Bien loin d’Astarax, le grand Nord était couvert de glace et de neige. Seules les forêts de résineux parcourues par des blizzards permanents parvenaient à résister au froid. Les arbres et les buissons étaient couverts de flocons blancs et de cristaux de givre sans cesse emportés par de violentes bourrasques. IIs disparaissaient presque sous des nuages poudreux soulevés par les vents qui retombaient en poussière tourbillonnante. Les espaces où ils proliféraient étaient si vastes qu’il était impossible de s’y diriger sans boussole, tant les paysages se ressemblaient où que le regard porte. La monotonie des collines et des combes boisées était parfois interrompue par la surface nue d’un lac gelé ou les boucles paresseuses d’un fleuve qui serpentait en charriant des blocs de glace. Sur des milliers de lieues à la ronde, il n’y avait qu’une nature sauvage, glacée et hostile.
Au creux d’un vallon battu par les vents, une masure se terrait au pied des sapins. Elle était quasiment dissimulée sous une épaisse couche de neige tassée, et ne se distinguait au milieu des branches qui penchaient jusqu’au sol, que par un mince filet de fumée qui sortait d’un trou dans le toit. Le ciel était gris et bas, et des flocons tombaient abondamment en tournoyant depuis des heures.
Dans la cabane, un jeune garçon se désespérait. Il marchait de long en large entre les murs nus, dans la pénombre. Sa mère était partie chercher de la nourriture depuis deux jours et n’était pas revenue, elle avait dû se perdre dans la forêt glaciale. Urbino ne savait plus quoi faire, le feu se mourait dans l’âtre rustique, il n’y avait plus rien à manger, et la neige tombait du ciel cotonneux sans discontinuer. Dehors, un hurlement sinistre déchira soudain le silence.
Urbino s’approcha de la porte et tenta de l’entrouvrir sans que les rafales ne repoussent le lourd battant de bois épais et s’engouffrent dans l’habitacle. Cette maison devait exister depuis fort longtemps, elle était suffisamment solide pour ne pas s’écrouler sous le poids des congères. Elle avait été construite en pierre en des temps reculés, à l’époque où les artisans savaient travailler et tailler la roche. Le toit rond était fait de lauzes qui reposaient sur une imposante charpente et les fenêtres étroites étaient comblées par de la boue séchée mêlée d’épines et de feuilles séchées, et toujours closes. A l’intérieur, se trouvait une cheminée primitive où un dernier fagot de bois finissait de se consumer. Les braises éclairaient faiblement l’unique pièce vide d’une lueur rougeoyante. Urbino et sa mère avaient un jour trouvé cette masure abandonnée alors qu’ils fuyaient le mauvais temps et s’y étaient réfugiés pour ne pas mourir de froid. Pour se réchauffer, ils avaient brûlé tout ce qui avait été laissé par les précédents habitants, et il ne restait désormais plus rien dans le petit espace confiné. Livia sortait parfois pour tendre des pièges à des lièvres blancs, attraper des oiseaux imprudents, pêcher sous l’eau des torrents ou ramasser des lichens ou des mousses dont elle faisait des breuvages insipides mais brûlants.
Passant la tête entre la porte et le chambranle, Urbino regarda dehors. Devant lui, au milieu du champ de neige fraîche qui s’étendait devant la maison, se trouvait un loup aux yeux brillants, assis dans l’épaisseur ouatée, ses babines retroussées dévoilaient ses dents acérées et ses naseaux frémissants. Quand il aperçut Urbino, l’animal leva la tête et hurla à nouveau puis se mit à gémir plaintivement et se coucha sur le sol.
La fourrure grise et blanche, épaisse et duveteuse de son flanc était couverte de sang et le loup geignait doucement. Vainquant sa peur, Urbino s’avança près de la bête qui semblait agonir et progressa pas à pas jusqu’à la toucher. Le loup ne cessait de l’observer de ses yeux intelligents mais ses babines tremblaient et il était agité de soubresauts de douleur. Urbino approcha la main et se mit à caresser le poil dense entre les oreilles pour apaiser l’animal. Épuisé, le loup posa sa tête sur la neige et ne bougea plus.
Le vent sauvage sifflait autour d’eux, soulevant des volutes de neige poudreuse qui piquaient cruellement les yeux et la peau d’Urbino comme des aiguilles. Il ramassa de la neige à pleines mains et se mit à frotter doucement les plaies béantes pour les nettoyer. Le sang continuait à couler par la blessure, Urbino vit que l’ouverture était profonde et déjà infectée sur le pourtour. Sans réfléchir il se précipita dans la maison et rapporta une pierre plate sur laquelle il avait déposé l’un des derniers tisons. Avec ses mains gelées, il fit glisser la braise sur la plaie, tentant de la cautériser comme il avait parfois vu sa mère le faire sur ses propres blessures.
