Chapitre 2 - Doublure et imposture

Par Daichi
Notes de l’auteur : Chapitre 1, Les jumelles. Partie 2.

À l’intérieur, tous les enfants retenaient leur souffle. Un homme et une femme, d’une beauté et d’une jeunesse époustouflantes, venaient de faire leur entrée. Pour la plupart de ces petites têtes, c’était la première fois qu’ils voyaient des adultes ici pour une adoption. Et les premiers leur firent l’effet d’un électrochoc. À côté de leur prestance, tous leurs efforts de la journée pour paraître présentables leur semblèrent ridicules. Mais aucun ne baissa les yeux de honte : ils restaient illuminés et braqués sur les deux intrigants invités.

Neila, tout comme sa sœur, était plus que curieuse de la jeunesse de l’homme, qui ressemblait à un petit garçon à côté de cette femme pourtant dépourvue des plis de la vieillesse. Il aurait presque pu sortir de cet orphelinat ! À la vue du shérif juste derrière, posté dans un coin de la pièce, Neila afficha un fin sourire, avant de serrer la main de Shelly.

« Enchantée, Monsieur et Madame Owlho, commença la directrice. C’est un véritable honneur que de vous accueillir dans mon établissement. Je vous présente tous mes protégés !

— Comme ils sont adorables, couina la femme, s’inclinant pour mieux les regarder.

— Certes oui, répondit l’homme, observant de loin, particulièrement attentif. Bien plus que notre shérif ! »

Les enfants se mirent à rire tout bas, notamment Neila, épiant l’apache qui fulminait sur-place. L’atmosphère maintenant détendue, le citadin s’approcha un peu plus, l’air satisfait. La directrice reprit alors :

« La visite du saloon vous a-t-elle comblés ?

— Monsieur a le mal du pays finalement, pouffa McQueen dans son coin.

— Hélas, annonça-t-il, votre homme de loi dit vrai. Nous nous retrouvons dans l’obligation de rentrer à Everlaw. Si vous l’acceptez, nous souhaiterions adopter une de vos adorables têtes d’ange pour poursuivre notre vie là-bas ! »

À ces mots, tous les marmots se lancèrent dans un brouhaha de jubilation. La directrice peina à rétablir l’ordre dans le grand hall, cette fois. Elle aussi se trouvait désarçonnée par la nouvelle. Neila et Shelly s’illuminèrent : la première pour son rêve, la seconde pour celui de son intrépide sœur. La capitale d’Everlaw, cœur de l’Empire… Rien que ça !

« Vous nous aviez fait part de votre exigence pour un enfant sage, reprit Madame Morganne quand le silence revint en ces lieux. Je vous assure qu’ils le sont tous. De vrais anges (Neila sentit un regard se poser sur elle). C’est eux-mêmes qui m’aident à nettoyer et entretenir cet orphelinat.

— Et quel travail… magnifique.

— N’est-il pas, sourit la directrice malgré les ricanements des gamins. Je commence donc les présentations…

— Oh ! l’interrompit M. Owlho, les yeux perdus sur un tableau raccommodé. Cela ne sera point nécessaire, chère madame. Nous le ferons une fois nos autres exigences remplies.

— Vos… autres exigences, Monsieur ?

— Hm ? Oui, nos “autres exigences”. Une jeune fille, de plus de huit ans si possible. Les cheveux clairs, ni trop longs, ni trop courts. Pas de blessure au visage surtout ! Et, si elle a ses dix doigts, ça serait un plus. »

Neila se mordit la lèvre afin de ne pas éclater de rire. Plus encore : elle se refusa catégoriquement de tourner son regard en direction de Madame Morganne, qui affichait un air plus déconfit encore que lorsque la gamine s’amusait à repeindre les murs avec des œufs pourris. Le visage de Shelly, quant à lui, était estomaqué : tant d’enfants rejetés du premier coup était si cruel. Ces derniers, principalement les garçons, commencèrent à chouiner et à s’accrocher aux jupons de leur chaperon, qui les rassura, sa constance retrouvée.

« Allons mes gaillards, mes petites, cela ne fait rien. Vous trouverez votre chance un jour ou l’autre ! Donnez votre force aux aînées, elles en auront besoin.

— Elles semblent avoir tous leurs doigts, commenta Madame Owlho.

— Cela fait plaisir à entendre, ricana doucement son époux, voyant les enfants restants présenter leurs doigts bien écartés devant eux.

— Monsieur Owlho, reprit la directrice avec un faux sourire, mes protégés sont sages, comme je vous l’ai promis. Aucune blessure à déplorer ! »

Du moins, au visage, pensa Neila en retenant un rictus.

« Cela m’enchante fort de l’apprendre », s’exclama l’homme.

Les huit filles qui restaient furent alignées en face des deux adultes, qui les regardaient avec contentement. L’époux prit alors les devants, s’inclinant face à elles.

« Mes salutations, mesdames. Je me nomme Victor Owlho. Ma femme, ici présente, Sophia Owlho. L’une de vous portera ce patronyme, retenez-le bien. Répétez après-moi : Owlho !

