Chapitre 3

Martagon avançait dans la forêt et les champs en suivant scrupuleusement les instructions de la boussole. Quand il était obligé de s’écarter de sa route pour éviter un obstacle, il faisait tout son possible pour retrouver la bonne direction au plus vite.

 

Il avait commencé par traverser le royaume de Phaïssans. Comme l’avait prévu Filoche, il avait à peine quitté la maison champignon et suivi les berges du lac qu’il avait rencontré les fils de Xénon qui galopaient sur leurs montures. Ils étaient suivis par un palefrenier qui leur enseignait la technique de la monte. Ils ne cessaient de se chamailler entre eux. C’étaient encore de jeunes enfants, très fougueux. Martagon, qui n’y connaissait rien en chevaux, se rendait compte que leurs bêtes étaient nerveuses et dangereuses. Il s’était arrêté derrière un arbre pour les observer, et surtout pour ne pas se trouver sur leur passage. 

 

Plus d’une fois, tandis qu’ils galopèrent devant lui, ils faillirent passer au-dessus de l’encolure du cheval, lorsque celui-ci pilait brusquement devant une barrière ou une haie. Ils risquaient de tomber la tête la première et de se rompre le cou. Mais toujours au dernier moment, les deux frères jumeaux évitaient habilement la chute et se redressaient victorieux. Il arrivait même que l’un deux, souple comme une anguille, passe sous le ventre du cheval et remonte de l’autre côté. Ils riaient alors tous les deux comme des fous d’une pareille fantaisie. Le palefrenier les rejoignait une fois le danger écarté et ne pouvait s’empêcher de les gronder.

 

Les princes s’entrainaient dans un champ dont ils avaient dévasté la récolte. Mais rien en dehors de leur propre plaisir ne semblait les toucher. Martagon était écoeuré par tant de gâchis. Il pensait au pauvre paysan qui retrouverait ses cultures saccagées et son revenu amputé. 

 

Il n’osait pas bouger ni reprendre sa route tant que les cavaliers se déplaçaient follement dans le champ de blé. En attendant de pouvoir repartir, il regarda le coucher de soleil au-dessus du lac. Le soir était presque tombé, la nuit n’allait pas tarder à s’installer. La forêt derrière lui commençait à bruisser des craquements et gémissements nocturnes. En cet instant, Martagon éprouvait une paix profonde au contact de la nature. Les hurlements des deux garçons et le souvenir de sa famille l’indifféraient. Il se sentait détaché de tout. Ses pieds solidement plantés dans la nature lui donnaient la sensation de s’enfoncer dans l’humus et de devenir à son tour un arbre. S’il étendait ses bras, il était presque certain que ce seraient des branches aux mille ramifications, où viendraient se poser toutes sortes d’oiseaux. Il vivait un moment hors du temps.

 

Puis il sortit de sa rêverie et continua à regarder les cavaliers chevaucher leurs montures et bondir au dessus des épis de blé. Il était resté immobile si longtemps qu’il pouvait percevoir tout nouveau mouvement autour de lui. Il sentit plutôt qu’il ne vit une ombre se déplacer discrètement derrière les arbres. Lorsqu’elle se rapprocha de lui et se dissimula derrière un buisson dense couvert de fruits, il réalisa que c’était une petite fille vêtue de noir. Elle avait de très longs cheveux qui ondoyaient autour de son corps mince et souple. Elle s’accroupit. En tournant son regard vers elle, il s’aperçut qu’elle écrasait avec rage les baies de l’arbuste. Il en déduisit qu’elle était très en colère. Il l’entendait fulminer. En dehors de lui qui était tout près, nul n’entendait sa petite voix. Le martèlement des sabots des chevaux sur le sol et les cris des garçons étouffaient tous les autres bruits.

 

L’obscurité descendait lentement sur les alentours. L'entraînement dura encore une poignée de minutes. Puis le palefrenier donna l’ordre de rentrer. La cacophonie cessa quelques instants. Les apprentis cavaliers écoutèrent leur instructeur. Il était temps de remonter au château et de donner les soins aux chevaux. Les deux garçons obéirent aussitôt et lancèrent leurs montures au galop. Comme s’ils étaient poursuivis par des puissances maléfiques, ils accélérèrent l’allure. Ils volèrent au-dessus des haies en direction de la haute montagne qui dominait le lac. Les chevaux passèrent si près de Martagon en arrachant la terre fraîche avec leurs sabots qu’il faillit perdre l’équilibre. Il vacilla à cause du déplacement d’air qu’ils provoquèrent par leur vitesse. Pour ne pas tomber, il dut déplier l’une de ses longues jambes et sauter sur le côté.

 

Tandis que le vacarme provoqué par le départ des cavaliers s’amenuisait, l’ombre qui se cachait sous le buisson bondit en face de Martagon et l’apostropha.

 

– Qui es-tu toi ? Tu viens espionner les fils du roi ? Et tu m’as vue aussi. Tu n’as pas le droit.

– Je suis Martagon, sorcier de mon état, répondit lentement Martagon, époustouflé par l’agressivité de la petite fille.

– Sorcier ? Ah ! tu me fais bien rire, fit la gamine en grimaçant. Tu n’es qu’un vulgaire émissaire d’on ne sait où, venu pour rapporter ce que tu as vu à ton commanditaire. Allons, avoue ! 

– Et toi ? Qui es-tu pour m’insulter comme tu le fais, riposta Martagon qui trouvait l’attaque très injuste. Je t’ai vue te cacher pour que les princes ne te remarquent pas. Alors, qui espionne qui dans cette histoire ?

– C’est vrai, dit la fillette dont le ton s’adoucit. Tu as raison, moi aussi j’épie les princes.