Le loup était si faible qu’il n’avait même plus la force de réagir et se laissait faire tandis que le tison brûlait sa fourrure et ses chairs. Il perdit connaissance et lorsque la braise fut refroidie, Urbino la jeta et se mit à tirer le corps de l’animal vers la cabane. Le loup était lourd, c’était un poids mort que le jeune garçon avait à peine la force de bouger. Tantôt il le poussait sur la neige froide, tantôt il empoignait les longs poils et le faisait glisser comme il pouvait. Enfin, il réussit à le faire entrer dans la maison et à l’approcher du feu, en raclant le pauvre corps meurtri sur toutes les aspérités du sol.
Urbino était complètement désarçonné. Sa mère approuverait-elle qu’il ait introduit un fauve dans leur abri ? Le loup ne les attaquerait-il pas quand il serait guéri ? Mais Livia reviendrait-elle ? Pourquoi était-elle partie si longtemps ? Était-elle morte ou l’avait-elle abandonné ? Quand cette pensée l’effleura, Urbino comprit qu’il ne la reverrait jamais, elle avait disparu pour de bon, il était seul au monde. Seul ? Pas tout à fait car il avait désormais un loup à ses côtés. Enfin, si celui-ci survivait à ses blessures.
Urbino caressait machinalement la fourrure de la bête et regardait le feu qui faiblissait dangereusement. Il sentait confusément qu’il lui fallait aller chercher du bois pour entretenir les maigres flammes sinon ils mourraient tous les deux de froid. Et si le feu s’éteignait, comment ferait-il pour le rallumer ? S’armant de courage, il se leva et ressortit dans l’atmosphère glaciale. C’était le crépuscule polaire, il faisait sombre mais pas tout à fait nuit, et Urbino s’avança sous le couvert des arbres, cherchant des branches mortes tombées à terre sous le poids de la neige.
Transi de froid, il ramena une brassée de fagots mouillés qu’il déposa sur le sol de terre de la cabane. Dans un récipient de métal qu’il posa sur les braises, il fit fondre de la neige et laissa infuser quelques lichens qu’il avait prélevés sur une branche. Le liquide amer mais brûlant le réchauffa. Il posa ensuite une branche humide au-dessus des tisons pour la dessécher et se roulant contre le corps chaud du loup qui semblait dormir il s’assoupit.
Dehors, il n’y avait aucun autre bruit que le vent qui soufflait et sifflait sans cesse en tournant autour de la maison, avant de poursuivre sa course vers le prochain bouquet de sapins qu’il faisait ployer sous des rafales poudreuses. Un bloc de neige se détacha du toit et tomba au pied de la cabane avec un bruit sourd, réveillant brusquement le jeune garçon qui se redressa et s’assit à moitié conscient. Il pensait voir entrer sa mère mais la porte ne s’ouvrit pas et le blizzard continua à bruire.
Le ventre d’Urbino se contracta sous l’effet de la faim, puis il réalisa qu’il avait dormi à côté d’une bête sauvage et sursauta. Le loup avait les yeux ouverts et le fixait d’un regard épuisé. Urbino avança la main et se mit à caresser la fourrure, touchant la plaie qui cicatrisait. L’ultime braise était sur le point de s’éteindre, alors il déposa la branche ramassée plus tôt et la cassa en plusieurs morceaux qu’il disposa sur le foyer. Il souffla pour attiser le feu et quelques flammes surgirent. Le loup tourna la tête vers la source de chaleur et sombra à nouveau dans l’inconscience.
Urbino mit de nouvelles branches à sécher et se rendormit à côté du loup. Quand il s’éveilla, la faim le tenaillait tant qu’il se décida à aller pêcher dans le petit lac tout proche. Il passa sa main le long du flanc du loup, comme pour l’assurer qu’il ne l’abandonnerait pas et qu’il allait revenir. L’animal qui devait seulement sommeiller poussa un soupir et n’ouvrit même pas les yeux.
