CHAPITRE 2

Par ANGIE_K

3 ans et 4 mois plus tard

Mélody

 

 

Au bout de la deuxième histoire, Chaina rejoint enfin le pays des rêves. Cette pile électrique ne se décharge jamais. En revanche, elle bousille la batterie de sa mère en un rien de temps.

Une fois assurée que cette fripouille ne joue pas la comédie, je dépose diligemment les livres sur la commode de sa chambre. Sa respiration régulière qui parvient jusqu’à mes oreilles me rappelle à quel point j’aime cette enfant. Comme chaque soir, je reste plantée debout, devant son lit, pour contempler ma belle endormie. La veilleuse rose éclaire son visage serein et souriant. Elle ressemble à une princesse qui attend la venue de son prince charmant.

— Bonne nuit, Chacha, murmuré-je en lui envoyant un baiser de la main.

Maintenant, je me lance dans une aventure périlleuse ; celle de ne poser le pied sur aucun jouet bruyant ou pointu qui traîne sur le sol. Une fois l’épreuve accomplie haut la main, je peux enfin m’affaler sur le canapé, détendre chaque partie de mon corps, et me vider l’esprit devant ma série du moment. Tout du moins, c’est sans compter sur mes paupières qui s’alourdissent à la moitié de l’épisode. Je dois admettre que cette journée m’a bien lessivée. Lila, mon insupportable collègue s’est barrée sans prévenir, en pleine heure de pointe. Apparemment, elle a reçu un message d’une importance capitale qui l’a obligée à s’en aller sur le champ. Sans doute la sortie d’un nouveau mascara… Résultat des courses, j’ai dû me taper la mise en rayon, l’encaissement des clients et la cuisson du pain toute seule. Quand Jérôme, mon patron, s’est enfin pointé, il a trouvé le moyen de m’incendier parce que je n’avais pas retiré les étiquettes des promotions terminées. Je me demande encore comment je parviens à garder mon sang-froid face à ce type exécrable. C’est sûrement pour la petite bouche que je dois nourrir que je me retiens de lui balancer ses quatre vérités en face.

Heureusement, je ne bosse pas le week-end, cela va me permettre de me détendre un peu… ou presque. Dès huit heures du matin, Chaina déborde d’énergie. Ma mère me certifie que je ne suis pas à plaindre. À son âge, je me prenais pour une artiste et je dessinais sur tous les murs de la maison. Ma petite tornade se contente d’éparpiller ses jouets dans les quatre coins de l’appartement. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai retrouvé des Lego dans la cuvette des toilettes. Puis, quand je la gronde, elle m’amadoue avec son fameux regard de Chat Potté. Je dois faire preuve de beaucoup de volonté pour ne pas céder. Ses iris verts me déstabilisent ; elle a les mêmes que ceux de son père.

L’épisode vient de se terminer, et je n’ai une fois de plus rien suivi. J’éteins la télévision à l’aide de la télécommande, avant de récupérer le plaid sous l’un des coussins du canapé. Je n’ai pas suffisamment d’énergie pour me déplacer jusqu’à mon lit.

J’ai beau être confortablement allongée, la fatigue ne me conduit pas immédiatement dans les bras de Morphée. Les mains à plat sur mon ventre, mes doigts s’amusent avec la gourmette qui entoure mon poignet. Ce bijou qui, depuis bien longtemps, devrait se trouver au fond d’un tiroir, ou dans une poubelle, me renvoie à trois ans en arrière, à l’époque où mon monde a basculé.

Une semaine avant le départ de Lewis et Eythan pour New York, j’ai séjourné quelques jours chez mes grands-parents maternels, en attendant que la chaudière de notre maison soit réparée. Dès mon arrivée, ma grand-mère n’a cessé de me répéter qu’elle me trouvait pâle. Les profs nous bombardaient de devoirs. Alors, de mon point de vue, ça ne m’a pas paru étonnant. Le premier soir, je lui ai demandé un médicament pour soulager les douleurs gastriques que j’éprouvais depuis un certain temps. Je n’effacerai jamais de ma mémoire le regard suspicieux qu’elle m’a aussitôt lancé. Sans me fournir aucune explication, elle a refusé de m’en donner un. Le lendemain, pendant le petit déjeuner, elle m’a informé qu’elle comptait me conduire à l’hôpital, et qu’elle avait déjà prévenu le lycée.

À l’hosto, j’ai effectué de nombreux examens et une grande quantité de prises de sang. Tellement, que je me suis demandé s’il en restait encore dans mon corps. Grand-mère et moi avons attendu de longues minutes dans le bureau du médecin. Il me donnait le tournis avec ses aller-retour incessants. J’ai entendu plusieurs fois mamie supplier en marmonnant « Seigneur, faites que je me trompe ». Ses prières m’ont rendue nerveuse à mon tour.

