiration restait saccadée malgré les potions de Filoche. La sorcière sage femme voyait bien qu’elle ne serait pas capable de la soigner. Malgré toute son application, son savoir était insuffisant pour guérir une magicienne en proie à un tel désarroi. Alors Filoche se mit à réfléchir. Il fallait trouver une autre solution. Elle ne pouvait pas agir seule. Elle avait besoin d’aide. Une idée audacieuse se dessinait dans son esprit. Une idée qui lui permettrait d’éloigner Martagon et de prendre les choses en main. Elle se mit à fomenter son plan.
Le sommeil de Guillemine était profond, mais celui de Martagon était agité. Il ne se reposait plus. Ce jour-là, il se torturait, assis sur la chaise près de Guillemine. Il était traversé par quantité de pensées affolantes. Il avait désormais la responsabilité de plusieurs enfants, dont il ne connaissait pas le nombre exact. Deux ou quatre, cela faisait une différence notable. Leur mère était neurasthénique, sans forces, et incapable de s’occuper de sa progéniture. Filoche avait beaucoup de bonne volonté, mais elle était vieille et fatiguée. Et il faudrait la dédommager si elle restait chez eux pour aider. Comment pouvait-il se sortir de cette situation inextricable ? Ce n’était pas avec la menue monnaie qu’il gagnait en vendant des philtres de bas niveau qu’il pourrait financer la vie de sa famille. Brusquement il sortit de sa torpeur, en sueur et affolé. Filoche venait de lui toucher le front. Il lâcha la main de Guillemine qui retomba mollement sur le drap.
– Ah non ! s’écria Filoche en le voyant fébrile, il ne faut pas tomber malade ! Ce n’est vraiment pas le moment.
Elle courut vers la chambre des enfants et rapporta un flacon rempli d’un liquide vert mordoré. Elle introduisit de force une cuillerée du breuvage dans la bouche de Martagon. Il fit une grimace en avalant la potion. Peu après, il eut très chaud et se mit à transpirer davantage.
– Va te baigner dans le lac, dit Filoche. Tu dois rafraîchir ton corps et faire tomber la fièvre. Tu peux entrer dans l’eau tout habillé si tu ne veux pas retirer tes vêtements. Je vois bien que tu es réticent. Quand tu reviendras, je te donnerai mon idée.
Martagon n’avait pas envie de bouger, mais Filoche le poussa pour qu’il se lève de la chaise où il était assis depuis des heures.
– Il faut que tu bouges maintenant, ajouta la sorcière. Tu dois prendre soin de ta famille. Ça veut dire que tu dois d’abord prendre soin de toi et vite guérir. Allons, dépêche-toi !
Martagon leva les yeux et regarda la vieille femme. Elle avait un visage terne et ridé. Ses cheveux filasses tombaient le long de ses joues maigres. Ses yeux bleus délavés étaient enfoncés dans des orbites sombres soulignés par des cernes mauves. Elle portait une robe grise informe qui masquait un corps squelettique. Ses souliers de cuir étaient usés et déformés par trop de marche. La voir ainsi devant lui, pauvre et dévouée, provoqua un sentiment étrange chez Martagon. Il admirait sa bonté d’âme, mais en même temps se demandait pourquoi tout à coup la sorcière se mettait en quatre pour lui rendre service. Il était cependant bien obligé de l’écouter, car il ne pouvait pas rester ainsi, fiévreux et inactif.
Il se leva d’un bond et déplia ses longues jambes endolories par l’inactivité. Puis il baissa la tête et gagna l’escalier. Parvenu en bas des marches, il attrapa son manteau de terre et de feuilles et sa besace et s’en fut dans la forêt. Il faisait jour. Marcher au milieu des arbres, fouler la mousse et le tapis de feuilles mortes, entendre le pépiement des oiseaux et les déplacements furtifs des animaux sauvages lui redonnèrent le courage de se battre. En augmentant la longueur de ses foulées, il atteignit les bords du lac en un rien de temps.
Comme toujours, il fut saisi par la beauté des lieux. Devant lui, au milieu des roseaux s’étendait la surface immobile couverte de légères risées. Les saules et les aulnes penchaient leurs branches souples jusqu’à atteindre le miroir où ils se reflétaient. Il n’y avait personne, une barque ou deux à peine visibles dans la brume lointaine. Désireux de ne pas abîmer ses habits si complexes à confectionner, il se déshabilla et se plongea dans l’onde pure.