Le jeune garçon sortit à nouveau dans la tempête de neige et se dirigea vers la mare gelée qui se trouvait de l’autre côté du bois de sapins. Il connaissait le chemin pour revenir, il ne devait pas trop s’éloigner, le ciel était très sombre et encore chargé de neige. Avançant précautionneusement en baissant la tête, il traversa la forêt en longeant les arbres et progressa lentement, ramassant ici ou là une branche ou une pomme de sapin qu’il mettait dans ses poches. Arrivé près du petit lac, il s'agenouilla et rampa sur le sol jusqu’au bord, cherchant avec ses mains une pierre pointue pour percer la glace. Il sentit une aspérité sous ses doigts gourds et tira pour extraire le caillou à moitié enterré dans la terre durcie. Lorsqu’il l’eut attrapé, il en frappa la surface de glace pour creuser un trou, puis plongea la main dans le liquide glauque. Il se trouvait ridicule, comment aurait-il pu attraper un poisson sans appât ? c”était peine perdue et de toute façon l’eau n’était pas assez profonde. Du moins il aurait essayé. Étreint par la peur de voir surgir hors de la vase une créature monstrueuse avec des yeux globuleux et une mâchoire remplie de dents pointues, il sortit la main de l’eau et tenta d’agrandir le trou. Un peu en dessous, il vit des algues qui ondulaient doucement tandis qu’il agitait l’eau et les saisissant avec ses mains, il les arracha sauvagement par poignées et les jeta à côté de lui. Quand il eut réuni un monticule d’algues dégoullnantes sur le sol, il se releva et avisant une grosse branche par terre, la ramassa pour enrouler les plantes autour. Portant son fardeau sur l’épaule, il reprit le chemin de la cabane. Sans s’en apercevoir, il décala légèrement sa trajectoire vers la gauche et aperçut soudain au pied d’un sapin l’un des collets posés par Livia. Un lièvre blanc avait été pris au piège, il était mort et congelé. Urbino ne l’avait pas vu à l’aller. Posant sa branche d’algues, il extirpa l’animal de la souricière et le souleva. Puis il attrapa sa branche alourdie et reprit le chemin de la cabane, lesté du lièvre blanc et des algues.
Lorsqu’il pénétra dans la masure, une douce tiédeur l’accueillit après le froid coupant de la forêt. Le loup couché sur le sol près du feu avait les yeux ouverts et le regardait sans bouger. Urbino posa le lièvre et la branche d’algues par terre et s’approcha du fauve. Il s’assit à côté de l’animal et le caressa en regardant la plaie. Le loup montrait les crocs mais n’attaquait pas. La blessure n’était pas belle à voir, rouge et gonflée, à moitié brûlée et suintante. Urbino fit la grimace et saisissant le récipient de métal, se précipita dehors pour aller chercher de la neige fraîche. A son retour, il couvrit la plaie avec des poignées de glaçons qu’il maintenait en place avec ses mains.
Au bout d’un moment, tout avait fondu. Urbino épongea alors la blessure mouillée avec des algues et des lichens qu’il étala sur le flanc de l’animal. Puis il mit quelques plantes à cuire dans la casserole qu’il posa en équilibre au-dessus des braises. Aussitôt une épaisse fumée se forma et s’échappa par le trou dans le toit. Enfin Urbino approcha le lièvre près du feu pour qu’il décongèle. Le loup s’endormit et Urbino ressortit chercher d’autres branches pour maintenir le feu. Il ramassait des bouts de bois avec obstination, comme s’il était investi d’une mission essentielle et motivé par le besoin irrépressible de sauver le loup. Enfin, après deux jours angoissants où il avait perdu tout espoir et ne se voyait aucun avenir, il avait trouvé une occupation qui l’empêchait de penser à son infortune et il se sentait utile. Il empila des fagots dans la cabane pour qu’ils sèchent et quand il jugea qu’il y en avait assez, il calfeutra la porte et vint s’asseoir à côté du loup.
Urbino sortit un couteau de sa poche et commença à dépecer le lièvre dégelé avec soin pour récupérer la fourrure et la viande. Il laissait tomber les morceaux sanguinolents dans le récipient pour cuire avec les légumes dans une sorte de ragoût. Il conserva une partie de l’animal pour le loup. Puis il s’étendit contre le corps du fauve et sombra dans le sommeil.
Quand il s’éveilla, il s’aperçut que le feu était près de s’éteindre et rajouta une branche pour faire repartir les flammes. Le loup avait les yeux ouverts et semblait respirer plus calmement. Les plantes avaient séché sur son flanc et Urbino les détacha doucement des poils et de la chair et les jeta au milieu des braises. Des flammes commencèrent à crépiter, un nuage de vapeur se forma et, montant vers le toit, s’échappa par le trou. Lorsqu’il eut retiré les algues et essuyé la plaie avec ses mains, il examina la blessure. Le pansement avait fait du bien, les boursouflures avaient diminué, il n’y avait plus de suintement. Urbino approcha de la gueule de l’animal une espèce de cuillère en bois taillée dans une branche qu’il avait remplie de bouillon. La glissant entre les crocs du fauve, il lui fit lentement boire le jus puis lui donna quelques minuscules morceaux de viande crue arrachés sur la carcasse du lièvre.
