Chapitre 3

Par maanu

"Est-ce qu'un jour vous finirez par m'affecter ailleurs?"

    Claude Gérard ne répondit pas. Il n'avait même pas entendu la question.

    La jeune femme aux cheveux rouges haussa un sourcil, le regard fixé sur la silhouette du vieil homme, immobile devant la fenêtre, et dit d'une voix forte:

    "Monsieur Claude? Vous êtes toujours là?"

    Claude Gérard eut un très léger sursaut, et se tourna à demi vers elle, les yeux toujours résolument braqués sur la plaine qui s'étendait devant sa maison.

    "Qu'y-a-t-il, Cora?"

    La dénommée Cora eut un soupir en le voyant si peu intéressé par ses réclamations, encore une fois. Elle reposa tout de même sa question, bien décidée à faire un jour céder cette vieille tête de pioche.

    "Allez-vous finir par changer mon affectation?

    _Pourquoi ça? fit Claude, le visage toujours aussi impassible. La vôtre ne vous convient pas?"

    Cora ferma les yeux, faisant visiblement de gros efforts pour contenir toute sa frustration.

    "Vous savez bien que non. Ça fait quinze ans qu'elle ne me convient pas. Depuis le début, en fait... Pourquoi m'avoir collée à un poste administratif? Vous savez que j'ai horreur de la paperasse, que je n'y comprends rien. Vous devez avoir le bras drôlement long pour qu'ils ne m'aient toujours pas virée.

    _Je vous ai confié cette mission parce que vous êtes la personne idéale pour la remplir. J'ai une confiance aveugle en vos compétences dans ce domaine.

    _Dans ce domaine? répéta Cora, dont le teint s'approchait peu à peu de la couleur de ses cheveux courts. Je suis qualifiée pour le terrain, moi. C'est pour cela que j'ai été entraînée, et certainement pas pour remplir des certificats et trier des papiers barbants toute la journée!"

    Elle prit appui sur la table d'une main, et tendit un index accusateur vers le vieil homme.

    "Avouez que si vous me laissez moisir dans un bureau, c'est parce que vous n'avez pas confiance en moi! C'est pour ça que toutes les missions intéressantes reviennent à Allan!"

    Claude Gérard leva les yeux au ciel en soupirant, tandis que celui qui venait juste d'être mêlé à la dispute se tortillait sur sa chaise, embarrassé.

    "Vous savez très bien que ça n'a rien à voir avec ça, répliqua le vieil homme. Je confie à Allan les missions qui recquièrent de la discrétion. Reconnaissez, ma chère Cora, que ce n'est pas là votre qualité première..."

    La jeune femme, prenant un air bravache et haussant les épaules, passa une main dans ses cheveux rouges et resserra contre elle son long gilet à pompons.

    Claude se tourna véritablement vers elle, cette fois, et la regarda avec un demi-sourire, visiblement décidé à faire redescendre la pression.

    "Je vous ai choisie pour cette tâche parce que vous êtes l'une des plus brillantes comédiennes que j'ai jamais eu le bonheur de rencontrer, Cora. Jamais je ne pourrais suffisamment vous répéter à quel point vous m'avez époustouflé dans cette représentation du Prince Cléandre que votre troupe et vous avez donnée au Palais, il y a vingt ans [1]."

    Cora rosit de plaisir en esquissant avec la main un geste de modestie. Elle conserva un air offensé, pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas dupe, mais son ton, lorsqu'elle reprit la parole, était un peu moins ardent.

    "On se demande bien à quoi il me sert, mon talent, perdu au fond d'un bureau poussiéreux. Qu'est-ce que vous attendez de moi, au juste? Que je déclame des monologues devant mon agrafeuse [2] et ma paire de ciseaux?"

    Elle haussa les épaules, hautaine, sous le regard amusé de Claude et celui, un peu plus agacé, d'Allan.

    "Vous savez ce que j'attends de vous, Cora. Et je suis persuadé que vous serez parfaite, lorsque le moment sera venu. Ce qui ne saurait tarder, pour tout vous dire..."

    Claude, s'assombrissant, retourna se camper devant la fenêtre, tandis que les deux autres, soudain tendus comme des ressorts, s'entre-regardaient.

    "Vous voulez dire... commença Allan de sa voix douce.

    _ Que c'est pour bientôt. Très bientôt, même, dit le vieil homme, en plongeant la main dans la poche de son gilet."