– Mais je ne les surveille pas, protesta Martagon. Je me suis caché pour me protéger d’eux. Ils massacraient tout et je n’avais pas envie de me finir sous le sabot d’un cheval. Ils étaient très violents.

– Tu as vu comme ils sont de bons cavaliers ? reprit la fillette avec un sourire indulgent. Ce sont mes frères. Mais en réalité, je les déteste. Moi aussi je monte à cheval. Et je suis très habile.

– Je te crois, répondit Martagon qui voulait abréger la conversation pour repartir au plus vite.

– Tu me crois ? répliqua la fillette avec étonnement. D’habitude personne ne me croit.

– Eh bien les gens ont tort, fit Martagon, moi je te crois. 

– Tu serais bien le premier. Et puis je suis peut-être un peu menteuse, ajouta la gamine.

– Je sais bien que tu n’es pas la soeur des princes. Là je ne pouvais pas te croire, avoua Martagon. Mais pour le reste, je suis sûr que tu es une bonne cavalière.

– Tu te trompes, Tizian et Girolam sont mes frères. Ils ne me connaissent pas. Je suis Zilia, dit-elle.

– La fille de Roxelle ? s’exclama Martagon.

– Mais oui, répliqua Zilia en éclatant de rire. Oh ! Tu verrais ta tête, tu es trop drôle. Et maintenant tu me crois ?

– Ainsi c’est donc vrai, Roxelle existe et elle a eu une fille avec Xénon, murmura Martagon. Quelqu’un m’a raconté ton histoire. Mais on dit que c’est une légende.

– Oui c’est vrai, confirma la fillette. Je déteste mon père. Il a chassé ma mère et il m’a chassée en même temps. 

– Tu ne le vois jamais ? demanda Martagon.

– Jamais vraiment. Indirectement. Je monte au château et je circule dans les couloirs. Alors, oui, parfois je l’aperçois. Mais il ne sait même pas qui je suis. 

– C’est bien étrange, dit Martagon. Je viens d’avoir une fille … enfin trois filles … et je ne pourrais jamais les ignorer. Comment peut-on refuser de voir sa fille ? Belle et intelligente comme tu es, comment est-ce possible ?

– Et en plus j’ai appris à tirer à l’arc, ajouta Zilia. Et je ne manque jamais ma cible. Il pourrait être fier de moi. Si seulement il s’intéressait à moi. Mais non, il ne regarde que mes frères. Je les hais ! Je les hais ! Je les hais tous ! Ils s’amusent tout le temps pendant que moi je vis sous la terre. Je les hais depuis que je suis née.

– Je suis triste pour toi, fit Martagon. Je suis triste que ton père ne t’aime pas. J’aime mes filles et mon fils.

– Que fais-tu là dans la campagne à cette heure de la journée ? interrogea Zilia. Tu as failli te faire renverser par les chevaux.

– Je vais à Skajja, chercher un guérisseur pour la mère de mes enfants, expliqua Martagon.

– Elle est malade ? demanda Zilia.

– Oui, elle passe ses journées couchée ou dans un fauteuil. Elle n’a pas supporté l’accouchement. Elle a le malédictopon.

– C’est terrible. Ta vie est triste comme la mienne, constata Zilia. A peine tes enfants sont-ils nés que tu es obligé de partir pour un long voyage en les abandonnant, car ta femme est malade.

 

En écoutant Zilia, Martagon réalisa qu’elle avait raison. Sa vie était triste, triste à en pleurer, triste à en mourir. Il avait longtemps mené une existence stable et paisible en cueillant des fleurs après les avoir cherchées pendant des jours et des jours. Et il se retrouvait désormais dans une situation totalement absurde. Il avait dû quitter sa maison champignon, tout laisser derrière lui. 

 

– Zilia, je dois continuer ma route. J’ai déjà perdu beaucoup de temps. Et le temps presse, dit-il pour abréger ce moment qui devenait pesant.

– Ma mère aurait peut-être pu la guérir, murmura Zila. Tu as dit que tu étais sorcier ? Et ta femme ? 

– C’est aussi une magicienne. 

– Mais je ne conseille pas de venir voir Roxelle, poursuivit Zilia. En ce moment elle est de très mauvaise humeur. Il vaut mieux ne pas s’approcher d’elle. Car tu ne peux pas deviner quelle idée saugrenue peut lui passer par la tête. Comme d’habitude, quand elle en veut à  Xénon, tout est prétexte à l'énerver. Elle a demandé à le voir pour une raison sans intérêt. Et évidemment, il l’a rejetée. Je ne sais pas pourquoi elle s’acharne. Comme elle est insupportable, tout le monde l’évite. Même moi.

– Je te remercie pour ton conseil, Zilia. Tant pis, je ferai autrement. Je dois absolument partir maintenant. Peut-être nous reverrons-nous, si je reviens de Skajja.

– Tu es un homme bon, Martagon. Si un jour je peux t’aider, je le ferai.

 

Sans un mot, Martagon ramassa sa besace qui avait glissé par terre. Il la réajusta sur son épaule, fit un petit signe de la tête à la fillette et se remit en route. Il faisait tout à fait nuit maintenant. Seule la lune éclairait la campagne alentour d’une lumière blanchâtre. Zilia regarda Martagon s’enfoncer dans l’obscurité profonde. Elle suivit sa silhouette dans le noir jusqu’à ce qu’elle se réduise à un point. Puis elle se mit à courir en direction du pied de la montagne, vers le Palais des Ténèbres, et disparut. Elle adorait se déplacer dans la pénombre.

