Chapitre 3

Dans la vieille ville de Coloratur, les ruelles avaient gardé leur charme du passé. Les séismes n’avaient pas abîmé les solides constructions anciennes, dont les murs de pierre épais avaient conservé leur allure de jadis. Au pied des maisons ramassées sur elles-mêmes se trouvaient des échoppes fraîches. Elles étaient toujours dans l’ombre et presque humides au fond des étroites venelles, où ni la chaleur du jour ni les rayons du soleil ne pénétraient jamais.

 

L’une de ces boutiques existait depuis des millénaires, on y vendait des instruments de musique dont certains étaient si étranges que les passants se demandaient qui avait conçu pareilles fantaisies. Des flûtes, cromornes, serpents recouverts de cuir, vielles et guiternes de toutes les époques étaient suspendus aux murs, posés sur des tables ou enfermés dans des vitrines poussiéreuses avec les précieux violons et les archets. Des contrebasses de bois rouge, des luths et des harpes trônaient dans un coin, à peine visibles tant l’intérieur de la boutique était sombre. Des piles de partitions de musique s’éparpillaient un peu partout sur les meubles aux multiples tiroirs où étaient conservés les cordes, les anches, la colophane, les pistons, les sourdines et les tampons, toutes sortes de choses nécessaires à l’entretien des instruments. Au plafond pendait une forêt de cuivres, tubas, cors, buisines qui alternaient avec les bugles, trompettes, trombones et cornes de diverses tailles. A la porte d’entrée sonnait une cloche qui avertissait de l’arrivée d’un visiteur et dans le fond, se trouvait l’atelier de réparation. Une petite silhouette s’activait autour d’un étau de fonte où le corps démantibulé d’une viole en bois de noyer était en train d'être recollé. La jeune fille, dont les gestes précis redonneraient bientôt vie à la magnifique caisse de résonance, chantonnait en travaillant. Elle bondissait gracieusement d’un côté ou de l’autre de son établi, ses outils à la main, dans l’odeur de colle et de sciure de bois.

 

Quelqu’un passa la tête par la porte d’entrée toujours ouverte de l’échoppe et appela.

 

-- Ohé Juliette ! Comment va cette viole ? s’écria un garçon en costume d’ouvrier, les yeux noirs et brillants sous une cascade de boucles rousses. Je m’arrête quelques minutes, ça te dit de venir boire un peu d’eau avec moi à la fontaine ? Il fait si chaud dans la cour du château, j’ai très soif ! 

-- Je te rejoins, répondit joyeusement Juliette en passant son doigt expert sur le corps doux de l’instrument dont le dos était décoré de motifs incrustés. 

 

Il avait été réparé avec amour pour à nouveau enchanter les oreilles avec de gracieuses mélodies.     

  

Juliette essuya ses mains sur son tablier de grosse toile qu’elle ota et pendit à un clou. Elle lissa sa jupe bouffante d’une main experte et se précipita dehors sans même fermer sa boutique. Il y avait bien longtemps que les touristes avaient déserté la cité antique. Personne n’aurait eu l’idée d’entrer dans l’échoppe pour y chaparder quoi que ce soit. Légère comme une plume, Juliette courait dans la rue vers la petite place à l’ombre des murs où se trouvait une vieille fontaine. L’eau de source qui venait des montagnes alentour était fraîche et bienfaisante par la chaleur qui régnait dehors. Hormis dans cette partie haute de la ville un peu en altitude, il faisait une température torride dans la région dont le climat n’était plus adouci par la proximité de l’océan. 

 

Adriel l’attendait, assis sur la margelle de la fontaine. C’était une construction de pierre surmontée d’une colonne sculptée, coiffée par une tête de léopard. Un mince filet suintait par la gueule du fauve et tombait dans un bassin peu rempli, car l’eau s’évaporait presque aussi vite qu’elle s’écoulait. Juliette s’assit à côté de son ami et se penchant vers la fontaine, trempa ses mains dans l’onde. Puis formant une conque avec ses paumes croisées, elle recueillit quelques gouttes qu’elle but avidement et tamponna ses joues roses, fermant ses yeux de velours et secouant ses cheveux châtains attachés par un ruban.   

 

-- C’est bien bon ! s’écria-t-elle joyeusement. Comment avance ton chantier ? 

-- Lentement ! répondit Adriel dont le visage était souriant sous ses belles boucles rousses. La chaleur est telle que nous sommes trempés de sueur dès que nous bougeons, et le ciment sèche avant que nous l’ayons posé. Enfin nous progressons un peu. Le mur Nord des remparts sera bientôt réparé, le chemin de ronde rétabli, puis nous attaquerons le pont levis. Cela fait des décennies que ça dure, le résultat est bien maigre par rapport à tous les efforts qu’on nous demande. 

-- Et à l’intérieur, comment cela se passera pour le château ? demanda Juliette.  

-- Tout est écroulé dans le palais. Il y avait tellement de richesses, il ne reste rien, expliqua Adriel. Certains experts font des fouilles pour essayer de retrouver des objets, ceux-ci seront conservés et exposés dans le musée du château si un jour nous réussissons à le reconstruire. Mais c’est peu probable, il faudrait tellement d’années ! 

-- Quel dommage, ce devait être si beau quand le palais était en bon état ! dit Juliette.

-- Il y a dans les archives des dessins et des photos du château, on y voit les appartements et le parc, c’était magnifique. Et lorsque il y a eu les séismes, la montagne s’est déversée au milieu de la cour. Elle a recouvert les jardins d’une couche de gravats et s’est avancée jusque dans le bâtiment. Heureusement les fondations étaient profondes, les murs ont plus ou moins tenu.  

-- Est-ce que c’est dangereux ? poursuivit Juliette, intéressée par l’histoire de sa ville et qui avait envie de poser mille questions.

-- Probablement, tant que ce n’est pas consolidé. D’ailleurs les visites sont interdites.

-- Tu n’as pas peur ? ajouta-t-elle.

-- Bien sûr que non, sinon je ne ferai pas ce métier, répliqua Adriel en riant. Ce soir nous faisons une petite fête dans la cour, avec de la musique évidemment. La cour est sécurisée, mais les rassemblements ne sont pas autorisés, naturellement. Tu veux venir ? Ça commencera après le coucher du soleil, quand il fera moins chaud et que nous serons certains de ne pas être dérangés. Viens avec ta flûte, d’autres apporteront leurs instruments, moi je chanterai ! 