L’eau était glaciale. Rapidement il frissonna et sortit en dégoulinant, les pieds enduits de vase. Les pâles rayons du soleil ne réussirent pas à le réchauffer, mais au moins sa fièvre était tombée. Il resta quelques minutes dans le vent frais qui finit par sécher son corps. Il renfila rapidement sa robe et son manteau. Il frotta ses plantes de pieds dans l’herbe avant de remettre ses souliers. Il restait plein de terre et de gravillons entre ses orteils mais cela ne le dérangeait pas. Il reprit le chemin de la maison champignon. En route, il ramassa quelques fruits frais, des herbes aromatiques et des salades sauvages. Il était temps de se mettre à la cuisine.
Près de la chaumière, il avait planté des carottes, des navets et des panais. Il en déterra une bonne quantité avant de pénétrer chez lui. Il y avait beaucoup d’effervescence à l’étage. Il posa sa récolte et grimpa les marches. Il jeta un coup d'œil dans la chambre en passant. Guillemine dormait toujours. Son visage avait viré au bleu pâle. Dans l’autre pièce, Filoche avait lavé et emmailloté Esmine et Barnazon. Tandis qu’elle essayait désespérément de faire boire du lait dans une bouteille à Esmine, la petite fille s’agitait et poussait des cris. Barnazon était couché sur le dos dans le petit lit et il pleurait lui aussi.
– Je n’ai que deux mains ! s’exclama Filoche. C’est vrai que je ne suis pas une sorcière très douée, je pourrais peut-être faire mieux si j’étais plus savante.
– Que veux-tu dire par là ? Tu en sais déjà bien assez. Il faudrait une nourrice pour t’aider, fit Martagon en hochant la tête. Tu ne peux pas continuer comme ça.
– Tu es guéri à ce que je vois, répondit Filoche en esquivant la question de la nourrice.
Posant Esmine sur le lit, elle se leva, passa devant Martagon et se dirigea vers l’escalier.
– Où vas-tu ? s’écria Martagon avec inquiétude.
– Chercher une formule pour avoir plus de bras, ironisa Filoche dont la voix semblait provenir du sous-sol.
– Tout est si bien rangé sur les étagères, tu ne devrais pas mettre trop de temps à trouver le bon grimoire, murmura Martagon.
Abandonnant son idée de faire à manger en bas, il s’assit en remontant ses genoux le plus haut possible. Puis il cala Esmine contre lui et approcha le goulot de la petite bouteille de lait de la bouche du bébé. A peine eut-elle touché le verre qu’elle se tripla et Martagon se retrouva avec trois enfants dans les bras et un seul biberon.
– Ce serait drôle si ce n’était pas tragique, pensa Martagon qui ne savait plus comment s’y prendre.
Trois paires d’yeux le regardaient. Puis les trois bouches s’ouvrirent et se mirent à hurler. Les pauvres oreilles de Martagon étaient saturées par le son aigu des pleurs. Ses bras tentaient vainement de retenir les bébés pour qu’ils ne tombent pas par terre. En même temps, il vit Barnazon qui s’époumonait aussi dans le fond de son lit. Ne sachant que faire, il se mit à rugir à son tour d’une voix forte et grave.
Aussitôt les nourrissons se calmèrent. Esmine se rassembla en une seule petite fille et Barnazon attrapa son pouce dans la bouche. Avec fierté, Martagon glissa l’embout de la bouteille de lait entre les lèvres de sa fille. Elle se mit à boire goulument, fixant ses yeux sur son père comme si sa vie en dépendait.
Quand le biberon fut presque vidé, la silhouette de Filoche apparut dans l’encadrement de la porte.
– Eh ! dit-elle, on dirait bien que tu es un père modèle ! Voilà que tu as réussi à donner à manger à ta fille ! C’est très bien. Regarde-moi maintenant.
Elle lança une formule dans un langage guttural et incompréhensible. Et soudain ce fut comme si elle avait plein de bras. Elle réussissait à tout faire en même temps à toute vitesse. Elle attrapa Esmine que Martagon lui tendait et Barnazon qui s’agitait dans le petit lit.