 

Martagon marcha jusqu’à l’aube. Tandis qu’il allongeait ses jambes maigres sans jamais ralentir, l’astre de la nuit dardait ses pâles rayons. Ils traversaient l’épaisseur des frondaisons et leurs éclats de lumière illuminaient le chemin loin tout autour. Martagon ne ressentait pas la fatigue. Seul son cœur lui semblait dur, comme desséché. L’angoisse lui serrait la poitrine mais rien n’interrompait sa détermination à toujours faire un pas de plus.

 

Quand le jour commença à poindre, il se sentit soudain épuisé. Le besoin de sommeil le surprit au détour d’un sentier. Aussitôt il avisa à quelque distance, un tronc d’arbre couché sur le sol. Il s’en approcha et s’allongea contre lui, se fondant dans l’écorce comme s’il en avait fait partie. Il s’endormit comme une souche.

 

Quelques heures passèrent. Martagon ne bougeait pas mais il respirait doucement. Au-dessus de lui les nuages s’amoncelaient mais il ne s’apercevait de rien. Soudain, l'orage éclata. Des trombes d’eau se déversèrent sur le petit bois où se trouvait le tronc d’arbre mort. Martagon se réveilla brusquement, trempé de la tête aux pieds. Il se releva péniblement après autant d’immobilité. S’il n’avait pas été aussi mouillé, il se serait senti frais et dispos. Encore sonné par les rafales de l’ondée, il eut besoin de deux ou trois minutes pour retrouver son souffle. Après quelques respirations régulières, il se remémora la raison de sa présence en ces lieux. Résigné, il se remit à marcher sous la pluie dense qui continua à tomber pendant un long moment. La terre se creusait. L’eau ruisselait dans les rigoles sinueuses qui débordaient. Martagon pataugeait dans la vase, s’enfonçant parfois jusqu’aux genoux. La boue menaçait d’emprisonner ses mollets maigres. Il n’avançait plus que péniblement, pestant contre le déluge qui s’abattait sur lui. Des éclairs zébraient le ciel noir et la violence du tonnerre le surprenait par intermittence. 

 

Enfin, aussi brusquement qu’il s’était déclenché, l’orage cessa. Le vent chassa les derniers nuages et le soleil revint. D’abord pâle et sans chaleur, il ne tarda pas à monter dans le ciel et darder ses rayons sur la campagne. Bientôt Martagon fut sec. Son manteau de terre et d’herbe se souleva à nouveau légèrement sous l’effet de la brise. 

 

Pour se nourrir, il cueillait des racines et des baies qu’il mangeait en marchant. Il essayait de s’arrêter le moins possible. Suivant les indications de la boussole, il poursuivait son chemin vers le nord. Il traversa la grand route qui menait de Phaïssans à Vallindras et reprit sa course dans les champs. Il marcha plusieurs jours à un rythme soutenu. Mais comme il se nourrissait peu et dormait rarement, il ne tarda pas à être épuisé. 

 

Il allait s’engager dans une forêt quand il eut la sensation d’être suivi. Il se retourna soudainement pour vérifier si personne n’était derrière lui. Le sentier était désertique. Il continua à avancer mais l’impression d’une silhouette furtive derrière lui ne le quittait pas. Il accéléra l’allure pour semer celui qui le talonnait. Puis avisant un rocher à gauche, il le dépassa et le contourna rapidement. Il fit ensuite demi-tour et recula jusqu’au tronc d’un arbre qui se dressait un peu plus loin. Il se tint immobile et attendit. Deux ou trois minutes plus tard, il vit passer un chien devant lui. L’animal explorait la piste avec précaution, humant le sol. Sans hésiter, il se dirigea vers Martagon et s’assit devant lui, la langue pendante.

 

– Un chien ! s’exclama Martagon. Tu m’as fait peur. J’ai cru que tu étais un voleur et que tu voulais me dévaliser. 

 

L’animal le regardait de ses bons yeux. Sa fourrure brune à reflets roux semblait douce et Martagon approcha la main pour lui caresser la tête et les oreilles. Le chien se laissa faire mais il se tenait sur ses gardes. 

 

– Tu as faim, pauvre bête, dit Martagon. Mais je n’ai rien à te donner. Je n’ai que des herbes dans ma besace, ce n’est pas de la nourriture pour chien. 

 

En touchant la fourrure autour du cou, il s’aperçut qu’il y avait une plaie infectée. L’animal recula, gémissant sous la douleur quand Martagon effleura la blessure. Martagon examina le corps et vit qu’il y avait une grande cicatrice sur le flanc. Le sang était coagulé, mais la cicatrice était mal refermée. Du pus suintait. Le chien grogna instinctivement quand la main approcha la zone douloureuse. Il montra les crocs. Lentement, Martagon s’assit à côté de l’animal pour ne pas l’effrayer. Il lui parla doucement en effleurant son poil avec ses mains. Il cherchait d’autres déchirures. Le chien se laissait plus ou moins examiner, mais il était méfiant. 

 

– Tu t’es battu ? demanda Martagon. Ou bien on t’a battu. Quelle importance ? Je vais m’occuper de toi. Je ne suis pas un guérisseur, mais je peux soigner. Il faut que tu me laisses faire. Si tu me mords, je m’en vais.

 

Ouvrant sa besace, il en sortit quelques flacons. Il ouvrit un et versa une première potion dans le creux de sa main. Le chien lécha le liquide. 

 

– Cela va calmer la douleur, expliqua Martagon. Et t’endormir. J’ai besoin que tu sois calme pour nettoyer les plaies et les fermer.

 

Peu de temps après, le chien se coucha sur son côté sain, offrant son flanc mutilé au sorcier. Il ferma les yeux et sombra rapidement dans un sommeil forcé. Dès qu’il put approcher l’animal sans risquer de se faire attaquer, Martagon prit quelques outils dans son sac. Il rasa les poils autour des blessures. Avec un fin couteau qu’il nettoya préalablement, il rouvrit les lésions. Puis il cautérisa les chairs nécrosées et les désinfecta délicatement avec différentes lotions. Il les oignit ensuite d’un onguent avant de les refermer les plaies en les suturant.