— Owl-who !

— Encore : Owlho !

— O-wl-ho !

— Très bien ! », s’exclama l’homme avec un grand sourire, sous la gaieté des enfants. Il parut soudain bien plus accommodant, un rire gentil sortant de sa bouche de plaisantin. Il jouait joyeusement avec sa canne, observant chacune de ces filles comme si elles étaient siennes. Toutes les orphelines rêvaient désormais de porter son nom. « Dites-moi donc : quel est votre rêve, à vous ? Vous en avez un ? »

La question les surprit, les laissant coites et pensives. Dans son coin, Neila fulminait. Elle en avait un, de rêve ! Mais, pouvait-elle le formuler ? Elle en avait un peu honte, maintenant qu’elle se trouvait dans cette situation. Tournant son regard vers Shelly, elle vit que cette dernière portait un air renfrogné.

« À moi, reprit l’adulte, c’est d’avoir une jolie petite fille ! Ma femme et moi en avions une, Rosie, qui nous quitta trop tôt malheureusement. Mais vous me paraissez toutes absolument adorables, je ne pourrais pas choisir !

— Moi non plus, avoua la dame.

— Vous êtes jeune », tonna soudainement une petite voix féminine. Tous les regards se tournèrent en direction de Neila, qui elle-même braquait le sien vers Shelly. À la surprise de tous les enfants, cette curieuse intervention venait de la plus modèle de l’orphelinat ! « Vous ne pouviez pas avoir une fille avant, à votre âge. »

M. Owlho et sa femme échangèrent une œillade complice l’espace d’un instant, avant de se diriger vers les deux jumelles.

« Je ne savais pas que nous faisions si jouvenceaux, minauda la grande dame.

— Je pense que c’est de moi qu’elle parlait, sourit son conjoint. Mais sache pour ta gouverne, charmante demoiselle, qu’il existe des orphelinats partout ailleurs dans notre grand Empire. Dès lors que je suis sorti de l’académie, déjà marié à ma tendre et… jeune épouse que voici, je pris l’initiative d’adopter la plus adorable et la plus intelligente des petites filles.

— Pourquoi ne pas faire vous-même votre propre enfant alors ? »

Madame Morganne manqua d’avaler ses doigts et se dirigea en direction des jumelles, posant ses mains sur les épaules de sa protégée. Cette dernière ne quittait pas des yeux Owlho qui, au versant de sa femme perdant patience, semblait savourer cette discussion. Neila restait coite : sa sœur avait complètement perdu les pédales !

Mais qu’est-ce qu’elle fait ?!

« Veuillez me pardonner, trembla la directrice, je la corrigerai comme il se doit dès ce soir pour son outrage !

— Non, madame, il n’y a rien à excuser, chantonna le jeune homme. Bien au contraire. Cela m’aide grandement. À vrai dire, ce minois correspond parfaitement à celui que nous cherchons… Le caractère, cela étant, est plutôt opposé à celui de notre Rosie.

— Eh ben tant mieux ! vociféra Shelly en serrant avec vigueur le bras de sa sœur. On ne partira pas avec vous ! »

Neila chavirait de surprise, tant la scène n’avait pour elle aucun sens. En parcourant cet étrange décor de théâtre qu’était en train de devenir l’orphelinat, elle vit le visage de McQueen. Un visage crispé.

Owlho ouvrit sa montre à gousset et observa avec attention son contenu, avant de revenir en direction des jumelles.

« Et toi ? lança-t-il soudain, posant son genou à terre face à Neila. Tu n’as pas émis un mot jusqu’ici.

— Elle ne dira rien ! hurla Shelly.

— Monsieur Owlho, continua Madame Morganne, il ne vaudrait mieux pas… »

L’intéressé leva simplement l’index, imposant un silence glacial à la scène. Il ne quittait pas des yeux les prunelles de la deuxième jumelle, qui ne voyait en lui qu’un jeune noble en voyage. Son grand doigt dressé intimait à tout le monde de se taire, et à elle de s’exprimer.

« Comment t’appelles-tu ?

— Neila…

— Tu as un rêve, toi ?

— Oui… Mais…

— Je t’en prie ! N’aie pas peur, je ne suis pas là pour te dévorer. »

La jeune fille se mordillait la lèvre, n’osant pas croiser le lourd regard de Shelly qui plantait ses ongles dans son bras. Elle se sentait au contraire comme une proie, prise entre deux chasseurs qui chercheraient à l’attirer chacun dans ses filets. Ses jambes commençaient à trembler, mais le sourire du citadin lui intima de continuer.

« Je… Je veux partir avec ma sœur… »

Ce simple mensonge suffit à faire lâcher prise à sa jumelle, qui lui lança une expression consternée. La réponse fit rire l’adulte, qui se releva en faisant tournoyer sa canne.

« Voilà une ambition plus que touchante ! Malheureusement, je ne peux en choisir qu’une.

— Ça veut dire aucune, siffla Shelly.