– Tu vois, je peux faire face, fit-elle avec un sourire triomphant. Va nous préparer le dîner, je meurs de faim.
– Que voulais-tu me dire tout à l’heure avant que je parte me baigner ? interrogea Martagon. Tu semblais avoir une idée.
– Oui, je t’en parlerai tout à l’heure. Je vais donner son lait à Barnazon et je les coucherai tous les deux. Je ne crois pas que Guillemine va se réveiller tout de suite.
Martagon descendit dans la cuisine et se mit à éplucher les légumes. L’eau bouillonnait dans la marmite. Il ajouta des herbes et des épices pour parfumer la soupe. Quand le repas fut prêt, il appela Filoche qui vint s'asseoir à la table. Le silence régnait dans la maison. Seul le crépitement du feu dans la cheminée et le jaillissement d’étincelles fugaces troublaient la quiétude du foyer. Martagon versa des louches de soupe dans deux bols qu’il posa sur la table avec du pain, du fromage et des godets de cidre. Puis il s’assit sur le banc en face de Filoche.
– Je t’écoute, dit-il en plongeant une cuillère en bois dans le potage fumant.
– J’ai bien réfléchi à la situation comme tu le sais, répondit Filoche qui commença à exposer son plan diabolique. Et j’en suis arrivée à une seule solution.
– Laquelle, s’enquit Martagon avec curiosité.
– Guillemine ne peut pas rester dans cet état, expliqua Filoche. Elle dort presque tout le temps. Tu dois consulter un guérisseur pour la soigner. Sinon vous serez dans l’incapacité d’élever vos enfants. Je vous aiderai tant que je pourrai. Mais regarde-moi, je suis vieille et fragile. A ce rythme, avec deux ou quatre enfants, je ne tiendrai pas longtemps. Je ne vous serai plus d’aucune utilité.
– Filoche, tu te sous-estimes ! s’écria Martagon. Tu as une résistance étonnante. Je me demande ce qui pourrait t'affaiblir.
– Ne dis pas de bêtises, le coupa Filoche. L’heure n’est pas aux plaisanteries et il y a urgence. Voici ce que je te propose. Et tu n’as pas intérêt à refuser.
– Hum … fit Martagon.
– Tu vas partir pour Skajja, dans le nord. Là bas vit un guérisseur très puissant qui s’appelle Zeman. Tu lui demanderas comment soigner Guillemine. Peut-être pourra-t-il t’aider à faire quelque chose pour Esmine. Mais j’en doute car le problème de la petite est un sortilège de magie. Et Zeman ne guérit que les maladies et les blessures, pas les malédictions. Pas le malédictopon.
Une nouvelle fois, Martagon observa la sorcière. Elle était frêle et de santé précaire, mais une force inconnue semblait la pousser à agir sans cesse. Elle possédait une énergie vitale étonnante qui la faisait se dépasser devant l’adversité, en dépit de tout. Il se demandait bien d’où venait son nom de Filoche. Un nom stupide et laid. Ce ne pouvait d'ailleurs pas être un nom, un surnom tout au plus. Il résolut d’en savoir davantage, mais pas en cet instant où le propos était grave.
– Zeman, dis-tu ? répéta Martagon en reprenant leur conversation. Jamais entendu parler de lui. Selon toi, il pourrait guérir Guillemine de sa mélancolie ?
– Oui, j’en suis certaine. Sa réputation a franchi toutes les frontières. Il doit pouvoir faire quelque chose pour Guillemine. Votre vie en serait transformée, et je pourrais retourner chez moi pour mes vieux jours.
– Tu vivras encore très longtemps, Filoche, je te le promets. Où trouverai-je ton guérisseur miraculeux ? Skajja ? c’est au bout du monde. Même si j’y arrivais, il me faudrait des mois, peut-être même des années pour y aller et en revenir. Mes enfants grandiraient sans moi. Guillemine ne guérirait pas. Et toi tu t’userais à t’occuper d’eux alors que tu n’es même pas de notre famille.
– Quelle importance ? riposta la sorcière. Je suis bien certaine de tenir le coup jusqu’à ton retour.