 

Quand il eut terminé, Martagon s’assit sur une souche et posa la tête du chien sur ses genoux. Il la caressa longuement en attendant que l’animal se réveille. Il regardait droit devant lui, sans rien voir. Ses pensées revenaient sans cesse à la maison champignon où il imaginait Guillemine et ses enfants. Le temps s’était écoulé et les petits couraient dans l’herbe devant la porte. Leur mère était assise sous un arbre et les surveillait en lisant un grimoire. C’était une scène bucolique dont la vue lui faisait du bien. Sa main qui passait et repassait dans la fourrure du chien accompagnait sa rêverie d’une langueur triste.

 

Enfin le chien remua un peu la queue. Il ouvrit les yeux. 

 

– Tu peux t’en aller maintenant, dit Martagon en se dégageant. Tu vas guérir vite. En quelques jours, il n'y paraîtra plus.

 

Il posa délicatement la tête du chien sur une racine moussue. Puis il se déplia et se releva. Il rassembla ses flacons dans sa besace qu’il ramassa et passa la bandoulière sur son épaule. Il était prêt à repartir après ce repos inattendu.

 

– Adieu, le chien, fit-il en s’éloignant. Je dois poursuivre ma route.

 

Il vit alors que l’animal se levait aussi et se mettait à marcher derrière lui.

 

– Tu ne peux pas me suivre, s’écria-t-il. Je m’en vais très loin, et je n’ai pas besoin d’un chien.

 

Pour la première fois depuis leur rencontre, le chien aboya. Martagon était surpris. C’était comme si l’animal lui répondait. Et tandis qu’il avançait sous le couvert de la forêt, le chien se trouvait toujours à quelques pas derrière lui. Martagon voyait bien qu’il était faible et avait besoin de nourriture. 

 

– Je ne vais pas non plus te donner à manger ! s’exclama–t-il. C’est trop ! Non seulement je dois te soigner, mais en plus tu réclames ta pitance ! Je n’ai rien. 

 

Après un moment, il céda. Il revint près de l’animal. Fouillant dans sa besace, il partagea les derniers biscuits que Filoche y avait glissés quand il préparait son départ. Tous deux les mâchèrent consciencieusement. La nourriture était rare. Ils avaient faim. Il faudrait qu’ils se contentent de peu désormais, car ils devraient se répartir les vivres. Le chien n’abandonnerait pas Martagon. Le sorcier avait compris que la pauvre bête cherchait un maître et l’avait trouvé. 

 

Ils reprirent la route. Le chien marchait à côté de Martagon. Il ne se cachait plus. Quand l’homme regardait l’animal, il voyait dans ses yeux un regard d’adoration pour celui qui l’avait sauvé. Après les terribles événements qui avaient précédé leur rencontre, il était gratifiant pour Martagon d’avoir un fidèle compagnon. Il pouvait lui parler et sa solitude était moins grande.

 

– Tu as mangé des biscuits de sorcière, disait-il au chien. Ce n’est pas commun, tout de même ! Tu n’avais jamais dû imaginer une chose pareille dans ta vie d’avant. Bon, on ne peut pas rester comme ça ! Il faut que je te donne un nom. Je vais t’appeler. Memnon. 

 

Martagon devait chercher une solution pour nourrir Memnon. Il n’avait plus de biscuits et le chien ne pouvait pas se contenter de baies, de salades ou de champignons. Tout en cheminant, il réfléchissait au moyen de subvenir à leur besoin de trouver des aliments roboratifs. Alors il commença à ramasser des châtaignes, des noisettes et des noix. Il les concassait le soir avec des pierres pour en faire de la farine. Il cuisait ensuite des galettes sur un petit feu qu’il allumait. Les repas étaient frugaux. Parfois, Martagon réussissait à attraper une truite dans une rivière, ou Memnon rapportait un lapin dans sa gueule. Martagon faisait alors rôtir le poisson ou la viande au bout d’une branche, et l’accompagnait de racines grillées. Quand il avait trouvé beaucoup de légumes, il préparait même une soupe dans un morceau d’écorce.  

 

Lorsque Memnon fut guéri de ses blessures, il commença à gambader tout le jour autour de Martagon. Il courait devant en éclaireur et aboyait en présence d’un danger. Souvent c'était un lièvre qui détalait ou le bruit d’une cascade. Martagon le faisait taire car il n’avait pas envie de faire de mauvaises rencontres. Il n’avait pas peur, mais il n’aurait pas su se défendre contre des brigands mal intentionnés ou des animaux sauvages. Il essayait toutefois de se raisonner. Il se disait qu’il était si transparent et si végétal qu’il ne craignait pas de se faire attaquer par un ours ou un loup. Quant aux bandits, ils n’auraient rien trouvé à dévaliser sur lui car il n’avait aucune richesse. Il ne possédait que sa besace et son manteau de terre et d’herbe.

 

Dans la journée, ils avançaient à l’abri sous la frondaison des arbres, dans les bois et les forêts. Ils ne traversaient les champs et les prés qu’à la faveur de l’obscurité, pour rester invisibles. La pluie ne les dérangeait pas et n’interrompait pas leur voyage. La nuit tombée, ils se glissaient sous des rochers ou parfois grimpaient sur des branches basses et épaisses pour se reposer. Martagon vérifiait souvent qu’ils n’avaient pas dévié de la direction du nord indiquée sur la boussole. Ils passaient les rivières à gué ou cherchaient un pont ou un rétrécissement pour franchir les torrents. Quand le cours d’eau était trop large, ils trouvaient parfois une barque amarrée qu’ils utilisaient pour atteindre l’autre rive. Ils évitaient les villages et les grandes routes, et même les chemins vicinaux. Martagon parlait souvent au chien. Il lui confiait ses moindres pensées. Il ne s’était jamais autant exprimé de sa vie. Sans Memnon, le voyage de Martagon aurait été d’une solitude absolue.