-- C’est d’accord, dit Juliette, et maintenant si tu veux bien, je retourne à mon atelier, il faut que je vérifie si mon collage est bien fait, et puis après je donne un cours de solfège.

-- J’oubliais que tu es issue d’une famille de musiciens ! s’écria Adriel, Depuis des siècles vous habitez dans cette maison et vous enseignez la musique ! Et vous réparez les instruments. quand ils en ont besoin.

-- C’est vrai, répondit Juliette, je suis la dernière à posséder la boutique, si je ne me marie pas bientôt et si je n’ai pas d’enfants, il n’y aura personne après moi à qui transmettre le savoir faire pour poursuivre la tradition. 

-- Moi aussi je viens d’une très vieille lignée, ajouta Adriel, mes ancêtres vivaient dans la forêt. Ils n’étaient pas des bâtisseurs, mais il n’y a plus de forêts et il faut bien vivre. C’est pourquoi j’ai choisi ce métier.

-- En restaurant le château tu perpétues la tradition des habitants de Coloratur, dit Juliette. Malgré toutes les abominations qui se sont passées ici, les guerres, les bombes, les séismes et les nombreux morts, c’est une belle mission de vouloir sauver notre cité de la ruine.

 

Une ombre de tristesse plana sur les deux jeunes gens qui essayaient d’imaginer leur ville au temps où Coloratur était une capitale florissante dans un royaume prospère. Entourée de forêts profondes, nichée au cœur d’une riche vallée dominée par les montagnes et au bord de l’océan, la cité avait connu un développement extraordinaire avant de sombrer comme l’ensemble de la planète dans la désolation. 

 

Juliette sauta sur le sol et fit un petit signe de la main à Adriel avant de regagner la fraîcheur de son échoppe. Le garçon poussa un soupir, se leva à son tour et reprit le chemin du chantier d’un pas pesant. La tâche qui incombait à l’équipe de maçons était si énorme qu’elle semblait impossible à accomplir. Le palais ne ressemblait plus à rien, les remparts étaient de guingois, la montagne en s’écroulant avait pratiquement recouvert les ruines du palais de rochers et de poussière, la végétation était sèche et brûlée, tout était laid et sans attrait. Ramassant sa pelle à l’entrée des murailles, il franchit les anciennes douves comblées par la coulée de boue et pénétra dans la cour. Ses compagnons avaient eux aussi arrêté le travail et prenaient le frais à l’ombre des murs. Ils portaient tous des larges salopettes de toile épaisse, pour laisser circuler l’air entre le tissu et la peau, des chemises de coton ou de lin, de grosses chaussures et des chapeaux à larges bords pour se protéger des ardeurs du soleil. 

 

La journée était bien avancée, l’astre commençait à décliner à l’horizon et le ciel devenait cramoisi. Malgré la couleur de ses cheveux, Adriel avait fini par détester le rouge, cette couleur représentait pour lui les brûlures, le feu, la guerre et la boue de la montagne. Il n’aurait pas porté de vêtements écarlates même si on les lui avait donnés.

 

-- Juliette viendra à notre fête, dit-il à ses amis. 

 

Bien qu’ils aient un travail qui leur apportait de quoi vivre, même chichement, tous les maçons avaient le sentiment que la reconstruction du château était un échec permanent. Ce qu’ils avaient réparé un jour semblait se déliter le lendemain, comme si le palais ne souhaitait pas retrouver sa splendeur passée. Les murs s’effritaient avec la chaleur, les amas de pierres s’affaissaient aussi vite qu’ils les remontaient, et le résultat était toujours laid. Néanmoins ils persévéraient, n’ayant pas d’autres objectifs dans leur vie que de maintenir ce semblant d’occupation, pour vaincre la morosité d’une époque sans avenir et pour survivre.   

  

Il n’en allait pas de même pour Juliette. Elle était d’un caractère optimiste et au fond de son échoppe ne voyait pas la décrépitude du monde. Adriel était son ami, mais elle le trouvait pessimiste, il répétait sans cesse que les travaux au château ne seraient jamais terminés et Juliette ne voulait pas l’entendre. Le contexte n’était pas favorable, certes, mais avec un peu de courage on peut vaincre bien des choses qui paraissaient insurmontables, et Juliette était combative. Elle aimait sa vie au fond de l’échoppe au milieu des instruments de musique. Cependant elle rêvait aussi d’aventures, elle aurait voulu partir visiter le vaste monde, même si elle avait conscience que l’univers était devenu laid et très dangereux. La ville haute était un peu protégée des vicissitudes car peu d’habitants y demeuraient faute de commodités, mais la basse ville était mal fréquentée. Il y avait beaucoup de trafics illicites, de voleurs et de gens mal intentionnés, brutaux, et même des assassins. Aussi Juliette ne quittait jamais son vieux quartier où elle se sentait en sécurité. Parfois, pour se donner la sensation de voir le monde, elle grimpait au sommet de la tour attenante à sa maison pour aller contempler la cité au pied du château. Après avoir atteint le dernier étage sous le toit de lauzes, elle pouvait regarder à travers la petite fenêtre la ville de Coloratur, l’ancien port où dormaient désormais les carcasses mortes des bateaux en cale sèche. Au-delà, les vastes plaines désertiques s’étendaient à perte de vue, et à l’est, les montagnes semblaient bleues dans le lointain.

 

Ce soir-là, elle rejoignit Adriel et les compagnons maçons dans la cour du château. La nuit était tombée mais il faisait à peine plus frais qu’en plein jour. Dans l’enceinte, la chaleur emmagasinée pendant la journée était restituée par les pierres brûlantes. Les garçons avaient installé des planches sur des tréteaux et disposé quelques biscuits et une bouteille de cidre sur des assiettes. Il n’y avait évidemment pas suffisamment de nourriture pour tout le monde, mais chacun était habitué à se contenter de petites quantités et le but n’était pas de manger mais de s’amuser un peu. Juliette trouva que les maçons avaient l’air tristes et préoccupés, mais c’était peut-être simplement la fatigue après la journée de travail. D’autres filles étaient arrivées sur l’esplanade, et déjà des musiciens s’exerçaient à jouer sur leurs instruments. Certains danseurs esquissaient des pas en rythme. Puis tous se mirent à chanter de vieux airs accompagnés par les guitares, les flûtes et les tambourins. 