— Tu as l’air d’être la plus docile des deux, l’ignora Owlho en s’adressant à Neila. C’est donc entendu ! »

Toute patience l’ayant quittée, la grande dame fonça sur Neila et attrapa son poignet, dans l’objectif de la conduire en direction de la porte. Shelly tentait de protester, auprès de Madame Morganne, mais c’est finalement McQueen qui interrompit la scène, la main appuyant l’épaule du citadin.

« Ça suffit maint’nant ! Vous faites peur aux gamins.

— Un grand homme de loi que voilà, lâcha avec sarcasme l’époux de la voleuse d’enfants. Vous êtes à mon humble avis parfaitement apte à protéger cet orphelinat flambant neuf. » Se subtilisant à sa vindicative étreinte, il se tourna en direction de la directrice qui retenait avec peine sa pupille. « Cet endroit aurait bien besoin d’un peu de bras afin d’être entretenu, n’est-il pas ?

— Cela reste une de mes priorités, affirma Mme Morganne, mais mes petits passent avant tout…

— Aucun problème ! Vous n’aurez plus à vous préoccuper de vos finances dorénavant. Je vous le garantis. Vos protégés seront à vos bons soins, pleins et entiers. Un véritable plaisir de faire affaire avec vous ! »

Alors qu’Owlho ôtait son chapeau afin de saluer les enfants et leur chaperon, Shelly réussit à se libérer de l’emprise de la vieille dame pour fronder sur lui. McQueen n’eut le temps de réagir : Shelly se prit un coup de canne en plein dans l’épaule, se retrouvant à terre.

Une seconde de silence. Un battement de cœur dans la poitrine de Neila. Et une morsure soudaine dans le bras de Sophia Owlho, qui hurla de douleur alors que sa marchandise s’extirpait de ses mains pour foncer en direction de la jumelle, affalée.

« Cessez ! tonna McQueen, effrayant les enfants et posant sa main sur sa ceinture. Vous venez d’frapper un gosse dans un orphelinat, à quoi vous pensiez ?

— Une simple légitime défense, s’agaça Owlho en observant l’aiguille cassée de sa canne-horloge. De plus, l’une des deux a mordu mon épouse, j’estime qu’obtenir compensation n’est pas trop demandé.

— Cette saloperie m’a mordue ! se plaignait celle-ci, comme si personne n’avait entendu la précédente remarque.

— J’vous ordonne de déguerpir, gronda le shérif. Vous effrayez les enfants, aucun d’eux n’acceptera d’partir avec vous.

— Cela, reprit l’homme, c’est à la directrice d’en décider. Et à l’heureuse élue. »

Le visage du jeune adulte se tourna d’abord en direction de cette dernière, qui serrait Shelly dans ses bras, les lèvres couvertes de sang. Elle lui lançait désormais un regard rempli de colère, mais gardant le silence. Son attention se reporta vers la gérante, qui s’avançait vers lui.

« Je vous conseille de partir d’ici, une fois vos affaires finies.

— C’est donc entendu ?

— Pour Neila uniquement. Shelly reste là.

— Laquelle est laquelle, au juste ? s’agaça Owlho.

— Prenez celle qui a mordu votre femme.

— Très bien.

— Non ! hurla Shelly, que sa sœur essayait de calmer. Vous n’avez pas le droit ! Monsieur le shérif, dites-lui ! »

Le regard rempli de fierté d’Owlho croisa celui de l’homme de loi, qui se trouvait dans l’incapacité d’agir. La représentante des enfants avait accepté l’affaire, et l’incident était donc clos. Cela semblait lui coûter beaucoup, mais il retira la main de son revolver, avant d’insulter grassement le jeunot et lui ordonner de partir.

« Non, se plaignit Shelly, pas ma sœur !

— Shelly, murmura Neila en serrant sa jumelle contre elle.

— Dis quelque chose ! M’abandonne pas ! Ne les laisse pas… t’emmener… »

Le regard de Neila en disait long : elle s’inquiétait pour sa sœur, mais ne semblait pas retenue par beaucoup d’autres choses. Elle plongea le visage de Shelly dans son cou et lui permis de s’énerver dedans, y écoper toute sa frustration et sa colère. Aucune des deux n’y pouvait rien. Autant que ce fût à elle d’y aller. Shelly tenait bien trop à cet orphelinat pour le quitter.

« Ma chère fille, reprit Owlho en s’approchant des deux jumelles. Dorénavant, il faudra éviter de mordre le bras de ta mère. C’est très mal élevé, en vérité ! »

Furibonde, l’adoptée se leva et donna un coup de pied très habile dans le tibia du jeune homme, qui sauta sur place en se tenant la jambe. Les sosies fuirent la pièce, main dans la main, en direction de l’escalier, laissant les adultes et les quelques enfants encore dans les jupons de leur maîtresse.

« Le lion cache bien ses griffes, ricana Owlho en reposant son pied boitant au sol. Elles se ressemblent plus que prévu. Auriez-vous l’obligeance de me l’amener sur-le-champ ?

— Vous aurez votre fille demain matin, après la signature, siffla la vieille dame. Pas avant. Bonne soirée, monsieur Owlho. »

——

Il faisait nuit. Neila veillait, comme à son habitude, l’obscurité l’empêchant de dormir. Privée de sa fidèle petite bougie, elle observait la lune depuis les interstices des volets du dortoir, comme pour se rassurer.