– Et si je ne revenais pas ? fit Martagon. Je peux mourir en route.
– À toi de te battre pour les tiens, dit Filoche. Tu dois absolument survivre et revenir avec le moyen de soigner Guillemine. La santé des tiens doit compter pour toi plus que tout au monde.
– Et qui protégera la mère et ses enfants si je ne suis pas là ? répliqua Martagon. Si ce que tu dis est vrai, quelqu’un en veut à Guillemine et la cherche peut-être pour lui faire du mal. Si je m’en vais, qui les défendra contre un ennemi déterminé ?
– Je ne parais robuste mais je suis plus forte que j’en ai l’air. Et quant à toi, regarde-toi ! Tu es aussi maigre que moi et ta magie de la terre est approximative. Tu ne saurais pas plus que moi secourir ta famille avec tes pauvres mains et tes sorts inefficaces.
– Comme tu y vas ! Et toi ? Que sais-tu faire finalement, à part nourrir des bébés avec du lait ? s’écria Martagon qui regretta aussitôt ses paroles en voyant l’air meurtri de la vieille sorcière.
Filoche semblait presque au bord des larmes. À ce moment, ils entendirent du bruit qui provenait de l’étage. Quelqu’un s’agitait là-haut.
– Filoche, pardonne-moi ! s’écria Martagon. Je me suis laissé emporter par ma colère. Je vais partir pour Skajja et rencontrer le guérisseur. Tu as raison, c’est la meilleure solution.
Ils se levèrent. D’un geste leste de la main, surprenant chez une femme de son âge, Filoche débarrassa la table. Les bols et les godets lavés et rincés réintégrèrent le buffet où ils étaient habituellement rangés. L’intensité du feu sous le chaudron baissa afin de laisser mijoter la soupe jusqu’au repas du soir.
Martagon avait déjà grimpé les marches et Filoche le suivit. Dans le lit d’enfants, les trois petites filles s’éveillaient et babillaient. Barnazon dormait toujours, le poing dans sa bouche et les traits détendus.
– Tu vois, je sais m’y prendre, dit Filoche. Regarde comme ils sont en pleine forme.
– Oui. Esmine se multiplie même pendant son sommeil, constata amèrement Martagon.
Il fit un sourire à ses filles et aussitôt il n’y en eut plus qu’une. Il la prit dans ses bras pour la bercer doucement.
– Elle est si belle, murmura-t-il. Dire qu’elle a déjà eu tant de tourments dans sa courte vie.
– Si elle parvient un jour à maîtriser le sort de triplement, cela pourrait devenir un atout, une chance pour elle, intervint Filoche pour l’encourager. Quand elle se transformera à volonté, elle deviendra une sorcière puissante à laquelle personne ne pourra résister.
– Est-ce bien l’avenir auquel je pense pour elle ? interrogea Martagon, être une sorcière redoutable ?
– Une sorcière qui saurait se défendre contre l’adversité, n’est-ce pas ce dont un père devrait se féliciter ? insista Filoche.
– Eh bien non, répondit Martagon. Si tu me connais, tu dois forcément savoir que ce n’est pas un but que je souhaite pour mes enfants.
– Tu auras sûrement moins de chance avec Barnazon, ce sera ta consolation, ajouta Filoche.
– C’est un triste soulagement d’avoir un fils raté alors que sa sœur est surdouée, soupira Martagon.
Filoche le sentait faible, décontenancé, déprimé. Mais assurer l’avenir de sa famille serait un puissant moteur pour l’accompagner tout au long de son chemin vers le septentrion. Il puiserait ses forces pour tenir dans le souvenir de Guillemine et de ses enfants. Et il laisserait le champ libre à Filoche pour sérieusement prendre les choses en main.
– Pense à Guillemine. À vous deux, vous élèverez votre belle famille et vous en serez fiers. Mais il faut d’abord guérir Guillemine de sa tristesse.
– Qui t’a surnommée Filoche ? s’enquit soudain Martagon. Je t’ai toujours appelée ainsi, mais cela ne peut pas être ton véritable nom ?
– Pourquoi me demandes-tu ça maintenant ? demanda Filoche sans répondre à la question.
– Je me suis toujours interrogé, riposta Martagon. Tu mérites mieux que ce nom qui ne rime à rien.