 

De telles réunions n’étaient pas autorisées, mais entre les murs du château aucune milice ne viendrait les déranger, ils n’utilisaient pas d’amplificateurs et les bruits étaient étouffés par les murailles. Les drones de surveillance ne venaient jamais survoler le quartier de la ville haute, sans intérêt pour eux. Il était trop complexe à contrôler avec ses ruelles étroites et   sombres. Les portes des maisons se trouvaient en retrait sous des arcades et la circulation des véhicules, malaisée, était quasiment inexistante. Des voix s’étaient élevées à la gouvernance de la cité pour détruire le quartier et y construire des immeubles neufs, la décision n’avait encore jamais été prise mais elle pendait comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des habitants. Il n’était même pas certain dans ce contexte que le château soit conservé, ce qui n’encourageait pas les maçons à se tuer à la tâche. Le seul risque d’intrusion provenait parfois de hordes de motards qui s’amusaient à se poursuivre dans les venelles. Ils étaient si peu discrets que tout le monde avait le temps de rentrer chez soi avant qu'ils ne parviennent au sommet de la colline. Ils pénétraient dans la cour du château et détruisaient des jours et des jours de travail en roulant partout sans discernement pour franchir des obstacles. Des accidents étaient déjà arrivés, mais rien n’arrêtait ces individus quand ils avaient décidé de vandaliser ce qu’ils considéraient comme l’un de leurs terrains de jeu. Il n’était pas rare le lendemain de leur visite de trouver dans les gravats des traces de sang, des motos brûlées, des pièces tordues, des roues arrachées, des pneus crevés, des moteurs et des pots d’échappement qui n’avaient pas survécu à l’expédition.    

 

Aucune suspicion d’opération barbare n’avait été détectée ce jour-là, aussi la soirée s’écoulait-elle tranquillement. Des petits groupes s’étaient formés, certains bavardaient, d’autres parlaient musique ou jouaient de leurs instruments, quelques courageux dansaient malgré la chaleur et l’épuisement. Mais le cœur n’y était pas et la fête manquait d’atmosphère. Pour ne pas céder à la morosité qui s’installait, Juliette se mit à jouer de la flûte, accompagnée par une ou deux guitares et un tambourin. La mélodie subtile s’envolait dans l’obscurité, et il lui semblait que c’était l’un des moments les plus extraordinaires qu’elle ait jamais connu. Devant elle, dans la pâle lueur de la lune dont les rayons éclaboussaient l’assemblée, elle voyait Adriel hésiter. Elle savait qu’il avait quelque chose à lui dire mais qu’il n’osait pas parler. Quand elle eut fini le morceau, elle posa sa flûte et s’approcha de son ami dont le visage aux traits tirés ne lui disait rien de bon.

 

-- Que se passe-t-il, Adriel ? je vois bien que tu es contrarié, dit-elle. Les autres aussi ont l’air mal à l’aise.

-- On nous a prévenus tout à l’heure, répondit-il d’une voix rauque, avant la fermeture. Le chantier du château s’arrête, nous sommes mutés dans la ville basse dès demain, des immeubles menacent de s’écrouler et il faut les consolider.  

-- On ne se verra plus, s’écria Juliette avec regret.

-- Nous devrons rester là-bas, nous serons nourris et logés. Le travail sera organisé pour  relayer les équipes jour et nuit car il y a urgence. Non, on ne se verra plus, murmura Adriel.

-- Viens me montrer où tu te trouveras, dit Juliette en lui prenant la main, montons dans la tour. Tu me diras où je pourrai regarder et savoir que tu es là.

 

Elle ramassa sa flûte et la déposa avec soin dans l’étui, puis entraina Adriel en agitant le bras en signe d’adieu aux compagnons. 

 

-- La fête est finie, nous partons, disait-elle, merci ! 

 

Ils sortirent de la cour du château et se dirigèrent vers la boutique d’instruments de musique. Adriel suivit Juliette dans l’escalier en colimaçon qui débouchait en haut de la tour. Tous les deux s’accoudèrent à la fenêtre de la poivrière et Adriel tendit le doigt vers le Sud. Les lumières de la ville basse éclairaient la cité comme en plein jour. Dans le lointain ils aperçurent un groupe d’immeubles très hauts dont certaines fenêtres étaient  éclairées. 

 

-- C’est là, mais c’est très loin d’ici en réalité, fit Adriel. Question de perspective. 

-- De jour je pourrai mieux voir, je reviendrai demain matin, répondit Juliette. 

-- C’est un chantier très dangereux, murmura Adriel.

-- Que veux-tu dire ? demanda Juliette, mais elle avait déjà compris.

-- Les immeubles sont vétustes, ils peuvent s’écrouler. Les travaux vont provoquer des vibrations et des chocs, ce qui va accroître les risques d’effondrement. Si nous sommes à l’intérieur, nous ne nous en sortirons pas, avoua-t-il.

-- Tu ne peux pas refuser, t’enfuir ? s’écria-t-elle, horrifiée et cachant sa bouche avec ses mains..

-- Et laisser les autres mourir à ma place ? répliqua-t-il.

-- Non bien sûr, ce serait lâche, répondit-elle, comme résignée à accepter l’inacceptable.

-- Tu vois, il est vraiment possible que nous ne nous revoyons pas, poursuivit Adriel.

-- Non, non c’est impossible ! dit-elle, on se connait depuis l’enfance, on ne peut pas se dire qu’on ne se reverra pas.

 

Des larmes vinrent aux yeux de Juliette, c’était plus qu’Adriel ne pouvait supporter. Il prit le visage de la jeune fille dans ses mains et déposa un baiser sur ses lèvres humides, puis s’enfuit dans l’escalier. Tandis qu’il descendait les marches en courant, il entendit les sanglots de Juliette et son cœur se serra. Cette soirée marquait le tournant de leur vie. Ils ne s’étaient jamais rien avoué et voilà qu’au moment où ils avaient enfin osé dévoiler leurs sentiments l’un à l’autre, leur monde basculait dans la brutalité. L’impensable venait de se produire. Ils devaient se séparer. 

