« Si tu savais à quel point l'idée de ne plus te voir le matin quand tu ouvres tes yeux, de ne plus entendre le son de ta voix lorsque tu m'appelles, me laisse vide. Cette idée me fait plus mal que le mal qui m'emporte si loin de toi. »
Marc Lévy, Et si c'était vrai.
Nous y voilà. 8 h 31, je me gare avec la voiture de sa mère sur le parking de la gare. Son train part dans 20 minutes. J’ai le cœur brisé de le voir avec sa valise. J’ai envie de pleurer comme un bébé, mais je me retiens. Je lui tiens la main, mais il faut que je la lâche pour sortir de la voiture. Rien que ce geste me déchire le cœur un peu plus. J’ai l’impression qu’on m’arrache une partie de moi. Je trotte en contournant la voiture pour me rapprocher au plus vite de lui. Je lui attrape le bras, empressée de le retrouver. Je m’accroche à lui comme un paresseux à son arbre. Je dois avoir l’air désespéré. Je suis loin de la figure confiante et aimante que j’aurais voulu lui montrer.
Je vois bien que son propre front est plissé et que ses yeux sont inquiets. Il part dans un nouveau pays, dont il ne parle presque pas la langue, dans une nouvelle ville où il ne connaît personne, loin de ses repères, loin de moi.
On ne parle pas beaucoup, depuis quelque temps, on a plus besoin de parler, on comprend, on sait. Les minutes défilent, et je me sens de plus en plus crispée. Je me tends sur ma chaise, il va me chercher un café, mais je le suis avec la valise. Je ne peux me permettre de le laisser une seule minute, notamment depuis que je sais que, chaque seconde est précieuse.
Il est prince, il me le paie, mais je m’en fou. L’argent n’est plus un problème. Le problème, c’est lui qui s’en va, qui part, qui me laisse. Dites-le comme vous le voulez je m’en moque : tout ce que je retiens, c’est qu’il n’est plus là.
Je me fais l’effet d’une petite fille trop gâtée, à qui on confisque son jouet. D’un côté je me dégoûte, de l’autre, je culpabilise.
Une sonnerie retentit et le TA-TA-TADAM de la gare me tambourine les tympans. Le train entre en gare. J’ai le droit à un dernier baiser comme dans les films. Et je le vois entrer dans un wagon qui me déchire l’âme.
Je me retourne sur le quai, c’est trop douloureux de voir le train s’éloigner. Je me dirige vers la voiture de sa mère. Je me laisse aller à quelques larmes que j’essuie d’un revers de main. Puis je dépose la voiture devant la pharmacie de ma belle-mère. Je lui donne les clefs, en main propre. Oui, oui, ça me fait plaisir qu’il soit parti. Oui, oui, j’irais le voir. Non, je n'ai pas pleuré. Ne vous inquiétez pas, je rentre en bus. Oui, bisous, à Noël.
Je sors de la pharmacie et je suis démolie, je ne souhaite qu’une chose : rentrer chez moi et pleurer un bon coup.
Je lève les yeux et je vois ma maman qui m’attend de l’autre côté de la rue. Elle est venue me chercher. C’est le genre de chose que ma mère a toujours fait pour nous. Mes parents sont loin d’être démonstratifs pourtant, ils arrivent toujours à nous montrer qu’ils seront toujours là, au cas où.
On grimpe dans la voiture et on rentre chez nous. Mais la journée n’est pas encore terminée loin de là.
Quand on ouvre la porte, mon père nous attend, attablé dans la salle à manger. Oh, là, là, ça pue :
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Viens t’asseoir ma chérie.
J’ai l’impression qu’il est en train d’essayer d’apprivoiser une biche apeurée qui est apparue devant ses phares.
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Mon cœur, avec maman, on en a beaucoup parlé… Commença-t-il
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Ne me dis pas que vous allez divorcer !! Le coupais-je.
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Non, non, on va juste vendre la maison.
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QUOI ?! Hurlais-je.
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On va aller vivre à la montagne tous les deux. Mais on t’aidera pour trouver un appartement ! Et tu pourras continuer à vivre ici en attendant.
