Ianto avait perdu le compte des jours. La chute de Canary Wharf datait-elle d’une semaine, six mois, un an ? Il ne s’en souvenait plus. Il s’en moquait. Comme il l’avait voulu, il était devenu une ombre parmi les ombres, un déchet parmi les déchets de la rue.
Il avait encore tenté de se tuer, sous un train, dans la Tamise, sur les rails du métro, par coma éthylique. À plusieurs reprises, des individus peu recommandables s’en étaient même chargés à sa place. Il ne comptait plus les lames brisées contre sa peau, les vaines strangulations, les tirs avortés. Plus tard, alors qu’il avait trouvé refuge dans un squat sordide pour échapper au crachin londonien, un clochard se servit de lui pour assouvir ses pulsions. Hagard, le cerveau noyé dans l’alcool, Ianto se laissa faire, tandis que les sentiments confus du sans-logis (désir soif frustration envie dégoût violence honte plaisir terreur amertume désespoir oubli jouissance) déferlaient dans sa tête et dans son ventre, déchirant son âme dans une souffrance mille fois supérieure à la douleur infligée par ses assauts avides.
Pendant un jour ou deux, peut-être plus, il devint un jouet qu’on se passait de main en main. Une distraction. Un exutoire à la misère qui hantait l’immeuble abandonné. Les autres pensaient qu’il se droguait, qu’il buvait, ou qu’il était fou. Peut-être les trois à la fois. Il s’en foutait. Il n’était plus qu’une coquille vide que l’on remplissait à loisir, d’émotions ou de sperme, au choix.
Il ignorait à quel moment exactement ses ailes étaient devenues un amusement de plus pour ses compagnons d’infortune. Il avait voulu les cacher, les oublier pour toujours, mais elles avaient fini par ressurgir. Peut-être la fois où, ivre, il avait vacillé au bord d’une baie dont la vitre était cassée depuis longtemps. Alors, on s’était mis à le provoquer, à le pousser du toit, à l’entreprendre trop près du vide pour contempler ses deux ailes couleur de sang et d’or se déployer majestueusement. Elles étaient inconsistantes pourtant, pur plaisir visuel, mais cela leur suffisait, les menait à une jouissance fulgurante. C’était comme baiser un ange, ou l’un de ces putains de Super-héros qui se croyaient tellement supérieurs au commun des mortels.
Cela, Ianto ne pouvait plus le supporter. Il se fichait du reste, mais qu’on lui donne l’un de ces surnoms à la manque comme l’Angelot ou la Pute aux ailes d’or, ça, il en était hors de question. Alors, enfin, il se traîna jusqu’au repère d’un type dont il avait entendu parler.
Il n’avait plus rien d’humain lorsqu’il pénétra dans l’entresol sombre et poussiéreux qui faisait office de « laboratoire ». Il portait un blouson défraîchi par-dessus un t-shirt qui avait connu des jours meilleurs. Sa barbe avait poussé et mangeait maintenant la moitié de son visage. Des mèches graisseuses tombaient sur son front et camouflaient ses yeux bleus. Son jean n’était plus qu’une guenille et les semelles de ses Converses avaient lâché depuis longtemps.
L’homme en face de lui – épaules larges, yeux enfoncés sous des sourcils broussailleux et tatouages envahissants – le toisa un instant.
— C’est pour quoi ? Ablation ? Greffe ? grogna-t-il enfin en guise de bienvenue.
Ianto ne répondit pas. Il retira son blouson qui tomba négligemment à terre et passa son t-shirt par-dessus ses épaules. Une bouffée de puanteur attaqua ses narines, mais il avait fini par s’y faire. Il se tourna pour présenter son dos nu au « spécialiste ». Il ferma les yeux et se concentra. Las d’être constamment jeté dans le vide sans raison, il avait fini par apprendre à laisser ses ailes apparaître à volonté.
Un sifflement appréciateur retentit derrière lui, tandis que les deux appendices se déployaient dans l’espace réduit.
— Hé ben mon neveu ! J’ai déjà vu des trucs zarb’, mais là…
Ianto haussa les épaules. Les sentiments de l’homme n’appelaient aucune réponse. Ennui intérêt pitié amusement désœuvrement curiosité écœurement avarice…
— Vous pouvez faire quelque chose ? marmonna-t-il d’une voix morne.
— Mon gars, j’ai retiré la deuxième tête d’un siamois et l’ai greffé sur le corps de son rottweiler. Je peux tout faire ! Hum. Particules d’éther, totalement désincarnées. Ça vient pas de notre monde, ça, ajouta-t-il en approchant une main des ailes frémissantes. Mais ouep, j’peux t’aider, mon gars. Laisse-moi juste le temps de trouver les instruments adéquats ! En attendant, tu peux t’installer dans l’arrière-cuisine, si tu vois c’que j’veux dire.
Un rire gras accompagna sa remarque.
— Est-ce que… qu’est-ce que je vous dois, en échange ? demanda Ianto prudemment tandis qu’il écartait le rideau qui le mena dans ce qui ressemblait à une salle d’opération, la crasse et le désordre en plus.
— T’inquiète pas pour ça, mon gars. J’t’enlève ces choses et tu les revois plus. C’est bien c’que tu veux, hein ? T’as pas à t’en faire pour le reste. Tonton Geoff s’occupe de tout. Des ailes de cette qualité…
La fin de la phrase avait été à peine murmurée, mais, tandis qu’il s’installait sur la table d’opération, Ianto l’entendit aussi clairement qu’il percevait le sentiment de convoitise qui émanait du tatoué.
— Tu ferais mieux de t’accrocher à quelque chose, gamin, ajouta l’homme en brandissant au-dessus de lui une batterie d’instruments dignes de l’Inquisition. Parce que ça risque d’être très douloureux.
Ca m'a l'air d'être un type super recommandable qui opère avec un doctorat en règle et des instruments de bonne qualité °^° Je sens que ça va mal se passer, genre, très mal.
Il me fait tellement pitié ce pauvre Ianto ;w; Tu t'es lâchée niveau drama, ahah xD Ça fait mal à mon petit cœur.