 

La végétation changea lentement, au fil de leur périple vers le nord. Les forêts d’arbres luxuriants, les collines, les prés verts, les  lacs et les rivières se raréfièrent et firent place à la  steppe, une vaste prairie d’herbe parsemée de buissons d’armoise. Aucun arbre ne poussait dans ce paysage sans relief à perte de vue. Ils ne pouvaient plus se dérober aux regards, ni même trouver de la nourriture. ils avançaient en courbant le dos dans un environnement d’une monotonie déprimante. Le vent ne rencontrait pas d’obstacles et soufflait fort. Martagon se couchait le soir ou même à n’importe quelle heure de la journée pour se reposer. Memnon chassait des lapins qui pullulaient, mais il n’arrivait pas à en attraper. Peu importait, car Martagon n’aurait pas osé faire un feu pour rôtir la viande. Ils avaient vu plusieurs feux de prairie dans le lointain qui dégageaient d’énormes nuages de fumée.

 

Au bout de plusieurs jours d’une marche exténuante et taraudés par la faim, ils aperçurent de bon matin à l’horizon une chaîne montagneuse. Les contreforts ressemblaient à de petites collines, mais au-delà les sommets des monts pointus étaient couverts de neige. La température descendit au fur et à mesure qu’ils approchaient. Il commençait à faire glacial, mais ni l’un ni l’autre ne ressentait les morsures du froid. Bientôt le sol commença à s'élever en altitude. Ils serpentaient au milieu de rochers déchiquetés en cherchant des sentiers praticables qui n’existaient pas. Dans le fatras de pierres écroulées, ravins et pitons rocheux, Martagon ne réussissait plus à maintenir leur chemin vers le nord. Après quelques hésitations, retours arrière et changements de direction, ils longèrent un précipice et rejoignirent une espèce de voie qui avait dû être creusée par une rivière. 

 

Le lit de ce torrent desséché montait abruptement vers une petite gorge entre deux collines de blocs rocheux. Le sol était caillouteux et leurs pieds se tordaient sur les pointes acérées. Ils approchaient de la zone neigeuse. Le blizzard soufflait. Arrivés au col, ils se trouvèrent face à face avec un soldat.

 

L’homme était vêtu d’une armure de fer dépareillée. La surface rouillée était percée de trous. Sous le métal, on devinait un vêtement de cuir épais. Son casque pendait sur le côté, attaché à sa ceinture de cuir. Dans le dos il portait un arc et son carquois qui dépassaient. Ses longs cheveux noirs étaient tirés en arrière et nattés en une longue tresse ramenée sur la poitrine. Ses pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses. Une grande cicatrice balafrait son visage de l’oreille droite jusqu’à son menton glabre. Ses yeux sombres étaient profondément enfoncés dans leurs orbites, de part et d’autre d’un nez épaté. Sa peau soumise aux vents et au soleil était basanée et couverte de rides. Il se tenait debout, droit, ses deux jambes écartées et ses pieds plantés dans le sol. 

 

Martagon, stupéfait par son apparition, baissa la tête en signe de salut. Memnon s’assit au pied de son maître et se mit à grogner sourdement. Le soldat se courba à son tour, mais il eut du mal à se redresser et une grimace de douleur vrilla sa bouche. Ni lui ni Martagon ne bougeaient, comme s’ils se jaugeaient avant d’attaquer. Le soldat avait l’air agressif, mais c’était peut-être à cause de la longue griffe qui le défigurait. Tout à coup, il s’écroula sur le sol et resta inanimé. Martagon se précipita vers lui pour lui prendre le pouls. Il était très faible.

 

– Cet homme est épuisé, dit-il à Memnon qui s’était approché et humait le blessé. Je ne suis pas guérisseur, mais je ne peux pas le laisser dans cet état. Il a cogné sa tête contre une pierre et s’est assommé. Et il saigne. 

 

Le sang coulait en effet le long du cou et s’infiltrait dans la chevelure tressée. Le visage avait pâli sous la peau tannée, il était devenu jaune. Martagon fouilla dans les recoins de sa besace qui commençait à se vider sérieusement et en extirpa un minuscule flacon.

 

– C’est une eau de régénération, expliqua-t-il à Memnon. Un mélange très tonique qui devrait le réveiller. 

 

Il fit couler quelques gouttes de la précieuse potion entre les lèvres de l’homme et attendit une ou deux minutes. Il ne passait rien, le soldat restait évanoui. Martagon renouvela l’opération.

 

– Il ne faut pas dépasser la dose, précisa-t-il en caressant le chien d’une main hésitante, sinon on peut obtenir l’effet inverse de celui escompté. C'est-à-dire que le cœur risquerait de s’emballer et le blessé de mourir. Je fais très attention.

 

Après chaque nouvelle goutte avalée, Martagon prenait le pouls du soldat. Enfin il releva la tête et dit à Memnon avec soulagement que le pouls remontait.  

 

– Je crois qu’il est sauvé, ajouta-t-il, mais il revient de loin. Je dois regarder ses blessures maintenant. C’est étrange, j’ai eu l’impression au début qu’il allait me transpercer avec une épée. Bien qu’il n’ait pas d’épée. Je n’avais pas peur mais j’étais comme paralysé. C’est parce que moi-même je suis incapable de me battre.