Le loup se pourlécha les babines après quelques bouchées tandis que Urbino remuait le ragoût avec la cuillère en bois dans la casserole. De temps en temps, il ouvrait la porte pour laisser s’échapper les fumées nauséabondes et renouveler l’air. Quand il regardait le loup devant lui, il ne pouvait s’empêcher d’admirer ses yeux transparents, les petites stries sombres qui descendaient depuis son front jusque sur son museau, et ses joues blanches à l’épaisse fourrure si douce.
-- Je vais te donner un nom, dit-il en regardant le fauve qui ouvrait sa gueule pour bailler. Je t'appellerai Giotto. Tu peux dormir, maintenant je suis sûr que tu vas guérir, et après nous partirons.
Pendant les quelques jours qui suivirent, Urbino continua à s’occuper de Giotto, soignant ses blessures et le nourrissant avec délicatesse. Petit à petit, l’animal commença à se relever, mais il restait faible sur ses pattes. Depuis qu’il mettait toute son énergie et son imagination pour guérir son nouvel ami, le jeune garçon ne pensait plus à sa mère, il commençait à oublier ses peurs et ne songeait plus qu’au voyage qu’il allait entreprendre lorsque le loup serait capable de marcher. Il ne cessait de lui parler et le fauve semblait le comprendre, il penchait la tête de côté comme s’il écoutait et approuvait.
-- Viendras-tu avec moi ? demandait Urbino en faisant boire l’animal, nous n’allons pas rester ici, il n’y a rien à manger et personne ne s’intéresse à nous. Regarde, je me suis fait un manchon avec la peau du lièvre pour protéger mes mains du froid. Et tu m’aideras à trouver à manger dans la neige, parce que tu as beaucoup d’instinct.
Parfois le loup poussait un gros soupir, il devait être impatient d’aller courir dans la forêt au lieu de rester enfermé. Les jours passaient, tous semblables, sans qu’aucun changement ne se produise dehors, il faisait toujours aussi froid et toujours aussi sombre. L’état de santé de l’animal s’améliora petit à petit. Bientôt il put se mettre debout et commencer à marcher, puis il eut envie de sortir.
Urbino entrouvrit la lourde porte, effrayé que son ami s’en aille et le laisse tout seul après cette période si riche en émotions. Il eut très peur de perdre le seul être vivant qu’il connaissait. Giotto vacilla sur ses pattes et sortit de la cabane. Urbino l’observa, le loup était campé sur ses quatre membres, les narines pointées vers l’avant humant l’air glacial et les oreilles en alerte. Il resta un bon moment sans bouger, puis il se retourna et, regardant une dernière fois Urbino, s’élança dans la neige fraîche qui venait de tomber devant la maison et après quelques bonds disparut sous le couvert des arbres..
Resté muet de stupeur sur le seuil de la porte, Urbino sentit son cœur se serrer comme s’il était pris dans un étau. Des larmes lui montèrent aux yeux et se mirent à couler sans retenue sur ses joues. Il avait envie de tout envoyer promener, il était à nouveau seul, à quoi bon continuer ?
Pris d’une soudaine rage, il rentra dans la masure, ramassa son manchon de fourrure et un bâton de bois, fourra dans ses poches les algues et lichens qui finissaient de sécher près du feu, puis il ferma la porte de la cabane et s’éloigna dans la blancheur du soir permanent sans même regarder en arrière.
Par où aller ? il n’en avait aucune idée. Il décida de longer le lac et d’aller au-delà, ce n’était pas une plus mauvaise direction qu’une autre. Il n’avait aucun moyen de savoir s’il y avait un bon chemin. Il se mit à marcher sans lever la tête, le cœur broyé par la peine et la solitude. C’était plus qu’un enfant ne pouvait en supporter. Il avait sans cesse envie de se coucher par terre et de se laisser mourir, mais une force inconnue en lui le faisait tenir encore et encore et, malgré l’adversité, il progressait.
Le vent soufflait toujours aussi fort et les rafales emportaient les flocons qui tombaient drus sur la forêt de sapins. Urbino ne savait pas quelle heure il était, si c’était la nuit ou le jour, le moment de manger ou de dormir. Il avançait sans réfléchir, posant un pied devant l’autre dans la neige molle, il s’enfonçait jusqu’au genou et déjà il était trempé, fou de rage, les yeux embués de larmes brûlantes. Il lui sembla marcher ainsi pendant des heures, mais peut-être n’étaient-ce que des minutes, ou même des secondes. Peut-être que le temps ne s’écoulait plus.