Mais chaque année, il se passait un évènement étrange. Devant l’astre lunaire se mettaient à danser trois petits points. Au début, elle prenait ces points pour des mouches, qui exécutaient leur grande parade nuptiale en cette nuit richement éclairée. Mais cet évènement, très rare, ne se déroulait qu’une fois par an. À la même date. Et le hasard fit que cette année, cette dernière nuit dans ce sombre dortoir, fût la nuit de la danse des mouches.

Il ne s’agissait probablement pas d’insectes : ces points semblaient terriblement lointains en vérité. Comme s’ils étaient près de la lune, et se tournaient autour pendant leur danse. Chaque point volait avec grâce et liberté, se tenant la main et se lançant parfois l’un vers l’autre, telle une élégante valse aérienne. Ils étaient pris d’une liberté que la lumière de la lune semblait envelopper avec la caresse d’une mère. Neila, collant son nez contre la vitre, rêvait de cette étreinte maternelle. Elle doutait de pouvoir en profiter, avec ses nouveaux parents, mais était certaine qu’un jour, l’âge venu, elle trouverait dans cette douce lumière la main qui la guiderait.

Tournant les yeux vers la couchette de sa seule famille, qu’elle abandonnerait d’ici à quelques heures, elle découvrit l’absence de celle qu’elle cherchait. Shelly n’avait pas l’habitude de quitter le dortoir en pleine nuit. Neila ignorait d’ailleurs qu’elle savait comment faire. Empruntant discrètement les couloirs de l’orphelinat, se glissant entre les planches abîmées derrière le four de la cuisine, elle s’évada une dernière fois de ce qui lui servait de maison, à la recherche de sa sœur. Elle pensa d’abord à passer dans le bureau du shérif qui, à sa surprise, était vide. Il n’y avait que sa sacoche, ouverte, posée sur sa chaise, et les flasques qui ornaient ses étagères.

Quelques minutes plus tard, elle continuait son chemin, cherchant un peu partout. Elle admirait de temps en temps la lune, devant laquelle le spectacle de nuit venait de se finir. Quand, au détour d’une bicoque miteuse, elle vit la lueur d’un phare de voiture. Elle se cacha et tendit l’oreille aux voix basses des différents acteurs.

« Et ça, c’est quoi ? gronda la voix de McQueen. Encore un truc que vous avez volé ?

— De simples partitions, répondit celle d’Owlho. Je suis musicien de profession, je ne pars jamais sans mes œuvres sur moi. Oh, je doute fort que vous compreniez quelconque chose à la musique, shériffff.

— Nan. Mais c’que je comprends, c’est que vous jouez à un jeu très dangereux. Et que vous serez pendus pour ça.

— Monsieur, je pense qu’il vaudrait mieux ne pas rester ici, trembla la voix du chauffeur.

— Oh non, siffla le shérif. Vous allez rester ici bien sagement. J’vous quitterai pas des yeux.

— Du calme Simon. Un aveu devant les forces de l’ordre ne suffirait pas à nous faire passer en justice, monsieur le shérif, reprit le ton mielleux d’Owlho. Bien que le sort de ces deux-là m’importe peu.

— Tu m’as toujours pas payée, enfoiré, surgit la voix de crécelle de la grande dame. On avait dit cinquante-cinquante pour moi et Simon !

— Tu as insulté ma fille de saloperie, il me semble bien. Cela réduit de beaucoup ce que je te dois pour ton rôle.

— Tu t’en fous de cette gamine ! C’est juste pour la photo !

— Vous mériteriez que je vous pende hauts et courts dès maintenant, rugit McQueen, espèce de meurtriers…

— Oh, mais vous ne le ferez pas, mon shéééérif, ricana le jeune imposteur. Vous tenez trop à ce misérable village pour qu’il prenne feu du jour au lendemain en apprenant mon exécution. Bon ! Nous devons nous reposer, la route sera longue pour demain. J’imagine que vous n’avez pas en votre possession un lit ou deux à nous dépanner ? »

Le shérif cracha un immense jet de salive au sol, avant de se retourner et de laisser ces individus tranquilles. Ils s’écartèrent du chemin, avec leur curieux véhicule, laissant Neila seule et en pleine quinte de toux, devant cette fumée malodorante.

Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Cette femme… Ne sera pas ma mère ?

Son cœur commençait à s’emballer. Elle ne comprenait pas cette discussion. À la mention du mot « meurtrier », elle pensa alors au visage de Shelly. Ses jambes tremblaient, alors qu’elle courait entre les maisons pour trouver sa sœur. Malgré le terrible froid de nuit qui couvrait le désert, elle transpirait à grosses gouttes, tout en tournant le regard dans toutes les directions. Quand, enfin, elle la vit.

Shelly était postée près de l’arbre mort sur la colline, là où Neila se cachait d’habitude pour échapper aux remontrances de Madame Morganne. Elle ne l’avait jamais vue venir ici, à contempler l’horizon invisible qui s’étendait face à elle. Au son des pas de Neila, elle se releva d’un bond, le visage couvert de larmes, avant de la serrer contre elle.