    Il en sortit une enveloppe bleutée, dont il avait visiblement pris grand soin, et la posa sur la table, sous les yeux médusés de ses deux complices. Ceux-ci, les yeux ronds, lurent rapidement l'adresse qui avait été soigneusement écrite. Sur le visage de Cora, alors, apparut un sourire aussi ahuri que réjoui.

    "C'est pas vrai, murmura-t-elle, extatique. C'est bien ce que je crois? Ça y est?"

    Claude hocha la tête, grave, tandis qu'Allan, la mine plus inquiète que sa comparse, faisait glisser sa main sur la table, en direction de l'enveloppe, sans oser la toucher.

    "Le Palais, dit-il, d'un ton posé qui tranchait étrangement avec la crispation de son corps. Vous allez tout leur dire, alors? Ils sauront qu'elles sont ici?"

    Claude hocha de nouveau la tête, en retournant une fois de plus se poster près de sa fenêtre.

    "Il faudra encore qu'ils préparent leur arrivée. Ça me laissera un peu de temps pour les préparer."

    Le visage de Cora se fit à son tour un peu plus sombre.

    "Comment comptez-vous le leur dire? Ça va être un tel choc pour elles...

    _J'ai déjà réfléchi à la question, répondit le vieil homme, le regard rivé vers les serres, qui s'étendaient en contrebas des collines, devant lui.

    _Peut-être que ce sera un soulagement pour elles, dit la jeune femme, avec un petit sourire optimiste. Surtout pour Ysaure, je veux dire. Elle doit se poser déjà pas mal de questions, si ses... aptitudes se sont déjà manifestées. Ce qui est sûrement le cas, d'ailleurs, étant donné son âge."

    Elle fronça les sourcils en voyant Claude s'assombrir encore davantage, et le regarda plonger de nouveau la main dans sa poche, pour en sortir une pierre d'une pâle couleur ambrée, qu'il fit glisser entre ses doigts. Puis, comme sorti soudain de sa rêverie, le vieil homme fit disparaître la pierre dans sa poche, et se tourna vers eux.

    "Cette lettre doit partir le plus rapidement possible. Il faut qu'elle parvienne au Palais d'ici deux jours. Trois tout au plus."

    Aussitôt, Cora, pleine d'espoir, se redressa.

    "Je peux m'en charger, dit-elle. Je saurai être rapide. Dans deux jours au Palais, aucun problème!"

    Mais Claude leva vers elle des yeux contrits.

    "Désolée, Cora, dit-il, mais comme je vous l'ai dit, j'ai besoin que vous remplissiez votre mission ici. Aujourd'hui plus que jamais. C'est Allan qui partira."

    Celui-ci se leva d'un bond, décidé à ne pas laisser Cora repartir dans l'une de ses longues complaintes.

    "Très bien, fit-il en se redressant, dévoilant sa longue silhouette, si grande qu'elle atteignait presque le haut de l'immense miroir en pied qui ornait le mur, derrière lui. Vous pouvez compter sur moi."

    Claude lui adressa un petit sourire entendu, et s'approcha de lui. En passant, il saisit l'enveloppe restée sur la table, et la lui tendit, aussi grave que si le poids du monde reposait sur ce bout de papier.

    "Je vous fais confiance, Allan, dit-il, en plantant son regard d'acier dans les yeux sombres de son ami. Je n'insisterai jamais assez sur l'importance de cette mission."

 

    Je me dois de préciser, au terme de cette scène que je viens de raconter, qu'elle fait partie de celles qu'il m'a fallu imaginer en partie. Je n'ai malheureusement pu en recevoir le témoignage d'aucun de ses protagonistes. J'ai fait de mon mieux pour rester aussi fidèle que possible au peu de renseignements que les divers enquêteurs et historiens s'étant penchés sur la question ont pu recueillir. J'ai également interrogé de nombreuses personnes ayant connu Claude Gérard, Cora Bernard et Allan Dernet, afin de m'assurer que le récit que je faisais de ce morceau de leurs existences respecte au mieux leurs différentes personnalités, et le courage dont ils ont tous fait preuve au service du Palais.
J'annonce dès à présent que j'ai également dû faire appel à mon imagination afin de reconstituer la scène qui suit.
 

***

    La silhouette voûtée marchait d'un pas rapide au milieu des arbres, la tête penchée vers son épaule gauche, les yeux rivés sur des chaussures entièrement couvertes de boue séchée. Les cheveux gris, qui tombaient en grosses mèches emmêlées, masquaient un visage creusé et répugnant de saleté.