 

Après avoir fait pivoter délicatement la tête avec ses deux mains, il examina la blessure au crâne provoquée par la chute. Elle était superficielle. Il nettoya la plaie et l’enduisit d’un onguent cicatrisant. L’homme ouvrit les yeux. Lorsqu’il vit le visage de Martagon penché sur lui, il eut un bref sursaut d'énergie mais il s’évanouit à nouveau. Sa tête retomba lourdement sur le sol. Martagon tâta le pouls.

 

– Ce n’est rien cette fois. Il va se réveiller après un bon repos. Cet homme doit se nourrir et boire pour reprendre des forces, dit-il au chien. Comment allons-nous faire pour lui donner à manger ? Je n’ai presque plus rien. Il va dormir maintenant avec ce que je lui ai administré. Tu vas rester près de lui, Memnon, et le surveiller. Et moi je vais chercher quelque chose pour le sustenter. Nous ferons un petit feu quand je reviendrai. Je ne vais pas trop m’éloigner pour ne pas me perdre. 

 

Martagon s’éloigna. Comme ils n’avaient rien vu en montant dans le lit asséché de la rivière, il prit la direction inverse et se glissa dans la gorge. Il risquait de rencontrer des ours ou des serpents, mais il n’avait jamais eu peur des bêtes sauvages depuis son départ et il n’allait pas commencer. Tant pis s’il se faisait attaquer, il devait vraiment trouver quelque chose à manger pour sauver le soldat. L’extrémité du passage s’ouvrait sur une prairie. Il perçut le chant d’une source et se dirigea vers l’endroit d’où provenait le son. Il ne tarda pas à la trouver. Jaillissant d’une fente entre deux rochers, l’eau claire coulait dans une petite cuvette de pierre avant de disparaître à nouveau sous terre. Martagon but le liquide frais et transparent avec avidité. Il remplit ensuite sa gourde. Autour de la petite fontaine, l’herbe et les fleurs poussaient à foison. Il ramassa autant de plantes comestibles qu’il put, déterra quelques racines. En  retournant à son point de départ, il ramassa des branches de buissons morts pour faire son feu. 

 

Lorsqu’il arriva là où il avait laissé Memnon et le blessé, il vit que ce dernier allait mieux. Il s’était réveillé et assis dos à un rocher. Memnon le regardait mais restait à distance. A nouveau Martagon le salua et le soldat à son tour baissa la tête.

 

– Parles-tu la langue universelle ? demanda Martagon.

– Un peu, répondit l’homme d’une voix hésitante.

– Je m’appelle Martagon, et voici mon chien Memnon, poursuivit Martagon. 

– Je suis Izen, fit le soldat, fils d’Akkad et de Belcodène. Tu m’as sauvé, et je t’en remercie. 

– Ce n’est rien, murmura Martagon. Tout homme aurait fait ce que j’ai fait.

– Tu te trompes, Martagon, riposta le soldat. Certains hommes ne sont pas bons comme toi. Je viens d’un pays au-delà des montagnes où il y avait la guerre. Nous nous battions contre des envahisseurs venus conquérir nos terres. Ils n'étaient pas bons. C’étaient des barbares, ils ont tout saccagé. Ils étaient si nombreux que nous n’avons pas pu nous défendre. Mais nous avons essayé. Mon armée a été décimée, mes compagnons sont tous morts. Les attaquants vainqueurs ont laissé mourir les blessés. Après l’assaut, le champ de bataille est devenu silencieux petit à petit, à peine un râle ici ou là qui finissait par s’éteindre. Je croyais être mort moi aussi. Peut-être étais-je parti dans l’au-delà d’où on ne revient pas. Mais je suis revenu. Quand la nuit est tombée, j’ai fui. Je ne pouvais pas rester. Qu’aurais-je pu faire, seul survivant contre tous ces soldats ? J’ai marché pendant des jours et des jours, sans boire ni manger. Et je suis tombé devant toi, comme un animal au bout de sa vie.

– Crois-moi, fit Martagon, tu n’es pas près de mourir. 

– Grâce à toi, répéta Izen. Le destin t’a placé sur ma route au moment où tout paraissait fini pour moi. Cela signifie que j’ai encore des choses à accomplir avant de disparaître. 

– Tu pourras finir ce que tu as commencé. Tu vas te rétablir rapidement, si tu te nourris pour retrouver tes forces, ajouta Martagon. Malheureusement c’est là que les choses se compliquent. 

– Mais pourquoi ? s’étonna Izen.

– Il n’y a rien ici, et le soir tombe, reprit Martagon. Tu ne peux pas te déplacer, je ne peux pas te porter. Cela veut dire que nous allons passer la nuit ici, à la merci de prédateurs que nous ne verrons pas approcher. Nous sommes tous les deux épuisés. Seule la chance pourra nous sauver. 

 

Martagon posa les branches de buissons et sa récolte sur le sol. Il alluma un petit feu dont les flammes timides s’agitait au vent. L’obscurité les plongeait de plus en plus dans l’ombre. Seul l’éclat du brasero éclairait les visages des deux hommes. Martagon se tourna vers Memnon. 

 

– Avant qu’il ne fasse tout à fait noir, Memnon, ramène-nous un lapin, dit-il au chien. Izen a besoin de reprendre des forces. Tu peux le faire.

 

Memnon baissa la tête, puis s’éloigna et disparut derrière les rochers. Martagon sortit ses ustensiles de la besace et fit mijoter une soupe avec les légumes qu’il avait ramassés et l’eau de la source. En même temps, il écrasait les racines desséchées avec une pierre pour en faire de la farine. Il prépara des galettes qu’il fit cuire. Une bonne odeur s’échappait de la nourriture qui chauffait. La tiédeur qui provenait du feu se répandait autour d’eux et faisait somnoler Izen. Tandis qu’il faisait ses préparatifs, Martagon essayait de réfléchir ardemment.