« Neila ! Je pensais qu’ils venaient de t’emmener. J’ai eu si peur… Je ne veux pas te quitter… »

Soudain serrée contre le corps de sa plus tendre famille, Neila s’autorisa à récupérer de sa course. Elle plongea son visage dans les cheveux peignés et parfumés de Shelly, et se laissa à verser quelques petites larmes, rinçant son visage de la sueur qui l’accablait. C’est fini, pensa-t-elle.

« Tu me promets de ne pas m’oublier ? De me garder ici ? demanda Shelly entre deux hoquets, les mains posées sur le cœur de sa sœur.

— Promis », répondit celle-ci en posant ses mains sur les siennes. S’il ne m’arrive rien, se retint-elle d’exprimer à haute voix. Mais, les yeux embués de larme de sa jumelle, la dernière vision qu’elle aurait de ceux-ci, l’empêchèrent d’en dire davantage. Ce n’était pas l’inquiéter qu’elle voulut, en cet instant. Mais de lui laisser un souvenir heureux, de toutes ces années passées ensemble.

« Au fait… Je voulais te donner quelque chose, pour que tu ne m’oublies pas non plus. »

Elle fouilla dans la large poche de son pantalon décousu, et lui tendit un cube. Le petit cube de serrain que cachait la besace de McQueen. Shelly l’observa avec étonnement, caressant ses bords finement sculptés et gravés. Au cœur de chaque face se trouvaient des engrenages ingénieusement imbriqués, certains placés à l’horizontale, probablement connectés au cœur de l’objet. Parfaitement solide et immobile, cette petite machine ne signifiait pas grand-chose pour sa sœur si peu renseignée, mais c’était ce que Neila avait de plus précieux à lui offrir.

« Une relique ? sourit Shelly. Ça te ressemble bien… Je ne savais pas que tu en avais une.

— C’est à McQueen, j’lui ai piquée. Il s’en fiche, d’après lui il y en a plein d’autres… Mais, ça reste bien non ? »

Au lieu d’un petit rire complice, Shelly afficha un regard d’effroi, mêlé à de la déception.

« Neila… Tu ne dois pas voler ! Ramène-le-lui !

— Il s’en fiche je t’ai dit, c’est pour toi… On ne se reverra plus et…

— Neila, s’il te plaît ! dit Shelly en haussant le ton, posant de force le cube dans les mains de Neila. Je ne veux pas que tu voles pour moi, même si ça me touche, c’est mal.

— Non ! s’énerva Neila en gardant le cube contre elle. Je l’ai pris pour toi !

— Lâche-le, je le lui ramène alors.

— Pas question ! Tu le gardes ou je le garde !

— Arrête ! »

Les deux se chamaillaient, tirant chacune sur le cube, qui ne bronchait pas. Leur dernier échange finissait en dispute, et plutôt mouvementée. Elles finirent à terre, continuant à se disputer la relique volée, se griffant les mains, toute leur colère, leur tristesse et leur frustration faisant surface au pire moment. Quand alors Neila, tirant sur ses jambes pour arracher l’objet des mains de sa sœur, déplaça un engrenage. L’objet émit un vif flash bleu, en direction de la voleuse, qui s’effondra à même le sol.

——

La première chose qu’elle vit, à son réveil, fut une silhouette floue au-dessus d’elle. La pièce où elle était allongée était illuminée, la forçant à fermer les yeux un instant. Elle tenta d’amener ses mains en direction de ses paupières, désirant les frotter afin d’éclaircir sa vue, mais elle sentit qu’on l’en empêcha.

« N’y touche surtout pas, dit la voix très reconnaissable du shérif. Tu vas t’blesser. »

Elle cligna plusieurs fois des yeux, regardant autour d’elle autant que lui permettait sa vision. Tout restait brumeux. Elle semblait allongée sur un lit, probablement celui de la directrice au vu de l’odeur de renfermé qui imprégnait les draps. Peu importe à quel point elle essayait de fouiller sa mémoire, elle ne parvenait pas à se rappeler des évènements de la veille. Elle se souvenait juste d’un homme, d’une horloge, d’une odeur d’essence et d’un flash.

« Comment tu t’sens ? Tu as soif ? »

L’absence de son alors qu’elle tentait de parler indiqua que oui : il la redressa délicatement, et lui donna un peu à boire, quelques petites gorgées seulement, le temps que sa gorge s’habitue.

« Où… » Elle toussa un peu, le temps de pouvoir formuler sa question. « Où je suis ?

— À l’orphelinat, dans la chambre de Madame Morganne.

— Je… Je ne suis pas partie ? »

Le silence qui suivit sa question fut peu éloquent pour la jeune fille. Elle savait qu’elle devait partir, avec un jeune homme, mais elle n’avait aucune idée d’où. Ses souvenirs commençaient à s’éclaircir. Elle se souvint du cube, qu’elle tenait dans sa main. À cet instant, elle tourna sa tête dans la direction opposée au shérif, couverte de honte.