Quand le docteur s’est assis en face de nous, il a braqué ses yeux sur moi, un air désolé scotché sur son visage. « Ai-je une maladie incurable ? » me suis-je questionnée. L’homme à la blouse blanche a certifié que je n’étais pas malade. Puis, il a joué cartes sur table, et m’a annoncé que depuis plus de cinq mois, un bébé grandissait dans mon ventre. Le sol s’est écroulé sous mes pieds. La Terre a cessé de tourner. J’ai même oublié de respirer pendant presque une minute. Dans deux jours, le père s’envolait vers un autre continent. J’allais devoir élever ce nouvel arrivant toute seule.

Lorsque nous sommes sorties de l’hôpital, j’ai fait promettre à ma grand-mère de ne rien dire à mes vieux, pas avant que je trouve le courage d’aborder le sujet de mon plein gré.

Après le départ d’Eythan et Lewis, je n’ai pas eu besoin d’annoncer ma grossesse à mes parents ; en seulement quelques jours, mon ventre s’était mis à grossir à vue d’œil. Je ne pouvais plus le leur cacher. Mon père est entré dans une rage folle, et ma mère s’est effondrée sur sa chaise. Impossible de faire machine arrière ; dans quelques mois, j’allais accoucher, à l’approche de mes dix-sept ans.

Papa ne m’a presque plus adressé la parole. Encore aujourd’hui, nos échanges se font rares. Quant à maman, elle a été aux petits soins avec moi, et s’est occupée de tout. Je m’en suis voulu de leur imposer ce petit-enfant imprévu. Avec Eythan, on s’est toujours protégés, mais mon paternel n’en a jamais cru un mot.

J’ai continué de me rendre au lycée après les vacances de Noël. Les frères Hess n’ont informé personne concernant la raison de leur départ, et des rumeurs pitoyables ont circulé dans les couloirs. Certains ont raconté que leurs parents n’avaient pas accepté que leur fils m’ait engrossée et qu’ils l’avaient envoyé dans un autre bahut. Le principal a convoqué ma mère, et lui a confié que je ne pouvais plus venir en cours. « Vous comprenez, madame Sohier, l’état de votre fille gêne l’équilibre scolaire de ses camarades », lui a-t-il balancé. Il a eu de la chance que je ne me trouvais pas dans la même pièce que lui quand il a prononcé ces paroles exécrables. Il aurait retrouvé son bureau sens dessus dessous.

Après mon accouchement, maman m’a appris toutes les bases pour élever Chaina. À mes dix-huit ans, j’ai commencé à bosser dans un fast-food. Je m’y plaisais bien, mais le directeur n’a pas apprécié mon caractère de cochon. Six semaines plus tard, il m’a foutue à la porte. Aurélia, ma meilleure amie, m’a aidée à me dégoter un nouvel emploi, cette fois, dans une supérette, ouverte sept jours sur sept. J’ai réussi à négocier avec le patron pour ne pas travailler le week-end. En très peu de temps, j’ai économisé assez d’argent pour quitter le cocon familial, et pour aller vivre seule, dans un appartement, avec Chaina, à l’époque âgée de dix-sept mois. Aurélia m’a apporté un soutien incommensurable. Sans elle, je n’aurais pas tenu le choc. Elle m’a encouragée dans ma nouvelle vie de maman, et a remis en place toutes les mauvaises langues du lycée.

Je n’ai jamais pu informer Eythan de son statut de père. Après son arrivée à New York, il m’a envoyé une photo de lui et son frère sur Snapchat. Ensuite, plus rien. Nada. Niente. Nothing. Pas un appel, pas un message. Ils ont clôturé tous leurs réseaux sociaux privés, sans prévenir qui que ce soit, pas même leurs amis. Plus personne n’a eu de nouvelles des frangins. Du moins, jusqu’à leurs premières apparitions dans les médias, une demi-année plus tard.

Une fois, je me suis rendue chez leurs parents. J’envisageais de tout leur révéler. Quand j’ai vu le visage désemparé de leur mère, je suis revenue sur ma décision. L’absence de ses fils consumait à petit feu cette pauvre femme. Depuis leur départ, elle n’avait reçu que quelques lettres, où Lewis et Eythan lui indiquaient de ne plus essayer d’appeler l’agence, de ne plus leur écrire. Tout comme moi, elle ne comprenait pas pourquoi cette interdiction lui était imposée. Elle les a mis au monde, l’avaient-ils oublié ?

