Ils avaient pénétré dans la cachette qui se révéla être une grotte naturelle, creusée patiemment par l’eau du ciel. Elle formait un long couloir agrémenté de salles plus ou moins grandes, plus ou moins humides. Les éclaireurs avaient fait de la plus petite leur salle commune car elle était la seule où ils avaient la possibilité de faire du feu. Là étaient installés chaises rudimentaires, paillasses relevées contre le mur, ainsi qu’une table branlante sur laquelle reposaient des cartes d’Olfondor et des pays voisins. Pendant que Dame Noylen se rendait utile en préparant le repas, les trois soldats se penchaient sur les cartes, menant de mystérieux débats. Achéhis s’inquiéta de l’absence du troisième éclaireur mais les autres la rassurèrent, expliquant qu’il était parti de bon matin pour une reconnaissance et ne devait revenir que tard dans la nuit. Malgré tout, un voile d’inquiétude pesait sur le cœur du Lieutenant quoi qu’il n’en laissait rien paraître. Bientôt la flamme dansante emplie l’âtre improvisé alors qu’Achéhis était partie à la rencontre du troisième éclaireur, ne parvenant à éteindre l’inquiétude qui envahissait son esprit.
Noylen regardait les flammes monter tel du lierre sur un mur en ruine, danser comme les bohémiennes autour des feux tziganes, au son des guitares folles. Elles s’enlaçaient amoureusement, léchaient le bois et chauffant avec joie leurs braises qui rougissaient de plaisir. Leurs teintes illuminaient la caverne et les visages des trois Elfes dans le soir tombant.
Le chef des éclaireurs n’avait toujours pas révélé son nom aux deux jeunes femmes. Non pas qu’il n’eût pas confiance en elles, mais tout simplement parce qu’aucune ne lui avait demandé. De la part d’Achéhis, cela n’était guère étonnant. En effet, avoir la preuve qu’il était au service du Roi lui suffisait amplement et elle évitait de mander des informations personnelles aux éclaireurs royaux : ainsi, si un jour par malheur, l’Ennemi la capturait, elle ne pourrait trahir les siens. En revanche, Noylen aurait naturellement demandé le nom de son compagnon si elle n'avait pris conscience de la juste colère de son amie face à son imprudence et décidé désormais de ne plus en faire qu'à sa tête.
Soudain, des pas feutrés alertèrent les Elfes.
- Dame Noylen, restez près de moi, derrière le feu. Si ce sont des ennemis, prenez une torche et tentez de brûler leurs visages. Toi, s’adressa-t-il à son compagnon, va à droite de l’entrée. Et souviens toi : plutôt la mort que la trahison.
- Oui mon Seigneur.
Mais au moment où il passait devant le feu pour rejoindre son poste, une flèche traversa la salle et il s’écroula, foudroyé.
Se déversa alors sur les deux survivants une marée d’ennemis qui eut rapidement le dessus. Mais ils ne tuèrent pas les deux Elfes. Obéissant à un ordre secret, malgré la colère face aux quelques morts qu’avaient provoqué l’arc et l’épée de l’éclaireur, ils ficelèrent les deux prisonniers et ils quittèrent la caverne, Noylen et son compagnon au milieu d’eux.
Achéhis avait découvert le corps de l’éclaireur un peu plus loin au nord. Elle s’était alors élancée vers la caverne mais trop tard : l’ennemi y était entré. Se postant au dessus de l’entrée, elle attendit. Quand les ennemis sortirent, Achéhis, avec une rapidité étonnante, sauta au milieu d’eux : elle trancha la tête des geôliers ennemis, libéra les prisonniers et leur ordonna de fuir. Malgré leur volonté de rester se battre au côté du lieutenant, ils obéirent et disparurent dans la forêt. Achéhis savait qu’elle n’avait aucune chance mais ne se laissa pas faire pour autant. L’Ennemi devait savoir qu’il existait sur la terre d’Olfondor, un lieutenant téméraire qui lutterait contre lui jusqu’à la mort. Excellente guerrière elle éliminait les ennemis les un après les autres avec sang froid et maîtrise. Mais bientôt, l’un d’eux réussit à la frapper par derrière, enfonçant son glaive dans son mollet. La lame était empoisonnée et la douleur fut telle qu’elle s’agenouilla au sol. On la désarma et on s’apprêta à la décapiter.
Un cavalier surgit et donna un ordre bref. La compagnie ennemie rangea ses armes en maugréant et emmenèrent sans ménagement le lieutenant trop zélé. - Emmenez-la au grand chef, il veut l’interroger. Et qu’on aille quérir le bourreau, il est fort probable qu’on est besoin de ses services pour faire parler cette Elfe. Cette perspective ramena un semblant de satisfaction parmi les barbares et certains se mirent à énumérer toutes sortes de tortures. A les entendre, ils avaient l’habitude de ce genre de méthode.
A peine arrivée, on l’attacha à un poteau par les poignets. Chacun leur tour, chaque soldat vint frapper violemment le lieutenant qui ne broncha pas un seul instant malgré les hématomes qui couvraient son corps et sa figure et le sang qui coulait de ses plaies. Cela dura longtemps. Du haut de ses appartements, le Grand Chef observait. Il attendait un signe de faiblesse de la part de son prisonnier. Comme il ne venait pas, il parla au lieutenant.
- Ton nom !
- …
- Tu ne réponds pas ? Soit. Apportez les fouets.
Et les coups recommencèrent, plus nombreux, plus violents. Mais toujours aucun bruit ne sortait de la bouche du lieutenant. Toujours aucune réponse aux questions du grand chef. Après le fouet, ce fut les chaînes, puis les braises et encore les coups. Seul le silence répondait aux tortures faites à l’Elfe. Cela dura une bonne partie de la nuit. Mais ce fut le grand chef qui craqua le premier.