Et soudain il eut une hallucination. Devant lui soudain il vit la cabane se dresser, c’était bien la même, ronde et en pierre, il n’y avait aucun doute. Urbino était mouillé et harassé, il poussa la porte de la masure et entra. Une minuscule braise achevait de s’éteindre, aussi se précipita-t-il vers la cheminée, se jeta sur le sol et se mit à souffler sur le tison pour l’attiser et faire renaître le feu. Il restait des branches sèches et il en déposa une sur les cendres encore chaudes. Bientôt les flammes se mirent à crépiter et une douce tiédeur envahit la pièce. Urbino s’étendit sur le sol et leva les yeux vers le toit et le trou par lequel s’évacuait la fumée. Il regardait sans les voir les volutes qui s’enroulaient sur elles-mêmes comme des rubans et se sentait totalement découragé. Il n’avait fait que tourner en rond autour de la cabane, un sortilège maléfique devait pesait sur lui et son destin était tracé, il ne pourrait jamais sortir de son enfer blanc. Il allait sombrer avec désespoir dans le sommeil quand il entendit hurler dans la forêt toute proche.
-- Giotto ! s’écria-t-il, et sa voix se brisa sous l’émotion.
Il se releva brusquement comme un pantin qui sortirait de sa boîte et se précipita vers la porte qu’il ouvrit. Dehors, Giotto était assis devant le seuil, un poisson d’argent dans la gueule et il regardait Urbino droit dans les yeux.
-- Entre, dit Urbino, je t’attendais pour dîner. Je t’attendais depuis longtemps !
Urbino se jeta à genoux devant le loup et l’entoura de ses deux bras. Il pleurait et riait à la fois, toutes ses peines et sa colère oubliées. Giotto le suivit dans la cabane et Urbino mit le poisson à cuire sur les branches. Il parlait sans cesse en caressant la fourrure humide du fauve et toutes les dix secondes posait sa tête contre l’animal pour s’assurer qu’il était bien là.
-- Je croyais ne jamais te revoir, et tu étais parti me chercher à manger ! disait-il sans pouvoir y croire. Tu es mon ami ! Je ne suis pas seul au monde.
Le loup s’étendit le long du feu, posa la tête sur ses pattes et ferma les yeux tandis que Urbino dévorait un morceau de poisson. Puis ils s’endormirent l’un contre l’autre, Urbino réchauffait ses mains glacées contre le ventre chaud de Giotto et l’un comme l’autre esquissait un sourire de satisfaction dans son sommeil.
Au bout de quelques heures, ils s’éveillèrent en même temps, terminèrent le poisson et se mirent en route. Le jeune garçon ne jeta pas même un dernier regard vers la masure qu’il quittait définitivement et sans regret. Cette fois, Giotto guida Urbino. Ils marchaient la plupart du temps avec le vent dans le dos, c’était moins dur pour se déplacer. Ainsi commença leur longue route vers le Sud.
Sans perdre courage, ils faisaient de grands trajets sans pouvoir mesurer ni la distance parcourue ni le temps écoulé, car le ciel était toujours sombre et ils ne pouvaient se régler sur l’alternance des nuits et des jours. Giotto bondissait autour du jeune garçon et le loup montrait sans hésiter le chemin, laissant derrière lui de profondes traînées dans la neige. Il ne semblait jamais fatigué. Ils longeaient des lacs gelés, traversaient des fleuves et des forêts, grimpaient sur des collines arrondies ou dévalaient des vallons où s’entassaient des blocs de pierre fantomatiques couverts de givre. Puis ils trouvaient des creux de rochers pour dormir à l’abri du vent et se reposer, étendus l’un contre l’autre pour se tenir chaud. Souvent ils ouvraient les yeux en même temps, en parfaite osmose comme s’ils ne formaient plus qu’un seul être, réveillés par un bruit suspect ou un craquement sinistre. Puis ils repartaient aussitôt, suivant toujours la même direction sans dévier de leur trajectoire. Pour cela, Urbino faisait une confiance absolue à Giotto.
Ils se nourrissaient peu, mettaient des morceaux de neige dans leur bouche pour boire et progressaient malgré le temps épouvantable et le froid constant. Parfois des dangers surgissaient, Urbino avait surtout peur des ours qui étaient si puissants. Ils couraient très vite et leurs griffes étaient imparables. Il n’avait qu’une seule solution pour échapper à une mort certaine, grimper dans le premier sapin venu quand il entendait le souffle rauque d’un plantigrade qui se précipitait vers eux. Giotto s’enfuyait, il n’était pas de taille à se battre contre un ours en colère et il courait plus vite. Souvent l’animal enragé se jetait sur le sapin où Urbino s’était réfugié sur la plus haute branche accessible, tentait d’attraper le jeune garçon et cognait l’arbre tant qu’il pouvait. Lorsqu’il s’était lassé car Urbino s’accrochait comme un fou pour ne pas tomber, le fauve finissait par partir, abandonnant sa proie en grognant de frustration. Il s’éloignait dans la neige en projetant des nuages de flocons autour de lui. Urbino attendait longtemps que Giotto revienne, faisait provision de lichens et de mousses sur l’arbre où il était perché. Lorsqu’il entendait le hurlement du loup dans le lointain, c’est comme si son cœur résonnait en écho au cri de son ami. Il savait qu’ils allaient poursuivre leur chemin ensemble. Urbino laissait le loup trouver ses proies pour se nourrir, il ne partageait jamais avec Giotto. Il savait quand il voyait le fauve revenir de la chasse qu’il avait mangé, car il avait les yeux brillants et se léchait les babines.