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Vous savez que je ne viendrais jamais vous voir dans votre trou paumé ? Rien qu’à monter dans le bus, je suis malade…
Ils commencèrent alors à m’expliquer qu’ils viendront me voir, mais que comme mon père était à la retraite, et que ma mère ne travaillait pas, ils seraient mieux au grand air. J’avoue que j’avais angoissé à l’idée de vivre avec eux cette année, mais c’était encore pire d’imaginer vivre seule. Dans un appartement pourris qui plus est.
Je finis par monter dans ma chambre, cette journée est vraiment pourrie. Je mérite de meilleures journées OK ?!
Mes parents restèrent une semaine de plus dans notre future ancienne maison, avant de commencer des allers-retours pour vider leurs affaires. Papa avait loué un petit camion pour une semaine, en trois jours la maison était déjà presque vide, il ne manquait que les meubles qu’ils comptaient vendre au nouveau propriétaire, et à défaut, ils les revendraient séparément.
J’avais rendez-vous chez mon banquier l’après-midi même. J’avais envie d’y aller, comme d’aller me pendre. À vrai dire me pendre me semblait être une meilleure option. Il allait encore me parler de différents placements, et de chiffres auxquels je ne comprenais rien. J’empruntais la voiture de mes parents pour m’y rendre. Il fallait vraiment que je pense à m’en acheter une. Ça en devenait ridicule.
Le conseiller m’attendait avec un grand sourire, guindé dans un costard bien trop serré pour son ventre de plus en plus proéminent. Jamais il ne m’avait attendu de la sorte : et ça, c’était soit très, très bon, soit très, très mauvais.
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Mademoiselle Arnold ! Quel plaisir de vous revoir ! Entrez, je vous en prie.
Ok, ça a l’air très, très bon. Je me contente de lui répondre d’un sourire gêné.
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Vous voulez boire quelque chose ? Un thé ? Un café ? Continua-t-il.
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Un verre d’eau s’il vous plaît.
Il part en personne me chercher mon verre, qu’il me ramène rapidement. Toute cette histoire commence à m’agacer prodigieusement. Il va dire sa nouvelle, oui ?
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Mademoiselle, je ne peux que vous féliciter de vos rentrées d’argent. Il faudrait parler de placements et d’investissements. Je vous conseille…
Et il entreprend de me parler de placements avantageux et d’investissements risqués, mais qui peuvent rapporter gros. Je ne sais même pas de combien d’argent on parle. Je le coupe :
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Excusez-moi, mais on parle de combien d’argent ?
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Vous ne savez pas ? S’exclame, il surprit.
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Puisque je vous demande…
Il retourne l’écran vers moi et je vois apparaître un chiffre énorme que jamais je n’aurais cru voir apparaître sur mon compte. Je réfléchis quelques minutes. J’ai bien assez d’argent pour ne pas avoir à déménager, j’ai bien assez pour racheter la maison familiale. Ainsi qu’une voiture en fait. J’avais eu mon éditeur au téléphone, il y a quelques jours, qui m’avait parlé du succès de mon livre, mais je n’avais pas imaginé à quel point !
Je demande donc à Monsieur Ziegler, si l’immobilier est un bon investissement. Il me répond qu’en effet, c’est toujours une source de revenus stable et que ce serait une bonne idée.
Je ressors du bureau avec une idée derrière la tête, un plan d’investissement et une nouvelle carte bleue Platinium.
Je rentre chez moi. Et j’appelle mes parents pour qu’ils me rejoignent. Ils sont interrogateurs et je ne peux leur en vouloir.
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Papa ? À combien vous vendez la maison exactement ?
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Meublée ou non meublée ?
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Meublée.
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650 000 euros. Pourquoi ?
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Je vous l’achète.
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Pardon ?
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Je vous l’achète. Je ne veux pas déménager, j’ai tous mes souvenirs ici, c’est la maison familiale. C’est ici que j’ai grandi, c’est dans ce salon que j’ai fait mes premiers pas. Alors je vous l’achète.
Ils ont l’air abasourdi. Ils se regardent ahuris, se demandant comment j’ai pu réunir une somme astronomique en si peu de temps. C’est mon père qui parle le premier.
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Mais comment ?
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Mon livre a fait quelques ventes. Et je veux acheter cette maison. Votre prix sera le mien.
Je fais glisser mon relevé de compte sur la table et mon père écarquille les yeux. Ma mère s’assoit en se tenant la poitrine.
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Chérie, tu es sûre ? Ce sont beaucoup d’argent, tu sais ?