« Neila. »

Aucune réponse. Elle se roula en boule.

« Neila, je ne suis pas là pour te gronder. Regarde-moi s’il te plaît. Je dois vérifier ton état. »

Mon état ?

Elle se tourna d’un coup vers lui, associant désormais tous les éléments. Elle voyait flou… Elle ne devait pas toucher ses yeux… Son état… Un flash bleu…

« Maquine… Il se passe quoi ?

— Reste tranquille, s’il te plaît.

— Maquine ! Je vois flou…

— Neila, reste calme. Est-ce que tu me vois, moi ?

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?!

— Neila bon sang ! », s’agaça le shérif, clouant la jeune fille sur place. Il respira un grand coup et se reprit, prenant les mains de Neila dans les siennes. « Regarde-moi. Est-ce que tu arrives à me voir ?

— Un… Un peu… C’est flou… Ça va passer, dis-moi, Maquine ?

— Ferme l’œil gauche. »

Son ordre dut être répété deux fois pour qu’elle acceptât. Elle baissa tout doucement sa paupière gauche, et ne vit que du noir. Elle le rouvrit instantanément, le corps tremblant, amenant instinctivement ses mains près de ses yeux.

« N’y touche pas. Qu’est-ce que tu vois, avec ton œil droit ? »

Elle ne répondit pas, continuant de trembler, les doigts près de sa bouche. Sa voix lâchait des couinements incontrôlés, comme des spasmes, alors qu’elle entrait dans un sanglot silencieux. Le shérif s’assit sur le lit, près d’elle, et l’amena contre son épaule, gardant les mains de la jeune fille loin de ses yeux.

« Là, lààà, je suis là, dit-il avec une petite voix. Calme-toi, tout va bien se passer… On va arranger ça, d’accord ? »

Elle fit « Oui » de la tête, entre deux hoquets.

« Et ton œil gauche, tout va bien ?

— Non… C’est tout flou…

— Mais tu vois un peu autour de toi ? »

Elle essayait de se calmer, parcourant du regard tout ce qui l’entourait.

« Ta silhouette est difficile à louper…

— Ha ! s’esclaffa le shérif. T’as pas perdu ton sang-froid, hein ? Je sais au moins qu’c’est toujours toi. »

Neila resta un moment contre lui, étouffant ses pleurs par un petit rire. Elle espérait de tout cœur plonger dans un cauchemar, se réveillant contre l’épaule chaleureuse de son héros. Ou que, une fois endormie contre lui, elle plongerait dans ses rêves d’aventures, admirant le paysage qu’elle venait de découvrir, un chapeau sur la tête.

Qu’elle accomplirait son rêve.

Celui de voir de la neige, pour la première fois.

« Je dois être adoptée, se souvint Neila.

— N’y pense plus, c’est fini.

— Comment ça ? Ils ne me prennent plus ?

— C’est-à-dire que… ta blessure à l’œil droit ne leur a pas plu… »

Au fond, Neila se sentait terriblement plus légère, en plus d’imaginer à quoi pouvait ressembler son œil aveugle. Elle ne se sentait pas encore prête à partir, à quitter son shérif, son horrible directrice, tous ces enfants, sa sœur…

Shelly !

Neila bondit soudain, effarée.

« Ils vont…

— Neila, calme-toi pour l’amour de…

— Non, Maquine ! Pas elle ! Elle ne veut pas partir, dis à la vieille qu’elle doit rester ici ! Tout le monde a besoin d’elle ! J’ai besoin de…

— On y peut rien Neila, j’ai tout essay… Eh ! Neila, reviens ! Neila !! »

Elle partit en courant, malgré sa vue défaillante. Elle connaissait les couloirs de l’orphelinat par cœur et, les bras devant, fonça en direction du bureau de la directrice. Après s’être cognée plusieurs fois, et le shérif à ses trousses, elle ouvrit avec fracas la porte du bureau. Devant elle, deux grandes silhouettes, une petite aux cheveux argentés, et un bureau, d’où dépassait une tête aux cheveux gris.

« Toi…, souffla Madame Morganne, visiblement décontenancée.

— NEILA ! hurla Shelly en fonçant dans ses bras. Tu vas bien ! Tu es là ! »

Les deux filles entrèrent en sanglot à l’unisson, se serrant l’une contre l’autre, comme pour empêcher toute présence divine de les séparer.

« Oh, oh ! ricana une voix plus que reconnaissable. Pile à l’heure pour dire au revoir à ta sœur.

— Je suis bien contente qu’on ait choisi l’autre, dit la femme en caressant son bandage au bras. »

Neila s’écarta de Shelly et l’amena derrière elle.

« Elle ne part plus, elle reste ici ! Allez vous faire voir !

— Jeune demoiselle, la réprimanda Owlho il convient de soigner son langage lorsque l’on se trouve devant une grande personne. D’origine aristocrate qui plus est.

— J’men tape, barrez-vous d’ici !

— Neila, murmura Shelly, c’est trop tard… »

L’intéressée serra à nouveau sa jumelle contre elle, la cachant de la menace adulte qui les entourait. Un shérif, un criminel, une profiteuse et une vieille pie. Nul ne désirait leur bien, à aucune d’elles.