Ainsi ils s’approchaient sans le savoir de la frontière entre le Nord glacial et l’océan. Ils commençaient à voir une alternance de jours et de nuits. L’obscurité durait longtemps mais ils apercevaient désormais le lever et le coucher du soleil au-dessus des arbres. Urbino n’avait jamais vu l’astre du jour, il allait de surprise en surprise et découvrait le ciel clair, la lumière du matin et celle du soir. Et enfin un beau jour, ils entendirent une rumeur sourde à distance, qu’ils ne parvenaient pas à identifier. Ils avancèrent encore, ralentissant l’allure, méfiants et sur leurs gardes. Ils dépassèrent la forêt profonde de sapins désormais mêlés de bouleaux, de saules et de buissons, attentifs au grondement devant eux qui amplifiait de seconde en seconde.
Et ils débouchèrent soudain sur une falaise de glace au pied de laquelle l’océan jetait ses vagues d’écume avec violence. Pétrifiés devant cette étendue inimaginable d’eau qui bougeait sans cesse, ils s’arrêtèrent à l’extrémité du Nord et contemplèrent la mer déchaînée à leurs pieds. Les vents étaient si violents qu’ils couvraient la voix du jeune garçon et Urbino était obligé de hurler pour parler à Giotto.
-- C’est la fin du monde, s’écria Urbino avec dépit. Il n’y a rien derrière, nulle part où aller. Nous avons fait fausse route.
Giotto leva la tête et se mit à gémir de rage, narines et babines frémissantes, campé sur ses pattes avant.
– Marchons un peu le long de cette crête, dit encore Urbino, on verra si ça nous mène quelque part. On n’abandonne pas tout de suite, on a fait trop de chemin pour arriver jusqu’ici.
L’un derrière l’autre ils se mirent à suivre la falaise, deux petites silhouettes noires sur le blanc du paysage, risquant à tout instant d’être balayés par les vents, mais obstinés et ne voulant pas céder à la déception. Au bout d’un long moment, Urbino dut convenir qu’il ne voyait aucun changement dans le paysage. Devant eux, il n’y avait que le précipice de glace et les vagues de la mer en furie qui s’étendaient à l’infini. Alors ils s’assirent sur le rebord, l’un à côté de l’autre, Urbino les jambes pendantes au-dessus du vide et le loup les pattes avant au bord de la pente de glace.
-- Et si on partait de l’autre côté ? demanda Urbino, nous avons peut-être choisi la mauvaise direction. Qu’est-ce que tu en dis ?
Le loup le regardait et pour une fois il n’avait pas la gueule fendue, il ne riait plus.
-- Regarde, c’est quoi là-bas sur l’eau ? s’écria soudain Urbino en tendant la main vers un petit point brillant qui se déplaçait sur les flots.
Un rayon de soleil levant ricocha sur le point mobile et refléta un éclat lumineux pendant un quart de seconde.
– Ça se rapproche, hurla Urbino en se levant brusquement, qu’est-ce que c’est ?
Giotto se mit à aboyer. Tous les deux ne voyaient plus que la petite forme étincelante qui venait vers eux.
-- C’est peut-être un danger, dit Urbino en reculant, nous devons partir.
Mais Giotto ne bougeait pas, il semblait fasciné, hypnotisé par la vision de l’objet flottant qui s’avançait désormais tout près d’eux. Urbino vit que c’était une espèce d’énorme coquillage tiré par deux gros poissons fuselés qui volaient au-dessus des crêtes des vagues. Un homme barbu conduisait le char et tenait dans sa main un trident d’or qui captait les rayons du soleil. Il arrêta l’équipage à distance et l’immobilisa en face d’Urbino et de Giotto.
Alors la mer se retira au pied de la falaise, creusant le fond marin profondément et une vague énorme souleva la conque et l’avança lentement jusque devant Urbino et Giotto. Le char resta suspendu quelques instants sur la crête d’écume et l’homme à bord regardait l’enfant et le loup. L’équipage était si près d’eux qu’ils auraient pu toucher la nacre du coquillage et le corps des dauphins en tendant la main. Urbino était bouche bée, aucun mot ne pouvait sortir de ses lèvres, le bruit autour d’eux était indescriptible, il aurait dû crier s’il avait voulu parler. Il avait posé la main sur le cou de Giotto qui grognait et montrait ses crocs puissants en signe de défense. L’homme devant lui était très grand et très athlétique, le torse nu malgré le froid. Des coquillages parsemaient sa barbe frisée et ses cheveux blancs. Ses yeux brillaient d'un éclat particulier, il était impossible de savoir ce qu’il pensait car une multitude d’impressions différentes semblaient les traverser. Le temps était comme arrêté, puis l’homme rugit comme un fauve et s’écria :
-- Saute dans le char, qui que tu sois, je suis Lamar le roi des mers.
