Chapitre 2

Par maanu

Héléna poussa un cri exaspéré qui provoqua une agitation soudaine dans le buisson qu'elle était en train de contourner, juste avant que n'en sorte, rapide comme l'éclair, un petit oiseau apeuré. Sans s'en préoccuper, Héléna s'approcha davantage d'un tronc massif, et en grimaçant passa son index sur la résine déjà séchée qui s'était écoulée le long de l'écorce. Juste au-dessus de la petite sécrétion ambrée, était planté le responsable de la blessure infligée à ce pauvre arbre : un large clou, dont seule la tête était encore visible à travers le tronc poignardé. Deux lettres apparaissaient clairement, soigneusement gravées dans le métal. Les initiales de celui qui de cette façon avait fièrement marqué cet arbre comme l'une de ses conquêtes, malgré les quelques autres clous, plus anciens, qu'on apercevait à d'autres endroits du tronc, généralement au milieu d'un carré nu où l'écorce ne poussait plus.

    Héléna ne connaissait pas ces initiales, mais devinait aisément qu'il s'agissait de celles d'un élève de l'école de la ville, où le jeu s'était répandu depuis déjà longtemps. Elle-même avait toujours connu ces têtes de clous gravées, mais s'inquiétait d'en découvrir toujours de nouvelles, de plus en plus nombreuses.

    Elle détestait ça. Ce jeu était stupide. Aussi stupide que les raisons de son élaboration. Les enfants l'avaient sûrement mis en place, se disait-elle, après que leurs parents leur aient répété des dizaines de fois de ne pas s'approcher des bois, trop dangereux. Pas pur esprit de défi, donc. Et les bravades qui ne consistaient, au départ, qu'à courir vers l'orée du bois, toucher le premier tronc, et revenir aussitôt vers les autres, terrifié mais crâneur, s'étaient peu à peu développées pour devenir un véritable concours, où chacun devait prouver la distance qu'il avait osée parcourir en marquant le tronc le plus éloigné qu'il avait atteint.

    Héléna ne savait pas qui étaient les plus idiots entre les enfants qui maltraitaient les arbres pour une compétition absurde, ou les parents qui les y poussaient par leurs récits, non moins absurdes. Tout ça à cause de vieilles histoires, dont chacun savait qu'elles n'étaient que des légendes sans fondement, mais qui malgré tout terrifiaient tout le monde autour des bois – et surtout, étrangement, ceux qui vivaient de l'autre côté de la vallée.

    Le Méandre-aux-Affamés. C'est ainsi que l'on surnommait ces bois. Ce nom n'apparaissait sur aucune carte, bien sûr, mais il était familier aux habitants de la ville. Héléna, particulièrement remontée lorsqu'elle m'a parlé de ces superstitions, m'a également raconté leur origine. Jusqu'à une date incertaine au cours du dix-septième siècle du calendrier du Là-Bas, prétendait-on, deux villages entouraient les bois. Mais lorsqu'une grande famine s'est abattue sur la région, l'un des deux, moins enclavé car situé du bon côté de la vallée (très difficile à franchir avec les moyens de l'époque), a également moins souffert de la situation, grâce à un approvisionnement plus aisé, et à des récoltes un peu plus fructueuses. Et tandis que les habitants de l'un des deux villages parvenaient bon gré mal gré à s'en sortir, ceux de l'autre versant dépérissaient peu à peu. Jusqu'à une nuit étrange au cours de laquelle, depuis le versant favorisé de la vallée, on aperçut des lueurs en face, qui s'avançaient lentement vers les bois, avant d'y disparaître une à une. Les habitants de l'autre côté, lanterne à la main, quittaient tous leur village, les uns à la suite des autres, pour s'engouffrer sous les arbres. Le défilé dura près d'une heure puis, après que la dernière lanterne eut disparu au milieu des arbres, ce fut le noir complet, et plus un son, plus un mouvement ne se fit percevoir depuis l'autre versant. Le lendemain, inquiets du silence de mort qui s'élevait du village voisin, on envoya quelques hommes traverser la vallée. Ce qu'ils rapportèrent de leur expédition laissa tout le monde abasourdi : il n'y avait plus personne en face.  