 

Ni Juliette ni Adriel ne dormirent beaucoup cette nuit-là. A l’aube, Adriel était déjà parti avec les autres compagnons. Avant d’ouvrir sa boutique, Juliette courut jeter un coup d'œil dans la cour du château. Il n’y avait plus personne. Habituellement elle était bercée par les coups de marteaux ou de pioches et les cris des ouvriers. Ce matin-là, seul le silence l’accueillit quand elle franchit l’ancien pont levis écroulé. Le palais était désormais solitaire et abandonné, à moitié dévoré par la montagne et enserré au milieu de ses remparts. Elle marcha dans la cour déserte et grimpa sur l’énorme tas de gravats. Les cailloux roulaient sous ses pieds et elle glissait un peu avec ses petites chaussures, mais elle parvint au sommet du monticule. De là, elle regarda autour d’elle. A l’est les hautes montagnes de pierre se dressaient fièrement au-dessus des vallées arides, et partout ailleurs c’était le désert qui s’avançait jusqu’au pied de la cité. Hormis l’éminence où se trouvait la ville haute et le château, d’autres collines s’étendaient à l’ouest, et au nord, des falaises qui plongeaient autrefois dans la mer arrêtaient désormais des dunes de sables mouvants. La ville de Coloratur était un conglomérat de quartiers hétéroclites. Tout à fait au sud, Juliette apercevait les terrains militaires couverts de baraquements qui semblaient minuscules à cette distance, il y avait aussi un aéroport d’où décollaient des aéronefs dont les formes étranges ne cessaient d’intriguer la jeune fille. Pour pouvoir loger une grande quantité de population, la gouvernance de la cité avait fait construire à la va-vite des groupes d’immeubles très hauts, et en bâtissait encore pour les nouveaux arrivants. La ville grossissait sans cesse dans tous les sens, sans plan d’urbanisation, comme si elle était une gigantesque boursouflure.

 

Où était donc le quartier que lui avait montré Adriel ? Elle se repéra grâce à l’ancien port et suivit des yeux la direction qui lui semblait être la bonne. Mettant la main au-dessus de ses yeux pour se protéger de la trop grande luminosité, elle identifia soudain les blocs verdâtres dont Adriel lui avait fait la description. Ils étaient situés en plein cœur de la cité, et même de loin elle voyait bien qu’ils étaient vétustes et menaçaient de s’écrouler.  

  

Furieuse, elle donna un coup de pied de rage dans le tas de pierres, et déplaça quelques cailloux qui se mirent à dévaler la pente. Là où se trouvaient les gravats, Juliette aperçut enfoncée dans la terre l’extrémité d’une petite boîte métallique. Elle s’agenouilla et avec ses mains dégagea l’objet enfoui. C’était une sorte de coffret très ancien, avec un beau fermoir ouvragé. Elle essaya de soulever le couvercle mais il était coincé, alors elle ramassa la cassette et reprit le chemin de son échoppe. Elle trouverait un outil dans son atelier pour ouvrir le coffret. Elle ne le donnerait pas au chef de chantier une fois qu’elle aurait vu ce qu’il contenait, puisqu’il n’y avait plus personne au château. Mais elle savait que le garder était un crime passible de prison.

 

Il faisait déjà terriblement chaud sur la ville, et pourtant il était encore tôt. Juliette accéléra le pas pour se retrouver le plus vite possible à l’ombre dans son échoppe. Elle traversa la petite place où la veille encore elle était venue voir son ami. Il n’y aurait pas de petite pause à la fontaine aujourd’hui, ni demain ni plus jamais, ou alors en solitaire. Dès qu’elle pénétra chez elle, elle soupira et déposa le coffret sur son établi. Personne ne l’avait vue dans les rues désertes, les habitants sortaient peu à cause de la chaleur et barricadaient les volets pour conserver la fraîcheur de leurs maisons.

 

Juliette examina le coffret et, à l’aide d’un ciseau, fit sauter le couvercle. A l’intérieur, il y avait des papiers si anciens qu’ils tombaient en poussière. Sur l’un d’eux elle aperçut quelques caractères antiques qui ressemblaient à des runes, mais les documents étaient en si mauvais état que la lecture en était impossible. Au fond de la boîte, se trouvait une bague en or avec une pierre bleue et un très beau coquillage accroché au bout d’un fil d’or. Juliette hésita mais eut un pressentiment et ne passa pas la bague à son doigt. Elle la mit dans sa poche, passa le coquillage autour de son coup et cacha le coffret sous un meuble. Puis elle se ravisa et glissa le minuscule boîte dans l’une de ses poches.  

 

Toute la matinée elle se sentit fébrile, elle ne pouvait pas s’expliquer pourquoi. Elle ne réussissait pas à recoller les pièces de sa viole. Chaque action qu’elle entreprenait était un échec, elle n’avait pas la tête à ce qu’elle faisait, sa concentration était ailleurs. Vers midi, elle entendit les drones passer par-dessus les toits et se précipita dans la ruelle. Ils survolèrent la cour du château, tournèrent en longs cercles concentriques plusieurs fois au-dessus des remparts puis s’éloignèrent. 

 

Une heure plus tard, des engins motorisés traversèrent la ville haute jusqu’à l’esplanade du palais. Ils passèrent en vrombissant devant l’échoppe et Juliette eut le temps de voir les logos sur les motos et les blousons, c’était la milice. Aussitôt elle ferma à clé la porte de la boutique et tira le rideau, puis elle courut se mettre à l’abri dans la cave. Bientôt des explosions retentirent, qui firent trembler les murs de la vieille cité. Deux heures plus tard, les moteurs retentirent à nouveau, les massacreurs quittaient les lieux. 