Finalement, je suis rassurée qu’Eythan ignore l’existence de sa fille. Je préfère qu’il pense que plus rien ne nous lie et qu’entre nous, tout est terminé.

Cela dit, j’ai beau faire croire à mon entourage que je l’ai effacé de ma vie, cet enfoiré a gravé son nom dans mon cœur, sans me donner la possibilité de retirer sa marque. Sans compter que Chaina est son portrait craché : ses sublimes yeux vert émeraude et ses cheveux couleur or me rappellent chaque jour ce déserteur. Malgré tout, je voue un amour inconditionnel à cette petite princesse qui célèbre bientôt ses trois ans.

Mince ! Je ne lui ai toujours pas acheté de cadeau ! Demain, je dois impérativement vérifier mes finances avant de lui en trouver un.

Au bout d’une longue heure à ruminer sur mon passé et sur mes futures dépenses, je parviens enfin à appuyer sur l’interrupteur de mon cerveau.

 

* * *

 

Si mes calculs s’avèrent exacts, je ne me trouverai pas dans le rouge pour cette fin de mois. Je pourrai alors offrir à ma fille un cadeau d’anniversaire exceptionnel. Cette année, je souhaite qu’elle le choisisse elle-même. J’ouvre le site internet de l’un des nombreux magasins de jouets de la ville et me rends dans l’onglet des jeux pour enfants de son âge.

— Chacha ! Viens voir maman, s’il te plaît.

Mon tourbillon de bonheur se précipite sur moi, avec sa peluche préférée dans les bras. Son pouce dans la bouche, elle m’observe avec inquiétude, comme si je m’apprêtais à la gronder.

— Quoi, maman ?

— Tu vas choisir ton cadeau d’anniversaire, lui expliqué-je en la portant sur mes genoux. Dis-moi ce qui te ferait plaisir, et maman ira te l’acheter.

Elle frappe dans ses mains avec excitation, et concentre son attention sur l’écran d’ordinateur. Elle sélectionne plusieurs jouets anodins, que je liste sur une feuille. On atteint l’avant-dernière page du catalogue en ligne, quand Chaina se met à sautiller sur mes jambes.

— Ça ! Ça ! Ça ! Ça ! répète-t-elle avec engouement, tout en pointant du doigt l’objet en question.

Je retire sa petite paluche qui cache ce qui l’émoustille tant. Mon sourire se dissipe, mon corps se paralyse, ma mâchoire se crispe.

— Non, Chaina, pas ça !

J’essaie de maîtriser la tonalité de ma voix autant que possible. La colère monte en moi, tout comme les souvenirs que j’ai partagés avec mon ex-petit ami.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas.

— Pourquoi, maman ? Y’a le même à la crèche et c’est très rigolo. Ça fait de la m’sique. J’aime bien la m’sique.

— Chaina, maman a dit non.

Depuis sa naissance, je m’efforce de l’éloigner du monde musical. Pour l’endormir, je lui ai toujours lu une histoire, jamais je ne lui ai chanté de berceuse. J’ai refusé tous les cadeaux qui comportent des comptines pour enfants. Dans la voiture, je n’allume pas le poste radio. Quand elle regarde un dessin animé, je coupe le son du générique. Malheureusement, je ne peux pas la surveiller sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je me doute bien qu’à la garderie, les petits doivent apprendre des chansons, et que ce sera le même refrain à l’école.

— Ne voudrais-tu pas un jouet qu’il n’y a pas à la crèche ?

— Non ! Je veux ça !

Aussi belle que son père, aussi têtue que sa mère. Un parfait mélange explosif.

Une notification sur mon smartphone me sauve la mise. Aurélia m’envoie un lien sur Messenger, avec pour commentaire « Il faut que tu lises ça ! ». Pendant que Chaina boude sur mes genoux, je clique sur le texte souligné en bleu et tombe sur une page d’information.

— Chacha, retourne jouer. On en parlera plus tard, d’accord ?

— Mais moi je veux ça, maman !

— Oui, on verra. Maman a de petites choses à régler.

Je la rassure par une embrassade sur la joue. J’ignore encore comment je vais la convaincre de choisir un autre cadeau, mais pour le moment, un problème bien plus grave va bientôt atterrir en France.

 

 

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Lucie.G
Posté le 24/05/2021
L'ellipse est bien réussie et le personnage de Melody gagne un peu plus en profondeur. La fin nous laisse sur notre faim. Vivement la suite qui s'annonce avec sans doute le retour d'Eythan et son frère.
ANGIE_K
Posté le 24/05/2021
Merci beaucoup !
Peut-être... Peut-être... ;)
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