      Seulement quelques cadavres de malheureux, qui n'avaient pas survécu à la pénurie, et qu'on avait dû abandonner avec le reste du village. Car c'était bien ce que celui-ci était devenu : un village fantôme, totalement désert. Même dans les bois, scrupuleusement fouillés, on ne trouva plus trace de personne. La seule explication, aussi invraisemblable qu'elle puisse paraître, semblait être que des dizaines d'hommes, de femmes et d'enfants s'étaient levés pendant la nuit, s'étaient d'un commun accord rendus dans les bois, et qu'ils s'y étaient tout bonnement évaporés. Cette histoire terrifia ceux qui restaient aux abords du bois, et ils commençèrent à raconter entre eux que leurs voisins s'étaient très certainement transformés en arbres, pour échapper à la faim et à une mort prochaine.

 

    Le Méandre-aux-Affamés, donc. Héléna adorait cette histoire. Les autres la trouvaient terrifiante, mais selon elle, elle était tout simplement magnifique. Sans croire une seule seconde que tout cela puisse être vrai, elle adorait se promener au milieu des arbres et imaginer quel genre de personne ils avaient dû être. Avec le temps, elle était devenue très douée pour savoir, du premier coup d'oeil, si elle avait affaire à un homme ou à une femme, à quelqu'un de jeune ou de vieux. Certains lui étaient plus sympathiques que d'autres, et elle avait inventé une histoire pour beaucoup d'entre eux. Il y avait par exemple, parmi ses préférés, un vieil arbre qu'on appelle châtaignier[1] dans le Là-Bas, au tronc large et voûté, sur lequel les oiseaux adoraient venir se poser pour faire la causette entre eux, dans un concert de piaillements sonores. Celui-là avait autrefois été une adorable vieille dame, terriblement gentille mais bien seule, qui laissait toujours des miettes de pain devant chez elle pour les oiseaux, qu'elle adorait. Et les oiseaux, au fil des générations, avaient su reconnaître dans ces grandes branches tordues, les bras de la vieille dame qui les invitaient à lui rendre visite. Et puis il y avait un grand frêne, autre essence typique du Là-Bas, au tronc élancé, droit comme un I, au feuillage magnifique. Qu'est-ce qu'il avait pu être beau, lorsqu'il était encore un jeune homme! Toutes les filles du village étaient fascinées, lorsqu'elles le voyaient passer. Héléna ne savait pas trop si elle l'appréciait ou pas. Il était gentil et très aimable, certes, mais aussi terriblement arrogant...

    Bien sûr, elle ne racontait à personne toutes ces histoires qui lui passaient par la tête. On la trouvait déjà suffisamment bizarre comme ça. Pour tout le monde, elle était la fille qui n'avait pas peur des bois. Beaucoup l'admiraient sans l'avouer, mais la plupart la jugeaient surtout très imprudente. Sans compter ses camarades du lycée, qui la voyaient aussi comme un élément gênant pour leur jeu, qui leur retirait une grande part de leur plaisir : malgré tous leurs efforts, aucun d'eux ne pourrait jamais battre son record à elle. Des clous, si elle l'avait voulu, elle aurait pu en planter des dizaines sur chaque arbre de ces bois.

 

    Héléna, sortant brusquement de ses rêveries, réalisa que la lumière s'était faite de plus en plus ténue autour d'elle. Elle poussa un soupir, rangea dans sa vieille sacoche son canif à la lame usée, renonçant à extirper le clou, planté trop profondément dans le bois, et se remit en route. Elle ne tarda pas à rejoindre le sentier principal, et sentit sa gorge se nouer en regardant devant elle, où elle apercevait déjà, entre les troncs les plus éloignés, la cour qui séparait les deux seules maisons à se dresser de ce côté des bois : celle de ses voisines, Marianne et Julienne Corbier, et celle qu'elle occupait avec ses parents.

    Elle eut une pensée amère en songeant à tous ceux qui avaient si peur des bois qu'ils n'osaient pas y poser un orteil, et en se disant que ces mêmes bois étaient pour elle un véritable havre de paix à côté de l'endroit qu'elle s'apprêtait à rejoindre.

***

    Lorsqu'elle poussa la porte d'entrée, elle vit d'abord le salon désert, et se trouva un peu rassurée à la pensée qu'elle n'allait peut-être pas se faire enguirlander, encore une fois, pour avoir traîné si tard. Mais les bruits caractéristiques des couverts, depuis la salle à manger, ne tardèrent pas à la désillusionner. Ses parents étaient juste à côté, attablés. Et comble de malheur, la porte était ouverte. Aucune chance d'atteindre l'escalier sans être vue.

    Elle essaya tout de même, retira ses bottines dans l'entrée, sans bruit, et avança aussi silencieusement qu'un chat en pleine chasse au milieu du salon. Elle avait déjà dépassé la porte de la salle à manger, n'avait plus qu'un petit mètre à parcourir pour atteindre la première marche, et sentait l'espoir renaître en elle, lorsqu'une voix aigre l'interpella.