 

– Tout ceci est bien joli, mais nous ne sommes absolument pas protégés contre les rôdeurs nocturnes, pensait-il. Ils ont faim eux aussi, et nous sommes des proies de choix. Je ne suis pas un guérisseur, je suis un sorcier. Je dois trouver un moyen de nous prémunir contre leurs attaques. 

 

Il jeta un œil vers izen et s’aperçut qu’il dormait. Fouillant dans son sac, il en sortit l’un de ses grimoires. C’était son préféré. Guillemine l’avait ajouté dans sa bibliothèque en précisant que c’était son bien le plus précieux. Il était certain de trouver une solution dans ce livre très spécial. Feuilletant les pages à la lumière du petit feu, il restait attentif aux moindres bruits alentour. Il guettait la démarche furtive d’un puma ou les pas lourds mais souples d’un ours. Il attendait le retour de Memnon, craignant pour la vie de son ami. Il ne s’était jamais senti autant en danger. 

 

Il tournait les pages sans trouver une idée qui lui paraisse répondre à sa recherche. Puis soudain il tomba sur une formule qui le stupéfia. Les runes qu’il parvenait à déchiffrer avec peine évoquaient la possibilité de créer une bulle de protection. Elle formait une paroi infranchissable qui laissait l’extérieur visible, comme une sorte de cage transparente. Martagon se pencha sur les caractères magiques écrits dans un langage si ancien qu’il ne parvenait pas à les prononcer. 

 

– Je ne vais pas y arriver, gémit-il. Quel dommage ! J’aurais dû essayer de lire ce grimoire avant, quand il était encore temps. Maintenant, c’est trop tard.

 

Malgré la difficulté, il s’acharna. Soudain il entendit un souffle rauque à proximité, puis un jappement. Memnon apparut, jaillissant de l’opacité de la nuit vers la lumière du brasero. Il tenait dans sa gueule le corps d’un lapin. Martagon le saisit et le dépeça rapidement, avant de le glisser dans le récipient où cuisait la soupe. Il fit une rapide caresse à Memnon, puis se replongea dans ses runes. Il sentait la pression monter autour de lui. Avec les odeurs de viande qui s’échappaient de la marmite, les prédateurs n’allaient plus tarder. Il balbutiait des phrases incohérentes, tentant vainement de créer la bulle de protection autour de leur petit groupe.

 

– Il manque quelque chose, se disait-il. Peut-être plusieurs choses. Mais comment savoir ? 

 

La neige se mit soudain à tomber. De gros flocons épais s’amoncelèrent en quelques instants sur les rochers et le sol, formant un tapis moelleux mais glacial. Seul le contour du feu n’était pas recouvert, la neige fondant aussitôt à la chaleur. Martagon regardait ce spectacle si étonnant se produire devant ses yeux sans bouger. Il était paralysé devant l’accumulation de tant de difficultés à surmonter en même temps. Enfin, il secoua la tête et retrouva ses esprits. 

 

Reprenant la lecture des formules pour la nième fois, il aperçut soudain entre deux runes un petit symbole presque effacé. Il ne l’avait pas encore distingué à cause du manque de luminosité. Ce caractère inattendu à cet endroit semblait renvoyer le lecteur à un autre symbole identique en bas de page. Le texte était presque transparent, impossible à lire dans sa totalité. À bout de nerfs, Martagon osa faire un geste interdit. Il passa sa main dans les cendres du feu et frotta doucement le papier du bout de ses doigts noircis. Les runes apparurent plus distinctement. Elles disaient que seul un arbre était capable de lancer la formule. 

 

– Un arbre, murmura Martagon avec désespoir. Mais c’est impossible, il n’y a aucun arbre ici. A moins que …

 

Une étrange idée le traversa. Il pensa aussitôt à lui-même, à sa stature maigre et anguleuse. A sa grande taille. A son manteau de terre et d’herbe. A ses longs bras tordus. Il pourrait peut-être faire illusion … Alors, tentant le tout pour le tout, il se leva. Il se déplia lentement sous le rideau de flocons dont l’intensité avait encore crû, écarta ses épaules jusqu’à ce que ses omoplates se touchent, et leva la tête. Il vit briller dans le noir au-dessus du rocher qui les surplombait deux yeux étincelants de convoitise. Il sentit la présence d’un fauve qui guettait le bon moment pour bondir. Tenant le grimoire à bout de bras, il prononça la formule qu’il connaissait par cœur à force de l’avoir lue. Tandis qu’une chape cristalline les entoura aussitôt de son voile protecteur, l’animal sauta, rebondit sur la surface intraversable et s'éloigna dans la nuit en feulant de rage. 

 

Martagon ressentit une paix indescriptible descendre sur lui. Il n’avait jamais surmonté une pareille frayeur. Il avait réussi à vaincre son ignorance et à protéger leur petit groupe en grand danger. Mais surtout, pour la première fois de sa vie, il avait agi en vrai sorcier. Il ne s’était pas contenté de cueillir trois simples et de fabriquer une potion. Il n’avait pas eu peur de transgresser la règle qui voulait qu’on ne souillait pas un grimoire. Il avait lancé un sort complexe qui s’était réalisé. Tous ces événements constituaient un bouleversement si intense pour ses convictions sur ses capacités qu’il se sentit vaciller. Il faillit tomber sur le sol. Lorsqu’il eut retrouvé son équilibre, il se tourna lentement vers Izen. Il vit que le soldat avait les yeux grand ouverts et le fixait, médusé. 