– En effet. Il est passe-partout, et ça me convient très bien.
– Et quel est ton véritable prénom ? insista Martagon
– Colonzelle, murmura Filoche. Avoue que ce ne n’est pas très sérieux pour une sorcière.
– Peut-être, mais c’est bien plus joli que Filoche.
– Quand j'étais enfant, ma mère me disait toujours ‘Filoche donc !’ pour me presser de faire les choses. Au fil du temps, on ne m’a plus appelée que comme ça. Mon vrai nom s’est perdu. Tout le monde l’a oublié.
– Je te remercie pour cette anecdote. Filoche me paraît beaucoup plus intéressant après cet éclairage. C’était un ordre en fait, analysa Martagon.
– Oui.
– C’est toi qui donnes les ordres maintenant, poursuivit-il.
– Absolument.
– Je ne sais plus comment t’appeler finalement. Colonzelle est magnifique, mais Filoche a du sens pour toi, réfléchit-il.
– Arrête de te poser des questions inutiles. Filoche me va très bien, oublie Colonzelle, ordonna la sorcière d'un ton péremptoire.
– C’est entendu, répondit Martagon qui ne voulait pas se soumettre tout à fait, mais je me réserve le droit de t’appeler Colonzelle une fois de temps en temps, selon ma fantaisie.
– Tu perds du temps, rappela Filoche. C’est le moment de faire tes bagages et de te préparer pour un long voyage.
– Comment dois-je faire pour aller à Skajja ? demanda Martagon qui redevint pragmatique.
– Tu pars tout droit vers le nord, et tu y parviendras, indiqua la sorcière.
– Veux-tu dire que je ‘filoche’ vers le nord, ? ironisa Martagon.
– C’est ça, répliqua-t-elle sans sourire. Tu auras besoin d’une boussole, je t’en donnerai une.
Martagon s’arma de courage. Il tendit Esmine à Filoche qui la prit dans ses bras. Puis il se dirigea vers sa chambre. Guillemine était réveillée. Elle avait les yeux hagards et le teint brouillé. Filoche les rejoignit. Elle avait déposé Esmine dans le berceau, à côté de son frère.
– Aide-moi à descendre Guilemine dans la cuisine, dit Martagon. Je vais l’asseoir dans le fauteuil à bascule devant la fenêtre ouverte. Cela lui fera du bien de respirer l’air et de sentir les odeurs de la terre.
– Pourquoi ne monterais-tu pas plutôt le fauteuil dans la chambre ? proposa Filoche. Quand tu seras parti, je n’aurais pas la force de remonter Guillemine toute seule.
– Mais il faut qu’elle mange, s’exclama Martagon. Elle n’a plus de forces.
– Ne t’inquiète pas, je vais lui apporter à manger ici. Monte donc le fauteuil et moi je vais ouvrir la fenêtre.
Quelques minutes plus tard, Guillemine fut installée devant la croisée grande ouverte, une couverture enroulée autour de ses jambes. Sur une petite table à portée de main, Filoche déposa une cruche d’eau, un godet, et une assiette contenant du pain, du fromage et une pomme. La tête de la jeune maman reposait sur le dossier du fauteuil et elle se balançait doucement. Une brise légère pénétrait dans la chambre. Il faisait beau dehors. Les cimes des arbres frémissaient et, perché sur une branche proche, Helmus lissait ses plumes noires. Le chat n’avait pas tardé à grimper les marches et il était venu se coucher sur les jambes de Guillemine.
Martagon préparait ses affaires pour partir rapidement. La voix de Filoche lui parvint depuis la chambre voisine.
– On dit que les jeunes princes de Phaïssans sont terribles, racontait-elle. Leur père leur a donné des petits chevaux et ils ne cessent de galoper dans la campagne en se battant et en écrasant les cultures. Tu feras bien attention en partant de ne pas les croiser. Ils risqueraient de te blesser.
– Tu sais bien que grâce à mes vêtements discrets, je passe totalement inaperçu, répondait Martagon. Ils ne me verront pas. Ils pourraient passer à côté de moi sans soupçonner que je suis là.