    "Tu étais passée où?"

    Son visage entier se crispa de frustration. Elle se retourna et s'avança, penaude, jusqu'à l'embrasure de la porte.

    Ses deux parents étaient là, autour de la table.

    "A côté", répondit-elle d'une petite voix, qu'elle aurait voulu plus assurée.

    Elle préfèrait dire cela plutôt que "Dans les bois". Cela signifiait exactement la même chose, y compris pour ses parents, mais elle avait le sentiment que cette formulation passerait mieux auprès d'eux. Ils avaient tendance à s'énerver lorsqu'elle parlait des bois, n'aimaient pas beaucoup qu'elle y traîne plus que nécessaire. Parfois, dans les mauvais jours, ils étaient allés jusqu'à lui interdire d'y remettre les pieds, et pour cela étaient capables de l'enfermer nuit et jour dans sa chambre pour s'assurer que leur punition était respectée. Leur record à ce jeu-là était de huit jours.


    Tout ce que je raconte ici ne doit étonner personne. Chacun de mes lecteurs a probablement reconnu les tristes figures dont il est ici question. Les noms de Clément et Suzanne Nevin, depuis que l'histoire que je raconte a été révélée au public, sont devenus presque aussi célèbres que leurs véritables noms. Je ne m'attarderai pas, pour le moment, sur Anatole Saurin et Antonia Varan, dont le passé a déjà été retracé par de nombreux historiens avant moi. J'aurai plus tard l'occasion de l'évoquer moi-même, mais mes lecteurs les plus impatients trouveront facilement de nombreux renseignements à leur sujet. Pour l'heure, la seule chose qu'il y a à savoir sur eux, c'est qu'ils étaient tous deux capables d'une grande cruauté, et que Héléna Nevin n'a pas eu auprès d'eux une enfance pleine de joie.

    L'enfermer dans sa chambre n'était pas, à ses yeux, la pire des punitions qu'ils lui aient infligée, et Héléna se sentait toujours la gorge nouée en repensant au jour où elle avait réalisé qu'elle haïssait ceux qu'elle croyait encore être ses parents. Lorsque ces derniers s'étaient rendu compte qu'elle était parvenue à passer outre leur interdiction en descendant du deuxième étage grâce au chêne qui étendait ses branches jusqu'à sa fenêtre, ils l'avaient tout bonnement abattu.

    Et cela, elle savait que jamais elle ne pourrait le leur pardonner. Elle adorait cet arbre. Plus encore que n'importe quel spécimen des bois. Le chêne du jardin, c'était le chef du village des affamés, qui était resté en dernier alors que ceux qu'il avait juré de protéger prenaient la fuite. Il avait tenu à être le dernier à quitter le village, pour s'assurer que personne ne restait en arrière. Mais déjà extrêmement affaibli par la faim, son organisme à bout de force n'avait pas supporté ce dernier effort, cette course à travers toutes les rues, toutes les places, cette inspection de chaque maison, de chaque recoin. Le pauvre vieil homme, enfin sûr que tous ses protégés étaient bien en chemin pour une nouvelle vie, avait à son tour pris la route des bois avec eux. Et à quelques mètres seulement de l'orée, il s'était écroulé, terrassé par la faim et l'épuisement. Mais ses amis, bouleversés par un tel dévouement, et par une fin si tragique, s'étaient empressés d'élancer leurs toutes nouvelles racines vers le corps agonisant du vieil homme, pour l'aider à devenir à son tour un grand arbre tranquille, destiné à vivre paisiblement pour des siècles encore.

    Jusqu'à ce qu'Héléna soit réveillée un beau matin par le bruit de la tronçonneuse. C'est ce jour-là qu'elle avait compris que, décidément, elle détestait ses parents. Ils auraient pu se contenter de couper seulement la branche qui allait jusqu'à sa fenêtre (sûrement une façon pour le vieux chef d'aller saluer la petite fille, pour laquelle il s'était pris d'affection). Héléna était persuadée qu'ils avaient fait exprès de l'abattre entièrement pour lui faire de la peine.

    Toujours est-il que là, plantée devant eux, elle était terrifiée à l'idée qu'ils puissent de nouveau l'enfermer.