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Oui, je sais.
La vente est conclue. Cette maison sera désormais la mienne, pas besoin de chercher un acheteur, il est déjà là. Je ne quitterais pas cette maison.
Je quitte la pièce en disant à mon père :
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Au fait, j’aimerais m’acheter une voiture. Tu viendrais avec moi ?
Il acquiesce. Pour la première fois, depuis longtemps, je suis aux anges.
Papa prend rendez-vous chez un notaire dès le lendemain, on a décidé de ne pas laisser traîner les choses. On signera tous les papiers, dès la fin de la semaine prochaine. Afin de ne pas créer de frictions inutiles, ma mère a averti Arnaud, mon frère, et Marion, ma sœur, de mon rachat de la maison. Arnaud a haussé les épaules « Que ce soit elle ou un étranger ». Marion a ri « au moins on pourra continuer de venir pendant les vacances ! ».
On est allé choisir une voiture avec Papa, Maman est venue, bien sûr « Je suis curieuse ! ».
On a opté pour une Jeep Wrangler, first édition. Une beauté dont je rêvais depuis des années. Mon père m’a fait promettre de lui prêter, ma mère a râlé « Tu ne pouvais pas prendre une voiture de fille ! ». Après un quart d’heure à lui expliquer qu’il n’y avait pas des « voitures de filles » et « des voitures de garçons », que quand même, c’était très réducteur ce langage et que chacun est libre de faire, et de conduire ce qu’il veut. Elle acquiesce en bougonnant. Plus pour que j'arrête de parler, que par conviction cependant. J'en ai tout à fait conscience.
Je recevrais ma voiture dans une semaine, il faudra qu’on vienne la chercher. Mes parents partiront le lendemain dans leur nouvelle maison, et je serais officiellement chez moi pour la première fois.
Clément m’appelait tous les soirs en attendant, parfois ça me déchirait le cœur de l’entendre sans pouvoir le toucher. D’autres fois, je voyais qu’il était heureux et ça me faisait plaisir pour lui. Finalement, je n’avais pas arrêté depuis son départ.
Il me restait peu de temps pour repenser à mes souvenirs, heureux pour la plupart, avec lui. Je repensais à cette fois où nous étions allés faire du bateau ensemble. Ce n’était pas la seule, mais je me rappelle que j’avais attrapé un énorme coup de soleil sur tout le corps. Il s’était moqué de moi, bien sûr, il m’avait appelé « ma glace vanille-fraise » pendant plusieurs jours. Mais il avait surtout passé trois semaines à m’hydrater la peau avec plusieurs couches de crème hydratante par jour, à me rappeler de bien boire.
C’était ça que j’aimais avec Clément, on était resté amis, les meilleurs d’ailleurs, tout en devenant amant.
Finalement la semaine passa beaucoup trop vite. C’est par un au revoir que mes parents partirent. Je jetais un œil à ma voiture rutilante de propreté garée amoureusement près des bancs de pivoines de ma mère. Enfin de mes bancs de pivoines à présent. Je rentre donc dans la maison dont je suis la propriétaire. Je fais une petite danse de la joie dans mon couloir.
Cela faisait un mois que l’on s’appelait tous les soirs avec Clément, même si ma vie suivait son cours, il me manquait. Beaucoup. Sa présence me manquait, vivre seule, c’était révélé plaisant, les premiers temps du moins. Puis je me suis sentie seule. Tellement seule que je ne voulais qu’une chose : être avec du monde. J’ai tout essayé, le sport, les copines, mais la réalité était telle qu’elle est : j’avais besoin de sexe, de papouilles, d’attentions physiques. Rien que les appels téléphoniques ne pouvaient m’apporter. Cela ne m’empêchait pas de penser à tous ces merveilleux souvenirs ensemble. Je nous revois en train de regarder les étoiles au bord de la mer. On entendait le bruit des vagues, le bruit du vent qui faisait frissonner la toile de notre tente. J’étais dans ses bras chauds et je sentais son cœur battre à travers son pull. On était bien, détendues, à rire sur la forme des étoiles que nous voyons. C’était cet homme-là qui me plaisait, cet homme-là que j’aimais, cet homme-là qui me manquait. Pas l'incroyable connard qu'il était devenu depuis quelque temps.