-- Pas sans mon loup, hurla Urbino en se penchant en avant.
-- Grimpez vite, la vague s’impatiente, répondit l’homme.
Sans réfléchir, alors qu’ils ne savaient rien de ce qui allait leur arriver s’ils partaient avec cet inconnu mais aussi parce qu’ils n’avaient pas d’avenir sur la banquise, Urbino et Giotto bondirent à l’intérieur du quadrige. A ce moment-là, la vague commença à reculer et à descendre vertigineusement. Maniant habilement les rênes, Lamar fit voler les dauphins au-dessus des flots pour amortir le choc et retomber en douceur sur les crêtes d’écume. La conque accéléra son allure et bientôt fila à grande vitesse sur l’océan, s’éloignant de la zone tumultueuse à la frontière du Nord. Lamar s’exprimait peu mais il agissait. Il était concentré sur le pilotage de sa conque pour esquiver les turbulences.
Lorsqu’ils arrivèrent sur une mer plus calme bien plus au Sud, Lamar ralentit le char et se mit à parler. Urbino s’aperçut qu’il ne discernait plus le bruit infernal du blizzard, il avait tellement eu l’habitude d’entendre souffler le vent en permanence qu’il ne le percevait plus. Le silence de la mer le surprit. Il y avait un clapotis autour de la conque, et une brise légère qui faisait danser l’abondante chevelure de Lamar. Urbino ôta son bonnet et son manchon, il portait encore ses vêtements épais et chauds mais ici la température était douce et il avait envie de sentir l’air sur sa peau et dans ses cheveux.
-- Comment t’appelles-tu ? dit Lamar d’une voix de stentor.
-- Urbino, fit l’enfant.
-- Que faisais-tu sur cette falaise, demanda Lamar, tu étais perdu ?
-- Je suis seul au monde avec Giotto mon loup, répondit Urbino, ma mère est partie un jour et n’est jamais revenue. Giotto est mon guide et mon protecteur. Je ne voulais pas rester dans la cabane dans le grand Nord, il n’y a rien là-bas, que la neige et la glace et le froid, nous sommes partis pour trouver un meilleur endroit pour vivre.
-- Les choses ont bien changé dans le monde, dit Lamar avec amertume. Avant, il y avait de la diversité partout, des saisons, des rivages de sable blanc et des arbres, des rochers aux formes rondes ou déchiquetées, des îles couvertes de montagnes et de forêts, aujourd’hui il ne reste que le grand Nord glacial et le Sud brûlant. La végétation est pratiquement inexistante, mon royaume sous-marin est presque anéanti. J’ai régné si longtemps que j’ai vécu sa déchéance petit à petit au cours des siècles, et les dommages sont si grands que je n’ai rien pu sauver malgré tout mon pouvoir. Et maintenant c’est une immense tristesse qui m’habite quand je voyage sur l’océan. De nombreuses espèces ont disparu, la faune et la flore sont quasiment décimées. Où que je regarde c’est la désolation et la destruction qui ont pris la place de ce qui était beau et unique.
-- Que vas-tu faire ? interrogea Urbino qui ressentait le profond désarroi du roi des mers.
-- La plupart du temps j’erre sur les océans à la recherche d’une idée pour retrouver la grandeur et la magnificence d’antan, avoua Lamar. Le reste du temps, je réalise que c’est peine perdue et que je n’ai plus rien à faire ici-bas, qu’à disparaître.
-- Tu renoncerais si vite ? demanda Urbino avec étonnement.
-- Je viens de te dire que je me bats contre la mort programmée des océans depuis des centaines d’années, s’écria Lamar, tu ne m’écoutes pas.
-- Mais si je t’écoute, protesta Urbino tandis que Giotto aboyait avec vigueur. Je te connais depuis peu de temps et déjà tu me dis que tu baisses les bras. J’ai dû me battre pour arriver sur la falaise, et pourtant bien des fois j’ai cru que je n’y arriverais pas. Mais tu vois, grâce à Giotto, nous avons réussi à atteindre notre but. Tu es beaucoup plus puissant et plus intelligent que moi. Alors il ne faut pas que tu renonces. Tu peux faire revenir la splendeur de ton royaume, si tu le veux vraiment.