    Elle vit leur visage se fermer, et sa mère la fixa un long moment avec ses petits yeux aux pupilles minuscules, comme si elle essayait de rentrer dans sa tête, d'y inspecter le moindre recoin pour savoir si elle ne lui cachait pas quelque chose. Elle faisait toujours cela, et Héléna en était chaque fois aussi effrayée.

    Mais les yeux se déplissèrent brusquement, et sa mère haussa les épaules. Aussitôt Héléna se détendit. C'était encore comme cela qu'elle les préférait : indifférents.

    Sa mère eut un vague signe de tête en direction de la cuisine.

    "Il reste à manger, dit-elle en replongeant elle-même sa fourchette dans son assiette bien garnie.

    _Non merci, répondit rapidement Héléna. Je n'ai pas très faim."

    Aucun de ses parents ne répondit, ce qui lui fit comprendre qu'elle était libre de s'en aller, et elle s'empressa de le faire, gravissant les escaliers, s'engouffrant dans sa chambre et fermant à double tour derrière elle en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.

[1] L’ouvrage de référence, s’agissant de la flore du Là-Bas, reste la trilogie de Fabius Bourgeot, parue en l’An 215. Elle n’est plus récente depuis longtemps, mais à ce jour aucune autre n’est aussi complète.

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Elka
Posté le 29/08/2022
Bonjour Maanu !

Je vadrouille souvent sur les nouveautés en ce moment, et j'ai tenté ton histoire. Tu constateras que j'ai enchaîné 2 chapitres ahaha
Je trouve ça joliment écrit, avec deux personnages très différentes qui donnent chacune une lumière particulière à son chapitre.
Avec Julienne, j'ai l'impression d'une fille assez ordinaire, peut-être un peu terre à terre. Mais son chapitre pose le cadre, pose ta plume... et présente un petit mystère avec cet étrange paquet.
Héléna, c'est tout de suite plus de fantaisie et de froideur tout à la fois. J'ai beaucoup aimé son approche de la forêt, et ces jolies histoires permettent d'empathir avec le drame du chêne.

Finalement, il n'y a que le prologue qui me laisse un peu couci couça. Autant je l'ai trouvé vraiment bien rédigé pour un prologue type "je vais vous écrire l'histoire, moi qui suis historienne", autant je ne trouve pas que ça marche tant que ça à l'écrit. Quand je lis "Julienne m'a raconté que..." je n'y crois pas trop. Parce que si je raconte un truc, même émouvant, à des amis, y a pas plus de poésie que ça.

Bon, c'est une impression à chaud. Le fait qu'elle rédige l'histoire est peut-être très important.

En tout cas j'ai accroché à ce début. Alors à une prochaine fois !
maanu
Posté le 02/09/2022
Hello! Merci d’être venu(e) faire un tour sur mon histoire !
Tu as bien cerné mes personnages, et tu as mis le doigt sur l’aspect qui me pose le plus de problème
La narration en « livre d’histoire » est un ajout tardif, et j’ai beaucoup de mal à me rendre compte de sa pertinence et de sa vraisemblance
Merci beaucoup d’éclairer un peu ma lanterne à ce sujet, ça va m’aider à revoir un peu tout ça à l’avenir ;) Si tu poursuis ta lecture, n’hésite pas à me signaler si ton impression se confirme
Baladine
Posté le 07/03/2022
Salut ! Un beau chapitre, en fait ils peuvent tout à fait exister séparément et on se perd moins à essayer de les relier entre eux. J'aime tous les contes qui surgissent autour de chacun des arbres et le lien particulier que Héléna a tissé avec eux. C'est un personnage attachant, plus proche de la nature que des humains finalement. C'est intéressant d'avoir une mention de Julienne quelque part, c'est comme si tu posais des pavés chacun à distance l'un de l'autre, et à la fin ça fera un chemin ou un dessin qui prendra sens quand tout sera installé.

J'ai relevé d'assez rares coquilles et fait quelques suggestions si tu veux :
- après que la dernière lanterne ait disparu au milieu des arbres => après que + indicatif => après qu'elle eut disparu
- châtaigner => châtaignier
- "A côté, répondit-elle d'une petite voix, qu'elle aurait voulu plus assurée." => Comme la réplique ne se poursuit pas en dialogue, j'aurais refermé les guillemets directement après "côté"
-alors que ceux qu'il avait juré de protéger prenait la fuite. => prenaient

A bientôt,
Claire
maanu
Posté le 12/03/2022
Salut ! :)
Oui, j'aime assez ce personnage, ça me fait plaisir qu'il te plaise aussi ;)
Merci pour les corrections et suggestions très pertinentes :)
A bientôt !
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