    Un grommellement incompréhensible s'échappait d'une bouche tordue, aux lèvres ridées et noires de crasse, entre lesquelles apparaissait de temps en temps, entre deux imprécations, une gencive boursoufflée et sanguinolente, sûrement infectée.

    Soudain, la silhouette s'arrêta net. La tête se pencha encore davantage, aux aguets, et pendant un court instant, les bois retombèrent dans un silence de mort.

    "Rien... marmonna l'hideuse créature de son horrible voix caverneuse. A rien là. Rien de rien."

    Et alors elle reprit sa marche rapide, s'enfonçant de plus en plus loin, parmi des arbres de plus en plus inquiétants et rapprochés. La tête toujours baissée, elle se glissait entre eux sans même les regarder, avec l'agilité et la discrétion d'un reptile.

    Mais elle reprit bientôt sa litanie grinçante, qui s'échappait d'une bouche à peine entrouverte.

    "Rien là. Chercher encore. Il faut chercher. Se débarrasser. Trop fort, trop longtemps. Il faut se débarrasser, ou mourir. Pas pour moi. Pas pour moi. Dangereux. Trouver fille, et tout rendre. Ou mourir."

    Tout en parlant, la créature avait porté une main aux ongles longs et noirs à sa nuque, et s'était mise à gratter, très fort.

    Et tandis que le sang poisseux se mettait à s'infiltrer sous ses ongles, à couler entre ses doigts sales, la créature continuait à gratter, encore et encore.

[1] Cette pièce fait encore aujourd’hui partie du répertoire de la troupe des Cabotins, à laquelle appartenait autrefois Cora Bernard, et qui en donne encore des représentations au théâtre de la Cave-Creuse, à Thalie.

[2] Outil servant à joindre plusieurs feuilles de papier, à l’aide de petites attaches métalliques appelées agrafes.

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Elka
Posté le 30/08/2022
Hello !

Je commence par la remarque relou, mais mon avis sur le prologue se confirme ici. Dès qu'on romance à ce point, c'est un roman et pas un récit historique (même si l'autrice prévient qu'elle s'autorisera à romancer). Pour l'instant je trouve que ça se tient davantage en tant que tel ♥
J'ai beaucoup aimé Cora. Tu crois qu'elle va entendre raison mais paf ! Elle saute sur la première possibilité venue de ficher le camp pour quitter son bureau xD

J'imagine qu'ils parlent de Julienne et Héléna, qui auraient donc d'autres prénoms et des pouvoirs. Enfants envoyés "Là-Bas" à la naissance ?

A bientôt !
maanu
Posté le 02/09/2022
Encore merci pour ton avis sur la narration :) Comme je te l’ai dit, ça devrait bien m’aider
Moi aussi, j’aime beaucoup Cora ! Les chapitres où elle apparaît sont particulièrement sympa à écrire
Contente qu’elle te plaise ;)
Baladine
Posté le 09/03/2022
Coucou !
On essaye de rassembler les pièces du puzzle, ou du moins de les mettre de côté en ouvrant l'oeil pour la suite. L'intervention de la narratrice ( :p ) est intéressante parce que sans paraître le vouloir elle nous dévoile des informations que la scène en elle-même ne dévoilait pas (l'importance qu'elle revêt, ainsi que celle des personnages).
L'affreuse créature est parfaitement laide, ouh beurk ^^ comme le Mal rampant dans l'ombre et attendant son heure pour agir !
C'est étonnant qu'il y ait une note pour "agrafeuse", ça veut dire que l'agrafeuse n'existe plus au temps de la narration.... hmmm.
A bientôt !
maanu
Posté le 12/03/2022
Hello !
Merci pour ton commentaire :)
C'est vrai que j'ai un peu de mal avec mes notes ^^ Pour l'agrafeuse, le problème ne vient pas du temps de la narration, mais du lectorat (delsaïen) auquel le/la narrateur.ice destine son texte... J'ai un peu hésité à décrire l'objet, mais ça aurait aussi été bizarre de ne pas le faire, puisque le 'lecteur' du récit historique n'est pas censé le connaître...
N'hésite pas à me dire si les notes posent problème, font bizarre, n'ont pas trop leur place, etc. C'est une des choses que j'aimerais essayer d'améliorer ;)
Pour la créature, ça me fait plaisir d'avoir réussi à la rendre aussi repoussante que ce que j'imaginais dans ma tête ;)
Baladine
Posté le 12/03/2022
D'accord, je serai attentive. Pour l'instant ça me paraît pertinent !
A très vite
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