- Cela suffit. Enfermez-le. Qu’il aille au diable !
On emmena Achéhis dans un cachot sombre et insalubre avec pour seules compagnies les rats, la moisissure, l’obscurité et un prisonnier enveloppé d’une grande cape sombre, assis au plus profond du cachot, comme inconscient.
Achéhis ne tenait plus debout et déjà les rats, ses compagnons d’infortune s’approchaient, attirés par l’odeur du sang et de la sueur. Elle tentait de les chasser mais ses forces l’abandonnaient, et ses faibles gestes ne découragèrent pas longtemps les rongeurs. L’un d’eux la mordit, mais, épuisée par les épreuves, elle ne sentit rien : doucement, le lieutenant sombrait dans le coma.
C’est alors que le prisonnier sembla se réveiller d’un songe. Il se leva et alla droit à l’Elfe, chassant à grands coups de pieds les immondes bêtes noires. De la cape sortit des mains d’homme, sales, brunies par la crasse ambiante mais non abîmées comme celles d’un ouvrier, lisses et douces comme celles d’un homme de haut rang. S’agenouillant près de la tête d’Achéhis, il n’osait toucher le pâle visage de la blessée avec ses mains pouilleuses ; alors celles-ci retournèrent dans la vaste cape et on entendit un léger bruit comme un tissus que l’on déchire et les mains ressortirent avec une large bande de coton blanc. Avisant le bol d’eau que l’on avait donné au prisonnier pour seule boisson, elles trempèrent le tissus et nettoyèrent le visage de l’Elfe. Cela fait, elles se mirent à panser les plaies du coup, arrachant encore la tunique du prisonnier quand la bande de coton n’était plus qu’une bande boueuse ou rougeâtre. Bientôt, l’eau fut si trouble qu’elles cessèrent de soigner la blessée. Les mains charitables attendirent fébrilement la ration d’eau quotidienne qu’un geôlier distribuait en lançant le liquide à travers les barreaux, abreuvant davantage la paille insalubre des cachots que le gosier des malheureux prisonniers. Enfin, après une interminable attente, le geôlier, pour une fois béni par le prisonnier apparut et commença la cruelle distribution. Hélas, quand il arriva près de la cellule de l’Elfe, il arrêta net son petit jeu et passa sans rien donner.
- Eh quoi, geôlier, vas-tu me laisser mourir de soif ?
Le vilain homme se retourna, et alla droit vers le prisonnier qui se tenait juste derrière les barreaux. Il s’approcha si près que son interlocuteur sentit son haleine fétide juste sous ses narines, mais ne broncha pas.
- Ta cellule est maintenant le palace de l’Elfe, prisonnier. Tant qu’elle sera là, vous n’aurez ni eau ni nourriture. Ce sont les ordres.
- Je vais donc mourir de soif par ta faute ?!
- Oh non, monsieur, par la tienne. Ce n’est pas moi qui ai fini derrière les barreaux, privé de tout et que l’on va bien finir par laisser mourir à petits feux. Je ne fais qu’exécuter les ordres, moi.
Le prisonnier changea de tactique.
- Le métier de geôlier est bien payé ?
L’homme fit un signe de tête négatif. Au fond, il n’était pas fourbe, ni méchant, mais il avait une famille à nourrir, des enfants à élever et sa maigre paye suffisait à peine à couvrir tout les frais mensuels de sa petite famille. Il n’avait pas le choix, malgré la sympathie et la pitié que le prisonnier lui inspirait, il devait respecter la consigne sous peine des pires sanctions. Si on le jetait en prison, que deviendrait sa famille ?
- Regarde, donne-moi seulement de l’eau pour panser l’Elfe dans ce bol. Je ne boirai pas, ni elle non plus. Ainsi tu auras respecté la consigne mais j’aurai eu de l’eau quand même. Et en plus je te donne ce bracelet d’or et d’argent, en le négociant bien, tu devrais pouvoir en retirer pas mal de sous.
Face à ce cadeau inestimable, le geôlier ne put refuser et donna rapidement un peu d’eau au prisonnier. Joyeuses, ses mains se remirent à panser les plaies d’Achéhis qui revint bientôt à elle. Silencieuse, elle observa, les yeux à demi clos, la silhouette floue qui s’activait sur ses plaies. Elle devinait derrière cette sombre cape un homme de haute stature et de sang royal. Parfois, les mouvements de ses mains laissaient entrevoir un regard inquiet et doux, penché sur les flagellations subies sur les bras et les jambes de l’Elfe qui dépassait de la tenue déchiquetée du lieutenant.
L’homme mit un certains temps avant de voir qu’Achéhis avait repris connaissance. De ce fait il ne s’en rendit compte que lorsqu’elle se mit debout face à lui.
Depuis toujours, il rêvait de ce moment, de voir un Elfe de près, le regard flamboyant, la stature royale. Ce dont il était témoin était au-delà de ses espérances : fière, indomptable, Achéhis se dressait devant lui, le dépassant d’une tête, l’observant sans un mot, imperturbable, de ses profonds yeux noisettes. Elle jaugeait son sauveur. Elle n’avait jamais beaucoup aimé les hommes car ils étaient pour elle trop changeants, arrogants et vulgaires mais elle sentit qu’elle avait devant elle un homme comme ceux des anciens temps : loyal et bon. Celui-ci s’était levé également et subissait l’interrogatoire muet de bonne grâce sans pour autant découvrir son visage. Bien qu’il fut de bonne foi, il ne put fixer l’Elfe dans les yeux et s’inclina sans mot dire devant ce regard de feu. Enfin, un murmure sortit des lèvres desséchées du lieutenant :
- Merci.