Les jours passaient et il fallait absolument que j’en parle à Clément. Ce soir-là, il m’appela vers 21 h. Il était en train de manger et j’avais passé une excellente journée en somme. Il m’appela avec cette voix fatiguée, qui me rappelait les longues journées qu’il avait quand il se faisait intégrer dans son école d’ingénieur. Le genre de voix fatiguée, qu’il avait à minuit passé quand il travaillait au camping l’été. Ou tout simplement le genre de voix fatiguée qu’il avait quand on revenait de vacances et qu’il avait conduit.
Avec Clément, chaque chose qui se passait ne pouvait m’empêcher de repenser à des souvenirs souvent enfouis très loin. Rien que le son de sa voix pouvait me faire penser à notre premier Saint-Valentin, ou selon les intonations à notre première dispute.
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Coucou mon cœur comment tu vas ? Lui demandais-je.
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Oh ma puce si tu savais… J’ai tellement eu une journée de merde aujourd’hui… Les gens n'arrêtent pas de me parler en espagnol.
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Mon cœur, ça me semble normal, tu vis en Espagne, lui lançais-je, sarcastique.
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Sans rire ? Je ne savais pas, me répond-il, acerbe.
Ok, ce n'est pas un bon jour. Peut-être devrais-je remettre la discussion à plus tard ?
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Tu n'as rien à me raconter ?
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En fait, j’avais un truc qui me trotte dans la tête depuis quelque temps…
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Oui ? Tu sais que tu peux tout me dire.
C’est vrai que j’avais toujours pu tout lui dire. Allez Ana. Lance-toi !
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Je me demandais si ce n'était pas difficile pour toi d’être loin de moi. Physiquement parlant, j’entends.
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Tu veux en venir où ? Tu sais très bien que tu me manques. Je ne te le dis pas pour y penser le moins possible, mais tu sais que tu me manques.
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Je te parlais en matière de sexe Clément.
Je sens le rouge me monter aux joues, et le silence de l’autre côté du fil. Il finit par comprendre où je veux en venir :
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Tu veux parler de ce dont on a parlé l’été dernier ?
Oui, c’était exactement de ce dont je voulais parler. De couple libre. On en avait en effet parlé l’an dernier, quand on avait parlé de nos visions de la fidélité. On était tombé plus ou moins d’accords, sur le fond : la fidélité se définit dans le couple et les limites à ne pas franchir sont elles aussi à prévoir. Il m’avait demandé si je pourrais supporter d’être en couple libre, parce qu’il pensait que c’était une bonne idée pour nous.
Nous étions, l’un et l’autre, nos premières fois respectives et peut être avions nous besoin de voir ailleurs pour relancer notre sexualité. Sur le moment, je ne me sentais pas prête, les conditions étaient compliquées : nous vivions ensemble, et je n’aurais pas pu supporter de le voir ramener des gens chez nous, dans notre lit. Et il passait déjà tellement peu de temps à la maison, que rajouter une « activité » de plus m’arrachait la gorge.
Mais aujourd’hui, les circonstances n’étaient pas les mêmes. Nous ne vivions plus ensemble, nous avions des maisons opposées, je ne pouvais aller le voir qu’une semaine par mois, au maximum. C’était la condition : je ne pouvais aller là-bas avec lui, sinon il se couperait de la langue, et l’objectif était avant tout qu’il parle espagnol. Et puis j’avais refusé de le suivre encore une fois pour ses études. J’avais besoin de penser à moi, et je ne voulais pas habiter dans un autre pays. Même si cela signifiait être loin de lui pendant deux ans. J’avais besoin de voir s’il allait me revenir, si au fond, je comptais pour lui.
Alors, oui, la question se posait à nouveau : savoir si cela allait renforcer notre couple, notre confiance l’un en l’autre. Mais la petite voix au fond de moi ne pouvait s’empêcher de s’époumoner : « C’est un crash test ! », « C’est la fin ! », « Tu fais une grosse connerie ! ».
Ignorant à nouveau ma petite voix, je me lançais dans un choix que j’aurais pu ne jamais faire, mais dont l’envie était présente.
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Oui Clément, c’est exactement de quoi je veux te parler.
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D’accord.
On se mit à parler de règles à ne pas dépasser, et on se promit d’en reparler, dans quelques jours, histoire d’y réfléchir à tête reposée.
On finit par raccrocher après quelques éclats de rires.