Lamar était pensif, les paroles d’Urbino pénétraient dans sa tête et se mêlaient à ses pensées en tourbillonnant. Depuis longtemps il avait cessé de croire à une possible réhabilitation, mais il n’avait rencontré personne qui le défie comme venait de le faire le jeune garçon. Ses sujets ne le contredisaient jamais. D’ailleurs, plus personne ne lui parlait, il était bien trop mélancolique et s’isolait constamment. La colère l’avait quitté, c’est la déprime qui l’assaillait désormais.
-- Mais comment faire ? dit-il.
-- Je ne sais pas, répondit Urbino, je ne suis qu’un petit garçon, je ne connais pas grand chose et toi tu as l’air si invincible !
-- Tu as raison, il me faut réfléchir, reprit Lamar. Il existait il y a bien longtemps un arbre dont les graines étaient miraculeuses et poussaient très vite. Si on trouvait ces graines, on pourrait les planter partout pour faire surgir des forêts et repeupler les déserts.
-- Même dans l’océan ? demanda Urbino. Je n’avais jamais vu la mer avant d’arriver sur la falaise. Je ne connaissais que des lacs gelés et des fleuves de glace.
-- Je n’ai jamais essayé, mais peut-être pourrais-je planter des graines sous l’eau, dit Lamar.
-- Tu vois, il t’a fallu peu de temps pour avoir des idées ! s’écria Urbino avec enthousiasme.
-- Ces idées, je les ai depuis longtemps, répliqua Lamar, mais comment trouver les graines de cet arbre ? Je me souviens qu’on l’appelait l’arbre de paix. Si son nom a un sens, il serait temps qu’il nous aide à répandre un peu d’accalmie sur ce monde en guerre. Il y a besoin d’une trêve pour remettre de l’ordre sur la planète. Oui, la recherche de l’arbre de paix semble être devenue une nécessité.
-- Eh bien voilà ta mission ! dit Urbino.
-- Hélas, c’est impossible ! poursuivit Lamar, je dois rester dans mon royaume marin, je ne suis pas capable de parcourir les continents à la recherche de graines d’arbre…. Mais toi tu pourrais le faire !
-- Je ne suis qu’un enfant ! protesta Urbino.
-- Mais tu es malin et intelligent, et ton ami le loup te protège, répondit Lamar.
-- Essayons alors, reprit Urbino, je n’ai pas peur. Comment reconnaîtrais-je ces graines que je n’ai jamais vues ?
-- Je ne sais pas, fit Lamar avec une moue, elles étaient noires et rondes, mais je ne m’étais pas beaucoup préoccupé de leur forme à l’époque où j’en ai entendu parler.
-- Comment les connais-tu ? demanda Urbino.
-- Ce sont des histoires très anciennes, je te les raconterai un jour quand nous aurons le temps, maintenant cela presse, la glace gagne du terrain sur l’océan, s’écria Lamar.
-- Avant de me rencontrer, que faisais-tu pour trouver ces graines ? questionna encore Urbino, c’était déjà urgent de sauver ton royaume.
-- C’est vrai, dit Lamar, tu as raison je ne faisais rien. Je vois que tu es futé et que tu comprends vite, tu es celui que j’attendais depuis bien longtemps.
-- Comment commençons-nous alors ? fit Urbino en plantant ses yeux droit dans ceux de Lamar.
Alors le roi des mers baissa les siens, il avait honte d’avoir été lâche pendant tant d’années et d’avoir laissé la situation se dégrader.
-- Je pensais t’emmener à Coloratur, proposa Lamar, c’est une grande ville sur le continent Odysseus, il y avait un arbre de paix dans la cour du château. Si l’arbre existe encore, tu le trouveras. Je te préviens cependant, ce sera peut-être compliqué de rester avec ton loup.
-- Je n’irai nulle part sans Giotto, répliqua Urbino.
-- Alors allons-y, fit Lamar. Mais le niveau de l’océan a baissé et Coloratur n’est plus en bord de mer. Il te faudra marcher dans le désert pour rejoindre la ville.
-- Le désert ? questionna Urbino, j’ai déjà traversé le désert de glace.
-- Je te parle d’un désert brûlant, où tu peux mourir de soif à chaque instant, fit Lamar surpris par l’ignorance du jeune garçon.
Et maniant les rênes avec fougue, le roi des mers lança son quadrige en avant. Les deux dauphins bondirent sur l’eau, la conque accéléra et se mit à voler littéralement sur les crêtes des vagues. Lamar, debout et triomphant sur son char décrépit, se sentait rajeunir de minutes en minutes tandis qu’il conduisait Urbino vers Coloratur. Malgré son pessimisme, il espérait vivre le début d’une nouvelle ère qui marquerait le retour de la splendeur de son royaume.