 

Les habitants sortirent dans les ruelles et se dirigèrent vers les ruines du château. Cette fois tout était définitivement écroulé, toute trace du palais baroque qui avait pendant des siècles été la fierté de Coloratur n’était plus qu’un amas de pierres. Les gens pleuraient et se lamentaient, mais quand ils virent les affichettes qu'avait laissées la milice, ils comprirent que c’en était fini de leur quartier privilégié. Ils avaient ordre de vider les lieux le plus rapidement possible. Ils seraient relogés dans la ville basse. La ville haute allait être rasée et reconstruite avec de nouveaux matériaux et surtout elle disposerait de rues praticables et accessibles. Ils s’y attendaient tous, et n’étaient pas surpris. C’était la soudaineté de la décision qui les prenait au dépourvu. II était juste précisé en petits caractères à la fin du texte qu’à la place de l’ancien palais serait élevée la maison de la gouvernance de Coloratur, une construction moderne et adaptée aux exigences requises pour le bâtiment représentatif de la ville.

 

Juliette revint dans son échoppe, désespérée. Il lui était impossible d’emporter tous les instruments, et elle ne savait même pas où aller, alors qu’allaient-ils devenir ? Elle caressait les ventres ronds des violons, les cordes des harpes et les circonvolutions des cuivres. Finalement elle décida de descendre tous les instruments à la cave. Celle-ci était si profonde qu’elle ne serait peut-être pas détruite pour construire les fondations des nouvelles maisons. Elle commença tout de suite, il n’y avait pas de temps à perdre. Elle ouvrit la trappe qui cachait l’entrée de l’escalier et alluma la lampe.  

 

Pendant toute la matinée, ignorant les bruits qu’elle entendait dans les ruelles de la haute ville, elle monta et descendit les marches de la cave un nombre incalculable de fois, emportant à chaque voyage un ou plusieurs instruments qu’elle déposait soigneusement au plus profond de la caverne creusée à même la roche de la montagne. Sous la première cave se trouvait une seconde cave qui lui avait été révélée par son grand-père, une sorte de grotte de secours dont l’entrée indétectable par les non initiés était masquée par une dalle de pierre amovible. Il fallait connaître le mécanisme d’ouverture habilement dissimulé sous des piles de vieux livres et hormis Juliette, cette connaissance s’était perdue. 

 

Elle ne put évidemment pas descendre les pianos, le clavecin et quelques autres pièces volumineuses. Lorsqu’elle eut mis en sécurité les instruments transportables, elle poursuivit par les accessoires précieux, les archets aériens et les partitions anciennes, écrites par les mains de musiciens de talent. A contrecœur, elle se persuada que ce qu’elle laissait dans la boutique avait finalement peu de valeur. Elle referma soigneusement la dalle, laissant les instruments sauvés de la destruction dans ce qui deviendrait certainement leur tombeau éternel. Elle jeta un dernier coup d'œil dans l’échoppe de ses ancêtres, soulagée d’avoir préservé ce qui pouvait l’être, et eut un pincement au cœur pour ce qui ne put pas être mis à l’abri. 

 

Puis, se précipitant chez elle au-dessus de la boutique, elle démonta sa flûte en trois morceaux qu’elle entoura d’une écharpe, prit un sac à dos au fond duquel elle déposa les trois parties de l’instrument, ajouta un chiffon doux pour le nettoyer, et une boîte de tampons en feutre. Elle garda le coquillage au fil d’or autour du cou, glissa la boîte où se trouvait la  bague dans une petite bourse en velours qu’elle cacha dans l’une des poches interne du sac à dos. Enfin elle compléta avec quelques vêtements et des chaussures, tout l’argent liquide qu’elle possédait, cala sa gourde remplie d’eau et s’habilla pour partir. Malgré la chaleur, elle enfila une sorte de parka, sur un pantalon de toile épaisse, une chemise de coton et un pull avec une capuche. Ainsi équipée, elle sortit dans la ruelle. Autour d’elle, les habitants du quartier couraient pour quitter eux aussi la ville haute. 

 

Certains poussaient des brouettes ou des charrettes où ils avaient chargé quelques meubles et leurs affaires, mais ils étaient si énervés et si pressés que Juliette vit le long du chemin qui descendait vers la ville basse plusieurs véhicules abandonnés sur le bord de la rue et déjà pillés. Tout en bas, une tente avait été montée pour l’inscription des habitants pour un nouveau logement. Une file énorme avait déjà envahi la rue, où Juliette reconnu un grand nombre de voisins. Ils se firent des signes de tête, tous avaient l’air malheureux et uniquement préoccupés par leur survie. Les enfants se serraient autour des jambes de leurs parents, leurs grands yeux ouverts trahissaient leur incompréhension. La nuit allait bientôt tomber.  Que deviendraient tous ces gens quand il ferait noir ? La chaleur était indescriptible et déjà plusieurs personnes s’étaient évanouies sur le trottoir.

 

Juliette n’avait pas l’intention d’habiter dans un immeuble insalubre n’importe où. Elle avait décidé de rejoindre Adriel et, s’il ne voulait pas fuir avec elle, elle partirait toute seule. Elle dépassa discrètement la file devant la tente et s’éloigna dans la première rue en face. Elle avait noté dans sa tête le chemin qu’elle avait étudié depuis la fenêtre de la tour. D’abord rejoindre le port, puis partir vers le Sud en direction des quartiers de hauts immeubles, à la recherche des bâtiments verts où travaillait Adriel. Le port était à l'ouest. Elle obliqua vers la droite et suivit plusieurs artères tout droit, pensant avancer vers la zone portuaire. Le soleil venait de se coucher et l’obscurité commençait à gagner les rues, plongeant la ville dans l’ombre et le mystère. Peu de réverbères étaient allumés et c’était compliqué de se diriger dans le noir. Juliette, habituée à son quartier protégé, se trouva soudain dans un monde inconnu, affolant, totalement étranger et très dangereux. Des véhicules circulaient dont certains tous phares éteints, lentement, comme s’ils cherchaient des proies. Une peur panique envahit la jeune fille. Soudain elle pensa qu’elle pourrait peut-être se réfugier sur le toit d’un immeuble pour la nuit. Si haut perchée, elle ne risquerait rien pendant les heures d’obscurité. Avisant la première porte devant elle, elle en poussa les deux battants et se précipita vers l’escalier, l’ascenseur étant naturellement en panne. 