« On s’en fiche, répondit Neila. On va annuler ça, tout va redevenir comme avant…

— Tu sais, reprit Owlho, j’aurais tant espéré que tu sois plus sage que ta sœur. Non, vraiment ! Tu avais vraiment l’air de vouloir quitter cet endroit. Tout le monde le désirait, en réalité. Dommage que ta maladresse oblige ta sœur à partir d’ici.

— Taisez-vous !

— Neila, reprit Shelly, quittant son étreinte. C’est fait… On n’y peut rien. »

Elle sentit sa sœur s’écarter d’elle et revenir près d’Owlho et de sa prétendue épouse, la laissant seule pour de bon.

« Non, Shelly…

— Voilà, ricana Owlho, caressant le menton de sa pupille. Ma très chère fille est bien sage. »

Neila s’effondra à genoux, impuissante, laissant les adultes emmener sa sœur hors de la pièce. Elle plongea dans un long sanglot, s’insultant autant qu’elle le put. Pour un cadeau stupide, elle avait laissé sa sœur derrière elle. Elle l’avait laissée seule, dans cette situation, impuissante elle aussi. Tout ça pour une bêtise.

Non !

Avant que le shérif ne puisse s’agenouiller devant elle, elle se releva, attrapa d’instinct le revolver à la ceinture du grand homme et courut à l’extérieur.

« Arrêtez ! »

Sur le point de grimper dans la voiturette, les deux adultes se tournèrent vers ce qui semblait être une jeune fille quasi aveugle armée d’un revolver. Owlho contint son rire, tandis que le visage de Shelly se peignait d’horreur.

« Tu vas te blesser, petite. Repose ça, voyons.

— Rendez-moi ma sœur !

— Neila, hurla Madame Morganne près de la voiture. Repose ça tout de suite !

— Tu es folle ! la réprimanda McQueen en débarquant en trombe. Rends-moi ça, c’est pas un foutu jouet !

— Neila, dit la voix tremblotante de Shelly, s’il te plaît… »

Les répliques fusaient de toute part. La petite myope gardait son arme pointée vers la silhouette brumeuse du citadin, qui ne bronchait pas d’un iota. Il posa son genou à terre et prit les mains de sa fille, avec la délicatesse paternelle qui lui seyait étrangement si bien.

« Ne la touche pas !

— Shelly, susurra l’adulte, ma douce Shelly. Ta sœur est un problème, tu le sais ça ?

— Oui, répondit cette dernière avec froideur. Ne lui faites pas de mal…

— Moi ? Je ne lui ferais rien. »

Il la regarda un moment, droit dans les yeux, toute chaleur l’ayant quitté. Son message était clair. Il sourit, apposa un baiser rempli de distance sur la joue de sa fille, et l’accompagna jusqu’à sa sœur. Celle-ci, démunie, baissa son arme en tremblant. À mesure que son visage s’approchait, par hypermétropie il devenait de plus en plus flou, lui infligeant une séparation éternelle entre elles.

« Shelly… »

Une vive douleur embrasa sa joue, accompagnée d’un claquement sonore. Shelly venait de lui donner une baffe, chose qu’elle n’avait jamais faite. Neila se tint le visage, les larmes aux yeux.

« Laisse-moi partir, reprit Shelly. On est plus sœurs. Ma place n’est plus ici. »

Elle tourna les talons et se dirigea d’elle-même en direction de la voiture. Owlho, fier de sa nouvelle acquisition, fit trébucher la jumelle éborgnée avec sa canne, avant de partir en direction de la voiture.

McQueen insulta bruyamment l’aristocrate et se mit à genoux, près d’une Neila en pleur. Elle frottait résolument son visage contre le sable, séchant ses larmes avec douleur. Il la releva délicatement, la gardant dans ses bras alors qu’elle se vidait de toutes ses forces et de ses larmes. Ignorant la foule d’enfants qui étaient venus voir ce qu’il se passait, il l’emmena dans la chambre de la directrice, posant le revolver loin d’elle.

« Tu vas rester ici un moment. Je reviens dans quelques minutes, ça marche ? »

Le visage enfoui dans l’oreiller, Neila ne fournit aucune réponse. Simplement le son d’une respiration irrégulière, contenant les sanglots qui broyaient son cœur d’orpheline. McQueen la laissa seule avec ses sentiments, avant de revenir une demi-heure plus tard. La jeune fille était postée près de la fenêtre, regardant l’horizon indistinct qui se frayait un chemin jusqu’à son œil.

« Neila ? Je suis là. »

Elle resta de dos, refusant d’affronter la vision floue de son héros. Elle avait fini par sécher ses larmes, mais refusait de les laisser venir à nouveau, ces dernières brouillant sa vision plus qu’elle ne l’était déjà.

« J’ai quelque chose pour toi, dit le shérif en s’asseyant près d’elle, sur un tout petit tabouret. Quelque chose que j’ai trouvé à l’Est. Sous un grooos tas de reliques ! »

Même la mention de ses aventures ne suffisait pas à la ramener vers lui. Il tourna le fameux objet entre ses doigts un moment, puis le déposa sur le rebord de la fenêtre.

