Ianto Jones passa quatre jours à fixer le plafond de son appartement avant de se décider. On l’avait renvoyé chez lui après un check-up rapide durant lequel il pensait avoir réussi à faire illusion. Après tout, il n’avait rien. Pas une blessure, pas une égratignure. À croire que le sang séché qui couvrait son visage et la matière cervicale qui dégoulinait sur son épaule ne lui appartenaient pas.
Il ne s’était pas rendu à la cérémonie de commémoration sur Canary Wharf. Il était simplement resté là, allongé sur le lit où Lisa avait dormi si souvent à ses côtés. Sur la couette où il pouvait encore sentir les traces de son odeur. L’appartement était vide et silencieux. Plus jamais il n’entendrait la voix joyeuse de Lisa se disputant avec son colloc’, Soren, pour savoir qui avait fini la brique de lait. Lui aussi était mort là-bas. Comme Yvonne, sa patronne. Comme tous ses collègues, tous ses amis. Toute sa vie.
Il ne restait plus que lui.
Lui, dans ce grand appartement vide.
Il n’avait pas bu, pas mangé. Il ne s’était même pas douché, et le vomi, la crasse, le sang et la suie mêlés emplissaient ses narines sans même l’incommoder. Ce n’était pas ça qui le dérangeait.
Il avait fermé les volets, cadenassé sa porte, et pourtant à aucun moment il n’avait réussi à s’en défaire.
La libido grasse et dégoûtante du voisin du dessous. L’ennui, la défiance, les regrets du couple de retraités qui vivaient sur le palier d’en face. La tristesse latente de la jeune fille de l’appartement du dessus. Ennui, peur, colère, envie, dégoût, jalousie, mépris, amour, gaieté, espoir, insouciance, impatience, bonheur, tristesse… Le bourdonnement sans fin des âmes qui peuplaient Londres, dont il n’arrivait jamais à se débarrasser, même avec un oreiller sur la tête, même avec les boules Quies de Lisa.
(Elle disait que les ronflements de Soren l’empêchaient de dormir, ça avait fait rire Ianto jusqu’à ce que Soren se plaigne à son tour de leurs ébats, et Lisa lui avait rétorqué qu’elle l’avait fait exprès, qu’elle avait fait exprès de crier pour se venger, et Ianto s’était consumé de honte alors, mais à présent, à présent, tout était tellement silencieux…)
Quoiqu’il fasse, il ne parvenait pas à se débarrasser de ces émotions qu’il n’éprouvait plus, envahissant son esprit, remplissant le vide qui prenait désormais la place de son cœur.
Alors, naturellement, il prit sa décision. Il avait laissé son arme là-bas, mais il existait d’autres moyens. Par exemple, Lisa gardait toujours une boîte de somnifères dans la pharmacie. Ce serait rapide, et indolore.
Quand il se réveilla, indemne à nouveau, il pensa qu’il n’avait pas assez forcé sur la dose. Il opta pour le four à gaz. Il y resta, la tête contre la grille du fond – dans un posture si ridicule qu’il aurait bien ri à l’idée des secours découvrant son corps s’il n’était pas déjà mort à l’intérieur – une heure, peut-être deux, avant de se rendre compte qu’il était toujours vivant.
Les sentiments parasites grignotaient encore son esprit.
Il s’empara d’une lame de rasoir, et quand elle refusa de se planter dans son épiderme, là où les veines palpitaient, il crut qu’elle était émoussée.
Et c’était toujours là, tordant ses intestins.
Il releva les volets, ouvrit les vitres du salon et sauta par-dessus la rambarde. Lorsque les ailes se déployèrent et l’emmenèrent dans les nuages, il laissa enfin échapper un rire rauque, incontrôlable, qui lui sembla venir du fond de sa gorge. Évidemment ! Il n’avait pas survécu à la bataille de Canary Wharf. Il était mort, là-bas. Et tout ça, c’était ce qui ressemblait le mieux à l’enfer.
Cependant… Cependant, il pouvait sentir le crachin qui s’infiltrait sous ses vêtements sales, le vent qui jouait avec ses mèches. Et puis toutes ces émotions, encore ces émotions, comme si son cerveau s’était transformé en un radar capable de capter tout ce qui emplissait le cœur des hommes, le bon comme le mauvais… (Fureur désir agitation confusion joie désillusion enthousiasme fierté frustration peine jalousie honte vivacité malfaisance)
Il s’éleva un peu plus haut, au-dessus des immeubles de Peckham, tordant son cou pour apercevoir les ailes qu’il sentait battre dans son dos. Il ne voyait que le haut des plumes, rouges, baignées d’une auréole dorée. Par tous les saints, mais qu’était-il devenu ?
Oh non. Non non non, pas l’un de ces putains de super-héros qui pullulaient dans l’univers, pas lui !
Il redescendit d’un plongeon, avisa Greenwich et les ruines de Canary Wharf sur sa gauche, amorça un virage pour rejoindre sa barre d’immeubles et vola tellement vite à travers la fenêtre de l’appartement qu’il eut toutes les difficultés du monde à freiner. Il dérapa sur le lino et s’écrasa violemment contre la porte d’entrée. La douleur irradia le long de son épaule et le laissa meurtri, sur le sol du corridor. Au moins, il n’avait pas hérité d’une force surhumaine, c’était déjà ça…
Ianto se recroquevilla en position fœtale, les ailes toujours dépliées dans son dos, comme deux tumeurs dont il ne savait que faire, et, tandis que la nuit descendait lentement sur l’Angleterre, sanglota jusqu’à l’épuisement.
Les jours suivants le menèrent au bord de la folie. Les ailes avaient fini par disparaître, mais c’était comme s’il pouvait encore les sentir entre ses omoplates, tout comme il sentait les états affectifs de l’humanité qui saturaient l’atmosphère et le transperçaient de toute part. Qui était-il ? Qu’était-il devenu ? À choisir, il aurait préféré se transformer en l’un de ces hommes cybernétiques, dépourvus d’émotion.
Il se révéla vite que même si la faim tenaillait ses entrailles, même si la soif brûlait son œsophage, il ne pouvait pas mourir. Il ne pouvait plus mourir. Cette certitude le terrifiait encore plus que tout le reste ; c’était tellement injuste ! Lisa était morte, il l’avait tuée pour la sauver.
Assis sur le lit, il redressa la tête et passa une main sur sa bouche, notant à peine le début de barbe qui commençait à dévorer son menton. Tout ici lui rappelait Lisa : le cadre sur la table de nuit, son parfum sur l’oreiller, les posters qu’ils avaient accrochés tous les deux, le petit ours en peluche en haut de l’armoire, sur le ventre duquel étaient écrit trois mots qu’il ne supportait plus d’éprouver.
Il fallait qu’il sorte, qu’il quitte son appartement. Il ne s’envolerait pas par la fenêtre, cette fois-ci, oh non.
Il allait sortir et se fondre dans la rue, espérant que celle-ci l’avalerait comme la mort lui avait pris Lisa.
J'aime toujours beaucoup ton style d'écriture et ce petit AU, il s'installe vraiment bien dans l'univers et ça donne très envie de voir ce qui va se passer ensuite. Le développement de ton personnage est très bon en tout cas, ça prend vite aux tripes.