 

Des hordes de gens se trouvaient sur les marches, parlant, vociférant, riant, mais tous s’écartaient et la laissaient passer sans rien dire, l’ignorant complètement. Elle grimpa dix sept étages et plus elle montait moins elle rencontrait d’habitants. Essoufflée, elle finit par arriver au niveau du toit, accessible par une trappe en haut d’un escalier métallique. Juliette se hissa sur la toiture qui coiffait l’immeuble, une balustrade de béton en faisait le tour. Quelques cheminées et conduites se dressaient çà et là en ordre dispersé, et une cabane en tôle ondulée jouxtait la trappe de sortie. 

 

La jeune fille s’approcha de la rambarde et se pencha au-dessus du parapet, regardant le précipice vertigineux jusqu’au sol où les petites voitures et les petits hommes se déplaçaient dans tous les sens, comme affolés par les rayons désordonnés des lumières des phares. Juliette longea le mur de béton et se retrouva en face de la colline couronnée par le château en ruines. Désormais, seule la lune éclairait d’une lueur fantomatique les pans de murs noirs et dentelés du palais et les maisons de la ville haute désertées. Le temps s'écoulait lentement, le bruit des rues s’amenuisait et une forme de paix semblait descendre sur la ville. Dans le ciel sombre qui enveloppait les vestiges du château, Juliette vit soudain grandir une ombre gigantesque qui s’éleva au-dessus de la colline. Elle enfla comme un énorme nuage noir et prit la forme d’un serpent cobra menaçant qui ondulait. Ses deux yeux de feu aux fines pupilles s’enflammèrent et ses crochets cruels se dévoilèrent lorsqu’il ouvrit sa gueule. Il poussa un cri de victoire qui ne fut qu’un sifflement sinistre. Juliette était paralysée par l’effroi, elle vit l’atroce bête s’avancer au-dessus de la ville haute, comme pour observer ce qui se passait en bas, puis se rétracter lentement jusqu'à disparaître tout à fait.

 

Longtemps après, toujours tremblante sous le choc de la vision infernale, la jeune fille n’était plus certaine d’avoir réellement vu l’apparition. N’avait-elle pas rêvé ? Et pourtant la peur qu’elle avait éprouvée ne pouvait pas être une illusion. Quelle était cette diablerie ? 

 

Alors qu’elle s’interrogeait encore sur son état mental, elle vit soudain le palais en ruines exploser dans la nuit dans une gerbe de feu. Une pluie de pierres noires incandescentes s’éleva dans les airs et retomba lourdement sur la colline dans le ciel rougeoyant. Comme un feu d’artifice. Puis les couleurs s’estompèrent, l’obscurité retomba sur la ville haute et la colline reprit son allure habituelle, un peu plus effondrée qu’auparavant. Que se passait-il dans l’ancien château ? Juliette avait hâte que la nuit finisse, qu’elle puisse en apprendre davantage sur ces étranges événements et trouver Adriel pour tout lui raconter. Epuisée par les dernières heures, elle se laissa glisser au pied du parapet et, s’enroulant dans son manteau, sombra dans le sommeil, la tête sur sa besace.

 

Le soleil brûlant déjà haut dans le ciel la réveilla, elle mourait de soif. Ôtant aussitôt son manteau, elle but un peu d’eau dans sa gourde. Elle retira ensuite tous ses pulls et fourra ses vêtements chauds dans son sac à dos. Avant de partir, elle jeta un dernier coup d'œil par-dessus la rambarde au palais détruit et à la ville haute bombardée. Elle n’avait aucune explication pour les événements étranges qui s’étaient passés pendant la nuit. Elle ne devait pas rester statique, seul le mouvement pouvait la sauver. Alors elle reprit le chemin de l’escalier et dévala les dix sept étages de marches sales et collantes presque en courant. La plupart des habitants dormaient encore. Elle ne croisa que de rares personnes hagardes qui ne la regardèrent même pas. Lorsqu’elle se retrouva dans la rue, éblouie par la lumière éclatante, elle se sentit perdue. Elle ne reconnaissait rien de ce qu’elle avait vu la veille, où était la direction du port ? Les passants la bousculaient sans lui prêter attention, chacun vaquait à ses affaires sans se préoccuper des autres. Juliette se glissa dans le flot des piétons, en espérant avoir choisi la bonne direction.

 

Elle marcha jusqu’à un arrêt de bus. Un énorme véhicule argenté vint bientôt s’y arrêter, et une foule avide et impatiente s’y engouffra en s’agglutinant à l’intérieur. Juliette n’avait pas envie de se coller à tous ces inconnus. Elle préféra continuer à marcher, une fois qu’elle se fut assurée en se fiant au trajet du bus qu’elle se dirigeait bien vers le port. Les rues étaient si longues et si encombrées qu’elle mit un temps infini à arriver à sa première destination. Elle devait maintenant obliquer vers le sud pour rejoindre l’immeuble où se trouvait Adriel. Elle poursuivit sa route. Elle savait que ce serait très éprouvant, il lui faudrait peut-être la journée. Elle avançait sans s’arrêter, d’un pas décidé et après plusieurs heures de marche vit enfin loin devant elle les immeubles verts où travaillait son ami. Il n’était pas très tard, elle avait faim et soif et buvait de temps en temps une gorgée de sa gourde pour se réhydrater. Accélérant le pas, elle continua à avancer en direction du bloc qui se rapprochait un peu plus à chaque instant. Elle l’atteignit enfin au moment où le soleil commençait à décliner. Il faisait toujours aussi chaud et sa gourde était vide. 

 

Des groupes d’ouvriers et de maçons étaient rassemblés au pied de l’un des immeubles verts et un chef d’équipe donnait les consignes pour les équipes suivantes. La brigade de nuit venait d’arriver et se préparait à aller travailler dans l’obscurité. Juliette avait beau regarder désespérément parmi les hommes en vêtements de chantier, elle n’apercevait pas Adriel. Elle aperçut derrière l’instructeur un large panneau où étaient affichées des listes de noms et s’approcha discrètement en se mêlant aux compagnons. Rapidement elle comprit l’organisation rappelée sur les pans de bois. Chaque immeuble était répertorié par une lettre et toutes les équipes étaient détaillées par ordre alphabétique. Elle scruta rapidement les listes interminables et finit par repérer le nom d’Adriel affecté au bâtiment J, ses horaires d’intervention, ainsi que l’étage. Il se trouvait actuellement au niveau trente. Juliette s’éclipsa après avoir identifié l’immeuble J sur un plan sommaire punaisé lui aussi. 