« Lorsque tu te sentiras prête, tu… Tu pourras venir avec ça et manger avec les autres. Tu as besoin de reprendre des forces. Surtout si tu souhaites partir un jour la retrouver. »

La réaction de la jeune fille ne changea pas, il se résolut donc à se lever et à quitter la pièce pour de bon. Les larmes qu’elle avait retenues finirent pas couler, embrasant sa colère. Elle ne s’était jamais sentie aussi impuissante, stupide et inutile de sa vie. Et jamais n’avait-elle été aussi seule.

Séchant ses larmes avec ses manches salies, elle vit l’objet qui reposait sur l’appui de la fenêtre. Incapable de l’observer, elle le prit délicatement entre ses doigts. C’était léger et fin, et d’une forme très étrange. Une sorte de tige, tordue au bout, pouvait se déplier. Elle était accrochée à une sorte de rond en verre.

Ça ressemble un peu à… Non, c’est trop bizarre…

Elle posa sur son nez l’objet, et la tige derrière son oreille. Derrière le verre de ce qui semblait être un monocle à monture, ou une paire de lunettes coupées en deux, son œil gauche perça les secrets de la pièce qui l’entourait. Elle voyait les craquelures du papier peint, les légères fissures de la fenêtre, les coutures fatiguées des draps, les trous du parquet, les lignes de sa paume, ou encore ses vêtements couverts de sable. Lorsqu’elle ne vit plus rien, elle comprit qu’elle était en train de pleurer une nouvelle fois, et lâcha un rire mêlé aux larmes perlant ses joues. Elle admira tout ce qui pouvait être vu, savourant la beauté que la lumière apportait à cette sinistre pièce. Elle ouvrit la fenêtre et observa l’horizon, d’où s’échappait une légère fumée de sable. Un véhicule qui, probablement, se dirigeait vers l’ouest.

Sa future destination.

Elle ravala son sanglot, et essuya définitivement son œil gauche, se promettant de ne plus pleurer désormais. Il était peu pratique de sécher ses larmes avec une lunette pareille sur le nez. Elle explora la pièce, et vit le revolver du shérif, posé sur la commode à l’entrée. Il était gros et lourd, dans sa petite main d’enfant. Elle actionna le chien, et le désarma, à plusieurs reprises, se délectant du cliquetis agréable qu’il produisait.

Pas encore. Un jour, quand je serais prête.

Elle le posa, et leva le nez, surprise de trouver face à elle son propre visage. Ou, néanmoins, son nouveau visage, dans un petit miroir. Il n’était pas très différent d’avant : un nez fin, un menton délicat, des pommettes discrètes, une fossette à la joue gauche, tout ce qui faisait le charme de Shelly. À cela s’ajoutaient ses cheveux d’argents en bazar, du sable et une petite coupure à la lèvre, mais tout particulièrement un œil blanc. Son œil droit, privé de la beauté du monde, n’était qu’une pupille grisâtre. Les veines de l’œil étaient quelque peu gonflées, ajoutant une touche de couleur qui ne tarderait pas à disparaître dans les prochains jours. Son œil gauche, bien que flou sans la lunette qui se plaçait désormais devant, ressemblait en tous points à celui de sa jumelle.

Non… Nous ne sommes plus réellement jumelles. Ni sœurs.

Acceptant cela, elle sourit enfin, admirant ce nouveau faciès. Il était presque repoussant, ce qui l’amusait beaucoup. Mais surtout, cet œil voilé cachait au fond de lui une lumière, qui désirait sortir plus que tout. Dans cette pupille blanche, Neila vit comme l’astre lunaire, devant lequel les mouches venaient danser chaque année.

Des mouches viendraient-elles danser devant ses yeux, l’an prochain ? À cette pensée, elle fit l’effort de se recoiffer, et se lava même le visage. Le vieux peigne de la directrice était cassé, mais suffisant pour les cheveux mi-courts de la jeune fille. Elle les attacha en queue de cheval, avec une petite ficelle trouvée là.

Nous ne sommes plus de la même famille. Mais… Tu restes ma sœur, au fond de moi.

Elle sourit et chipa un vêtement de garçon à sa taille dans le vieux coffre de la directrice. Neila avait désormais la certitude que la vieille pie cachait tous les vêtements abîmés, plutôt que de les jeter. Les coutures seraient probablement simples à réparer : elle enfila donc ce nouvel ensemble, tunique et pantalon habituels, un peu moins sales et déchirés que les siens.

Elle se dirigea vers la porte et, les doigts près de la poignée, hésita un instant. Elle vit la grosse clé à panneton qui était enfoncée dans la serrure, et repensa à celle, plate, que McQueen devait sûrement avoir confiée à l’adoptée en cadeau d’adieu.

Patiente un peu, Shelly. Je viendrais te retrouver.

Elle empoigna fermement la clenche et ouvrit la porte avec vigueur.

Et, ensemble, nous irons voir la neige.

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