 

Ils entendirent soudain un mugissement. Leurs regards parcoururent l’enceinte d’une extrémité à l’autre pour chercher l’origine de la clameur. Ils virent le fauve longer la bulle. L’animal s’arrêta et tenta de pénétrer dans l’enceinte en avançant une patte. Il se cogna contre la dureté de la surface, comme si les proies qu’il convoitait se trouvaient derrière une paroi de verre. Il essaya encore plusieurs fois vainement, utilisant ses longues griffes et montrant ses crocs cruels. Puis il abandonna la poursuite devant une telle adversité. Il rugit pour montrer sa colère, campé sur ses quatres pattes puissantes, s’élança et bondit sur les rochers avant de disparaître dans l’obscurité. L’écho renvoya son cri de fureur pendant plusieurs minutes avant que le silence ne retombe autour de la bulle.

 

Martagon et Izen restèrent immobiles et muets pendant un long moment, méditant sur leur sort et leur chance d’avoir échappé au fauve.

 

La neige avait presque recouvert la surface de la bulle qui ressemblait à un gros cocon. Les flocons cessèrent de tomber. Le vent les chassa avant qu’ils ne forment une croûte de glace et poussa les nuages. Alors la nuit étoilée apparut au-dessus du petit abri. 

 

– Nous sommes protégés pour la nuit, dit Martagon. Nous allons pouvoir nous restaurer et dormir. Nous avons besoin de nous reposer.  

 

Il tourna la cuiller dans la marmite où bouillonnait le ragoût de lapin. Une odeur délicieuse s’était répandue à l’intérieur de l’abri. Quand il fut sûr que le civet était prêt, il remplit la gamelle d’Izen avec le mélange et la lui tendit. Puis il versa une bonne quantité dans un creux de rocher pour Memnon. Enfin, lui-même se servit une bonne portion dans son bol. Pendant quelques minutes, seul le bruit des mâchoires troubla le silence sous la bulle.

 

– Merci pour ce repas. Sache que je suis ton ami et que je t’accompagnerai dans ta tâche, quelle qu’elle soit, dit Izen avec force lorsqu’il eut vidé son écuelle. Tu m’as profondément impressionné. 

– Je n’avais jamais fait ça auparavant, avoua Martagon. C’est la peur de nous voir tous anéantis qui m’a aidé à réussir 

– Peu importe comment tu t’y es pris, répondit Izen. Je te dois la vie plusieurs fois et j’ai un respect infini pour toi. Tu es un grand sorcier. 

– Je ne suis qu’un amateur, murmura Martagon. 

– Tu es bien trop modeste, s’écria Izen. Je n’avais pas compris au départ que tu étais un magicien. Je pensais que tu étais un simple guérisseur. Mais je t’avais mal jugé. Tu m’as prouvé l’excellence de ton art.

 

Martagon ne pouvait pas supporter cette admiration. Toute sa vie il avait essayé d’être le plus invisible possible, afin de préserver sa tranquillité et sa liberté. Et voici qu’un soldat inconnu, qu’il avait sauvé de la mort par miracle, voulait devenir son ami. Qu’allait-il faire d’une pareille faveur ? Lui qui avait horreur des armes et de la guerre, et des combats en général, se trouvait confronté à la pire des rencontres. Il tenta de changer le sujet de la conversation.

 

– Où iras-tu quand tu seras guéri ? demanda Martagon.

– Je ne sais pas. Je ne peux pas retourner dans mon pays. C’est le chaos d’où je viens. Je voudrais le reconquérir, mais que puis-je faire tout seul ? fit Izen. Il faudrait une armée et il n’y a plus de soldats. Et puis maintenant, je t’ai prêté allégeance et c’est toi que je vais suivre et servir.

– Les terres plus au nord ont été conquises par des barbares ? reprit Martagon qui voulait modifier le sens de leur échange et se renseigner sur sa destination.

– Je viens de te le dire, murmura Izen qui semblait épuisé.

– Ils ont détruit les villes ? poursuivit Martagon.

– Oui, ils ont soumis mon pays. Les villes, les villages et les campagnes, ajouta Izen.

– Mais alors, qu’est-il advenu de Skajja ? s’écria Martagon avec l’énergie du désespoir. C”est là où je vais.

– Pourquoi parles-tu de Skajja ? Je ne viens pas du royaume de Tchorodna et pourtant je viens du septentrion. Skajja n’est pas au nord, mais à l’est, s’étonna Izen.

– A l’est, répéta Martagon, stupéfait. Je ne comprends pas. On m’a dit d’aller vers le nord.

– Si tu continues vers le nord, tu ne trouveras jamais la cité. Je vais venir avec toi, nous irons ensemble à Skajja. Je connais le chemin. J’y ferai réparer mon armure. Et j’achèterai une épée invincible pour remplacer celle qu’on m’a volée.

 

Martagon repensa à sa première impression lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Izen ne portait pas d’épée, mais son geste avait été celui d’un soldat qui dégaine son arme. En l’absence de sa plus fidèle compagne, Izen avait simplement agi par instinct comme si cette dernière était toujours en sa possession. Cela en disait long sur son métier de guerrier. Malgré lui, Martagon frissonna. Il ne savait pas si c’était du soulagement ou de la peur.

 

Doucement la fatigue se fit ressentir. Alors que la chaleur du feu et le bien être procuré par la nourriture les poussaient inéluctablement vers le sommeil, ils sombrèrent dans une inconscience réparatrice.

 

Pendant qu’ils dormaient sous le ciel scintillant, ils rêvèrent que des créatures fantastiques passaient à côté d’eux. Ils aperçurent un hiéracosphinx, des chimères, une manticore et un mermécolion. Mais comment pouvaient-ils être certains qu’il ne s’agissait que d’un songe ?

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