 

– J comme Juliette, pensa-t-elle avec émotion. Même si nous ne voulions pas y croire, les événements nous lient sans aucun doute l’un à l’autre.         

 

Elle pénétra dans le hall du bâtiment. Cette fois l’ascenseur fonctionnait mais elle n’osa pas l’emprunter et se dirigea vers l’escalier. Elle se mit à grimper. Etage après étage, prenant à peine le temps de reprendre son souffle, légère et n’ayant qu‘un objectif en tête, retrouver Adriel. Plus elle montait, plus elle avait la sensation que l’immeuble bougeait et que l’amplitude augmentait avec l’altitude. Le bâtiment semblait se balancer sur ses fondations. Les murs de la cage d’escalier étaient décrépis, et parfois des marches manquaient, mais Juliette avait décidé de ne pas avoir peur et continuait son escalade sans ralentir. 

 

A ce rythme effréné, elle atteignit le vingt cinquième étage en un temps record. Elle n’avait entendu aucun bruit jusqu’à ce niveau, mais à partir de là, les ouvriers étaient répartis sur les différents paliers et leurs voix résonnaient à travers les portes et les cloisons. Elle grimpa les cinq derniers étages en restant silencieuse. Arrivée au niveau trente, elle poussa la porte de l’escalier et se trouva dans un couloir éclairé par des ampoules vacillantes. Les murs étaient peints en vert pâle sale au-dessus de plinthes en briques, et des portes grises se répartissaient à intervalles réguliers le long du corridor. Certaines étaient ouvertes, d’autres fermées. Juliette s’avança et jeta un coup d'œil à la première porte entrouverte. Un jeune homme qui travaillait à la maçonnerie des murs la regarda et se mit à rire. 

 

-- Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il, vous travaillez au chantier ?

-- Je cherche Adriel, répondit Juliette, vous le connaissez ?   

-- Oui, fit le maçon, il est plus loin, au numéro 3010.

-- Merci, dit Juliette presque sans ralentir son allure. 

 

Cherchant le numéro sur la porte des appartements, elle trouva rapidement le 3010. Elle frappa, avant de se rendre compte que plusieurs ouvriers l’avaient suivie et attendaient derrière elle. Le battant s’ouvrit. Adriel se tint devant elle, en tenue de travail, couvert de poussière blanche, ses cheveux roux poisseux et ses mains noires. 

 

-- Juliette ! s’écria-t-il en faisant tomber la truelle qu’il tenait au bout de ses doigts, mais qu’est-ce qui se passe ? Que fais-tu là ?

 

Oubliant combien son ami était sale, Juliette se précipita dans ses bras, pleurant et riant à la fois, parlant si vite qu’elle était totalement incompréhensible. 

 

-- C’est interdit, dirent plusieurs compagnons en les regardant. Elle ne peut pas rester ici, elle ne fait pas partie de l’équipe.

-- Viens, poursuivit Adriel en l’attirant dans l’appartement, les autres les suivirent. 

 

Ils marchèrent dans les pièces vides et calamiteuses, aux fenêtres brisées et aux murs en décomposition. La tour oscillait de droite à gauche et le balancement donnait mal au cœur. L’amplitude était importante. Comment était-il possible de vivre dans un lieu pareil ? Adriel lui montra une serre intérieure qui avait été aménagée dans l’appartement. Entourée de baies vitrées et recevant exclusivement de la lumière électrique, elle ressemblait à un patio incongru où poussaient encore quelques plantes rachitiques. Puis Adriel entraîna Juliette vers une autre fenêtre pour lui faire découvrir la vue sur le désert qui s’étendait au-delà de Coloratur.

 

-- Adriel, murmura-t-elle tandis qu’il la serrait contre lui, je dois te parler, nous avons été chassés de la ville haute par la milice, je ne sais plus où aller.

-- Nous allons fuir, répondit-il. Maintenant. Ces immeubles vont s’écrouler, tu as vu leur état ? Ils ne tiennent debout que par miracle. Ça peut se produire d’un instant à l’autre. Tu sens comme la  tour bouge ? C’est de pire en pire à chaque minute. 

-- C’est horrible ! dit Juliette, tu pourrais mourir !

-- Toi aussi, répliqua-t-il. Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Nous allons redescendre avec l’équipe, par les escaliers. Certains ne voudront jamais venir. Ils ont si peur des représailles qu’ils n’osent pas désobéir alors que le danger est permanent. Ceux qui sont de ma tribu nous suivront. Nous partons tout de suite. Depuis que nous avons commencé à travailler ici,  je crains le pire. Avec ton arrivée, je n’ai plus aucune hésitation. Il faut quitter cette tour immédiatement.

    

Ramassant une chemise couverte de plâtre, il en couvrit les épaules de Juliette, masquant son sac à dos. Ils sortirent rapidement de l’appartement et se dirigèrent vers les escaliers. Quelques maçons les suivirent.

 

-- Nous devons nous en aller, dit Adriel à ses compagnons, un accident très grave vient de se produire, Juliette est venue me chercher.

-- Mais tu n’as pas le droit, s’écrièrent deux ouvriers qui les entouraient. Tu risques de perdre ton travail ! Et même d’aller en prison.

-- Je ne peux pas la laisser, répondit Adriel. Vous devriez partir vous aussi, vous êtes en danger de mort. Venez ! 

 

Et laissant derrière eux les deux ouvriers muets de stupéfaction, Adriel, Juliette et les maçons qui appartenaient à la même tribu qu’Adriel se précipitèrent dans l’escalier et se mirent littéralement à voler au-dessus des marches. Ils dévalaient les étages, ne songeant plus qu'à une chose, s’enfuir avant que l’irréparable ne se produise. Autour d’eux, le bâtiment chancelait de plus en plus, ils étaient parfois projetés sur les murs, perdant l’équilibre tant l’amplitude des oscillations était grande. Ils entendaient des hurlements qui se répercutaient depuis le haut de l’immeuble dans la cage d’escalier. Les deux ouvriers avaient dû se décider à les suivre devant l’imminence du danger.