Il fouillait dans ses maigres affaires, hésitait à prendre trop de choses. Il descendit au laboratoire pour choisir quelques livres indispensables et des potions pour soigner de probables petites contusions, entorses ou morsures. Sa besace commençait à s’alourdir. Quand il remonta du sous-sol, Filoche l’attendait dans la grande cuisine. Elle avait préparé quelques victuailles enveloppées dans un torchon de lin, et la boussole. Elle expliqua à Martagon comment lire le Nord sur le petit instrument.
– Quelle que soit la déviation que tu devras faire, pour contourner une montagne ou longer un fleuve par exemple, tu retrouveras toujours la bonne direction. Tu ne peux pas te perdre. Il serait bien que tu aies une mule, mais hélas, ni toi ni moi n’en possédons une. Tu irais plus vite. J'aurais bien demandé à Déodat de te donner la sienne, mais comment pourrait-il se séparer de sa mule ? C’est son amie et le seul bien qu’il possède.
– Je ne suis pas certain d’aller plus vite avec une mule, répondit Martagon. Je devrais m’arrêter souvent pour la faire boire ou manger. Et si je ne trouve pas d’herbe ou de rivière, comment ferais-je ? Non, je suis mieux tout seul à marcher dans la nature. Je m'arrête quand je veux et c’est pareil pour repartir.
– Tu vas beaucoup user tes souliers, ajouta Filoche. Fais bien attention à protéger tes pieds. Sans eux, tu ne pourras pas avancer. Te voici prêt pour le voyage.
Martagon hocha la tête en signe d’assentiment. Il avait une espèce de boule coincée au fond de sa gorge.
– Je vais aller dire au revoir à Guillemine et embrasser une dernière fois mes enfants.
Il grimpa l’escalier quatre à quatre. Filoche le regarda disparaître en haut des marches. Il ne resta que quelques minutes et redescendit bientôt.
– J’ai vu mes trois filles et mon fils. Ils sont superbes. Ils vont te donner beaucoup de travail. Guillemine ne t’aidera pas tant que je n’aurai pas rapporté de quoi la guérir.
– Regarde, j’ai une potion pour me donner de l’énergie Je suis équipée pour m’occuper d’eux. Ne t’inquiète pas et prends bien soin de toi.
– J’ai le coeur gros de vous laisser tous ici et de partir, murmura Martagon. Tu devras aussi protéger Guillemine et les enfants contre l’ennemi inconnu dont tu as parlé.
– Celui ou celle qui en veut à Guillemine ? demanda Filoche.
– Oui.
– Si il ou elle ose poser un pied à l’intérieur de cette maison, il aura affaire à moi. Je défendrai ta famille de toutes mes forces, avec mes pouvoirs magiques. Je peux devenir redoutable. Pars tranquille.
Martagon ne partageait pas la confiance de Filoche. Il savait que la sorcière faisait bonne figure mais qu’elle allait vivre une période très difficile. Lentement il se vêtit pour partir. Il mit ses chaussures, enfila son long manteau végétal, passa la bandoulière de sa besace sur son épaule et glissa dans une de ses poches un chapeau pointu qui pourrait le protéger des orages et des pluies violentes. il vérifia plusieurs fois le contenu de son sac, compulsa l’un de ses grimoires, s’assura du bon fonctionnement de la boussole. Lorsqu’il n’eut plus d’excuse pour retarder son départ, il leva la tête et fixa Filoche droit dans les yeux.
– Je n’ai rien oublié, murmura-t-il. Merci pour tout, Filoche. En route.
Il ouvrit la porte de sa maison champignon. Debout sur le seuil, Filoche le regarda s’éloigner dans la brume du soir. Il allait longer le lac avant de remonter vers le nord. Elle était certaine qu’il marcherait jour et nuit, porté par le désir farouche de revenir au plus vite. Sa haute et fine silhouette s’amenuisait déjà dans le lointain.
Avant de disparaître tout à fait au tournant, il se retourna et agita la main. Filoche referma doucement la porte et soupira. Pendant l’absence de Martagon, la tâche qu’elle allait devoir accomplir était immense. Elle devait maintenant mettre son plan à exécution.
Dans l’arbre en face de la maison, Helmus poussa un cri perçant. Pour la première fois depuis son arrivée dans la maison champignon, il avait laissé partir Martagon sans le suivre.