 

Pour se donner du courage, Juliette essayait de ne pas penser que l’immeuble allait s’écrouler. C’était un scénario inimaginable. Adriel était désormais certain que la tour était en train de se désagréger. Toute la journée, il avait craint un terrible accident car les oscillations n’avaient cessé d’augmenter de minute en minute. Et maintenant, il savait que le chaos avait commencé. Des bruits inquiétants retentissaient, des grondements sourds et des sifflements accompagnaient l’apparition de fissures qui se propageaient le long des murs, des craquements sinistres et des frottements dégageaient des étincelles qui se multipliaient, plus nombreuses à chaque instant.  Les jeunes gens dévoraient les volées de marches les unes après les autres, tombant et se relevant à chaque fois malgré les douleurs. Au bout d’un temps qui leur parut interminable, ils finirent par arriver au rez-de-chaussée, couverts d’ecchymoses mais soulagés. Ils sortirent du hall en courant sans même regarder autour d’eux pour s’éloigner du groupe d’immeubles le plus vite possible. Ils continuèrent à accélérer pendant de longues minutes, droit devant eux sans réfléchir. Avant de s’arrêter enfin, à bout de souffle.  

 

-- Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Juliette en respirant profondément.   

-- Écoute, répondit Adriel.

 

Au même instant, un vacarme infernal parvint à leurs oreilles. 

 

-- Les tours sont en train de s’effondrer, murmura Adriel en prenant sa tête entre ses mains, ce n’est pas possible, je ne peux pas croire que ça se produise réellement. 

 

Ils se retournèrent en même temps et virent arriver vers eux un monstrueux nuage de poussière épaisse. Il avançait dans les rues, précédé par une foule  qui fuyait la progression inexorable de l’onde. Stimulés par une peur viscérale, les mouvements des gens étaient désordonnés, les bras et les jambes battaient l’air dans tous les sens et de manière si décousue que le résultat devenait inefficace. Juliette, Adriel et les maçons rescapés se remirent à courir, électrisés par une décharge d’adrénaline. dans. Derrière eux, la vague de débris entraînait tout avec elle.   

 

Lorsqu’ils s’arrêtèrent à nouveau, ils se trouvaient au milieu d’une foule sidérée au milieu des décombres, qui regardait l’impensable devant elle. Juliette et Adriel étaient restés ensemble, les maçons s’étaient éparpillés autour d’eux.

 

-- La tour se disloquait, disait un homme qui semblait avoir assisté à toute la scène, on aurait dit que les différentes parties de la construction n’étaient plus solidaires.

-- A un moment, les étages supérieurs ont été comme aspirés dans un trou, ils ont disparu, ajoutait un autre. Et tout s’est enchaîné rapidement, la tour est tombée sur elle-même en vrillant. Je ne peux pas y croire.

-- Le bâtiment était tellement déformé que c’était devenu évident, la tour allait forcément s'effondrer, elle ne tenait plus debout, constatait à nouveau le premier intervenant d’un ton hébété. 

-- Et plus la tour s’écroulait, plus il y avait de poussières et de débris, ça formait une nuée qui montait puis s’écoulait vers le sol à une vitesse vertigineuse, poursuivait une femme. Une sorte d’onde de matière. Je n’avais jamais vu une chose pareille.

 

Le nuage de poussière filtrait la lumière écrasante du soleil et il faisait presque froid sous la couche de particules en suspension. Après le choc et l’émotion qui les avaient stupéfiés et rendus muets, des gens se mirent à pleurer ou crier, bientôt une cacophonie indescriptible régna dans les rues. Une escouade de la milice approcha dans un véhicule tout terrain qui avait du mal à se déplacer au milieu des gravats et dispersa la foule.

 

-- Nous devons fuir, murmura Adriel, et pour ça nous avons besoin d’un engin pour partir vite et loin, il nous faut une moto, on pourra se faufiler.

-- Où irons-nous ? demanda Juliette.

-- Je connais des grottes où nous pourrons nous cacher en attendant.

– Et tes compagnons ? insista Juliette.

– Ne t’inquiète pas pour eux, ils sont sains et saufs. Ils vont aider les blessés puis ils s’évanouiront dans la foule.

 

Autour d’eux les gens s’étaient à nouveau regroupés et avaient retrouvé l’usage de la parole, la colère grondait. 

 

-- Encore des morts ! Et on nous dit que nous sommes en sécurité à Coloratur !

-- On se moque de nous ! Rien n’est solide, nous risquons notre vie à chaque instant !

-- Avec la chaleur et le désert, ce n’est plus tenable ! 

-- C’est insupportable ! On ne peut pas continuer à subir comme ça !

 

Une énorme clameur montait dans les rues, des attroupements se formaient un peu partout et la population s’échauffait. Des cris de révolte fusaient dans toutes les directions. Certains commencèrent à lancer des pierres qu’ils ramassaient dans les débris, d’autres se battaient, il y avait déjà des blessés qui gisaient par terre. Il faisait sombre maintenant. Un brouillard poudreux alourdissait l’atmosphère et commençait à déposer une couche de cendres sur toutes les surfaces. La nuit était descendue sur la cité, étouffant les sons, les lumières et les odeurs. Juliette et Adriel entendirent soudain le vrombissement assourdi d’un moteur qui se rapprochait. Le motard était un journaliste qui voulait être au plus près de l’information. La foule surexcitée se tourna vers lui, le bombarda de détritus et le fit chuter. Abandonnant son véhicule, l’individu s’enfuit aussi vite qu’il le put.

 

Juliette et Adriel échangèrent un regard et se précipitèrent vers la moto couchée sur le sol. L’une de ses roues tournait encore dans le vide et le moteur continuait à ronronner. Adriel s’empara du guidon, redressa l’engin et enfourcha la selle, tandis que Juliette bondit derrière lui. Avant que quiconque ait eu le temps de réagir, Adriel poussa les gaz et la moto démarra en zigzaguant. Ils s’éloignèrent en accélérant dans les petites rues adjacentes que la foule en colère n’avait pas encore eu le temps d’envahir. Un sourd grondement régnait dans la ville, la population écrasée par la milice se soulevait après l’atroce accident dont elle rendait la gouvernance de Coloratur responsable.

 

Tandis que la nuit tombait totalement sur la ville assombrie, une ombre noire s’éleva au-dessus du palais et regarda avec un sourire sardonique la ville en plein chaos.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez