La blessure ne cicatrise pas.
Le poignard s'est enfoncé entre ses côtes, là où la chair est tendre. Il sent encore le froid du métal, la surprise dans les yeux de l'assassin quand le sang a jailli. C'était hier. C'était il y a cinq mille ans.
Les néons de l'hôpital clignotent. 2025. David l'a traîné ici après l'avoir trouvé prostré dans son bureau, fixant cette étrange poupée. "Tu avais l'air absent, papa. Plus que d'habitude."
Le médecin examine les résultats.
"Vos analyses sont... inhabituelles, M. Nash."
(Nash. Un nom parmi d'autres. Une coquille vide.)
"Vos cellules présentent des caractéristiques que je n'ai jamais..."
La voix se perd dans le bourdonnement des machines. L'odeur de désinfectant se mêle à celle, plus ancienne, de l'encens et du sang. Les murs blancs deviennent ocres. Le temps se délite.
Le temple de Marduk se dresse devant lui. Les marches de la ziggourat montent vers le ciel comme une prière de pierre. Il est jeune alors, tellement jeune. Un scribe parmi d'autres qui note la course des étoiles.
Les jardins suspendus. L'air embaume le jasmin et la myrrhe. Il est allongé dans l'herbe humide de rosée. Le sang qui aurait dû être son linceul sèche sur sa tunique. Au-dessus de lui, les étoiles poursuivent leur danse éternelle. Il les a observées si longtemps, noté leur trajectoire sur des tablettes d'argile. Mais ce soir, elles semblent différentes. Plus froides. Plus distantes.
L'hôpital moderne s'immisce dans son souvenir. Les néons remplacent les étoiles. L'odeur de désinfectant chasse celle du jasmin.
"Vos télomères sont... c'est impossible."
Le médecin a les yeux écarquillés. Il regarde Nabû-Naṣir comme s'il était une énigme à résoudre. Ou une aberration.
Flash.
Le poignard. La douleur. Sa main qui trouve la blessure sous sa tunique. Le sang sur ses doigts, chaud, épais. L'assassin qui s'enfuit dans la nuit babylonienne. Tout ça pour une querelle de pouvoir, de jalousie.
Il devrait être mort.
Dans un coin du jardin, un arbre antique observe en silence. Ses racines plongent dans la terre imbibée de sang. Quelque chose change cette nuit-là. Mais Nabû-Naṣir ne le comprend pas encore.
"Monsieur Nash ?" L'infirmière entre dans la chambre, brandissant un dossier. "Vos résultats complémentaires et votre petit-fils nous a apporté un dessin."
Emma. Pas son petit-fils. Sa petite-fille. Le temps joue avec les mots comme il joue avec sa mémoire.
Le dessin montre un homme devant une ziggourat. Dans le ciel, des étoiles forment des constellations qu'il n'a pas vues depuis cinq millénaires. Comment peut-elle savoir ?
Présent. Passé. Les images se mélangent. Il n'est plus sûr.
Flash.
Ur. Deux siècles plus tard. Il a fui Babylone, laissé femme, enfants, vie derrière lui. Un nouveau nom, un nouveau visage dans la foule. Les prêtres parlent d'un démon capable de tromper la mort. Les rumeurs le poursuivent plus vite qu'il ne peut courir.
Dans une taverne enfumée, un vieil homme lui agrippe le bras. "Je sais ce que tu es", murmure-t-il en sumérien. "J'en ai vu d'autres comme toi."
Mais avant que Nabû-Naṣir ne puisse l'interroger, l'homme s'effondre. Mort. Le destin aime l'ironie.
"Papa ?" David est de retour, Emma à son côté. "Les médecins disent que tes analyses sont étranges. Tu ne nous caches rien, hein ?"
Si seulement il savait. Cinq mille ans de secret. Un fardeau plus lourd que tous les empires qu'il a vu s'élever et s'effondrer.
Il sourit, hausse les épaules. "Juste la fatigue. Tu sais comment sont les médecins."
Emma le fixe, ses yeux d'enfant semblant percer tous ses mensonges. Elle tend un nouveau dessin. Un homme devant une tombe, celle qui aurait dû être sienne.
Flash.
Persépolis. L'empire perse brille de mille feux. Il est plus prudent désormais, a appris l'art de se fondre dans l'ombre. Il écrit toujours. Observe, consigne, se tait. Les mots sont ses seuls compagnons fidèles à travers les siècles.
Une danseuse aux yeux d'ambre croise son chemin. Elle voit au-delà du masque. "Tu n'es pas d'ici", dit-elle en vieux perse. "Pas de maintenant."
Il voudrait lui expliquer. Mais les mots le fuient comme le temps. Alors il l'aime. Une nuit, une vie. Jusqu'à ce que le poids des années les sépare à nouveau.
"Vos marqueurs cellulaires sont fascinants", s'enthousiasme le médecin. Il a l'air presque euphorique. "C'est comme si votre corps ne vieillissait pas au même rythme que le reste d'entre nous. Comme... figé dans le temps."
Si proche de la vérité. Si loin en même temps. Nabû-Naṣir sourit poliment. Il a perfectionné l'art de sourire pour cacher le gouffre en lui.
Flash.
Alexandrie. La grande bibliothèque part en fumée. Tant de savoir réduit en cendres. Il essaie de sauver quelques manuscrits mais ils tombent en poussière entre ses mains. Comme tout le reste.
Dans une rue étroite, un enfant l'arrête. Yeux trop vieux pour son visage juvénile. "Tu es l'homme qui ne meurt pas", dit-il en grec ancien. "Ils parlent de toi dans les temples."
Mais quand Nabû-Naṣir veut l'interroger, l'enfant a déjà disparu. Avalé par les ombres. Par le temps.
"Monsieur Nash ?" Un autre médecin, plus jeune. Il semble nerveux. "Je ne suis pas censé vous en parler, mais... votre dossier médical. Il est classé confidentiel par la direction. Personne n'y a accès à part quelques pontes."
Le mécanisme est en marche. Les rouages s'enclenchent. Comme à chaque fois. Bientôt, il devra fuir à nouveau. Changer de nom, de visage, de vie.
Laisser David derrière. Et Emma.
Il a fait ce choix des centaines de fois. Mais la douleur ne faiblit jamais. Comme sa blessure qui ne cicatrise pas.
Flash.
Rome. La cité éternelle. Il en rit encore. Il enseigne la philosophie aux enfants de patriciens. Leur parle du temps, ce maître cruel. Ils boivent ses paroles, les transcrivent sur des parchemins qui jauniront et tomberont en poussière.
Un soir, un homme l'aborde dans une ruelle. Cheveux argentés, yeux de la couleur de l'acier. "Je sais qui tu es", dit l'inconnu en latin. "Ce que tu es. Je suis comme toi."
Avant qu'il ne puisse répondre, l'homme a disparu. Comme un mirage. Une chimère née de sa solitude millénaire.
"Il va falloir vous garder en observation", annonce le médecin aux cheveux gris. Quand est-il entré dans la pièce ? "Juste quelques jours, pour des analyses plus poussées."
David acquiesce avec gratitude. "Vous entendez Papa ? Ils vont découvrir ce qui ne va pas. Tout sera bientôt rentré dans l'ordre."
Emma dessine en silence dans un coin. Des spirales qui ressemblent à des symboles sumériens. Des visages qui pourraient être celui de Nabû-Naṣir à travers les âges.
Quand a-t-elle appris cette langue morte ?
Flash.
Jérusalem. Les croisades font rage. Le sang coule dans les rues comme autrefois les eaux du Jourdain. Il soigne les blessés, enterre les morts. Certains chuchotent qu'il est un saint, d'autres un démon.
Un chevalier mourant agrippe sa main. "J'ai péché", murmure-t-il en ancien français. "J'ai tué, j'ai pillé... Dieu me pardonnera-t-il ?"
Comment répondre ? Lui qui a vu des dieux naître et mourir, des religions fleurir et se faner. Il serre la main du soldat. "Dieu pardonne toujours", ment-il avec douceur.
Parfois, le mensonge est un baume plus doux que la vérité.
"Pourquoi tu ne vieillis pas, grand-père ?" demande soudain Emma de sa voix fluette. "Dans mes rêves, tu es toujours le même. Depuis le début."
David rit, ébouriffe les cheveux de sa fille. "Grand-père va très bien, chérie. Il n'a pas pris une ride depuis tes trois ans !"
Il ne comprend pas. Ne voit pas. Les humains sont ainsi. Le mystère est trop grand pour eux.
"Papa ?" La voix de David le ramène. "Tu trembles."
Il fixe ses mains. Elles sont immobiles. Comme toujours. Le tremblement est dans le temps lui-même.
"M. Nash." Le médecin aux cheveux gris est revenu. "Ces marques sur votre peau, près de la côte... Une ancienne blessure ?"
La cicatrice du poignard. La seule trace que le temps n'a pas effacée. La preuve.
Flash.
La découverte la plus terrible. Le cerveau humain n'est pas fait pour contenir des millénaires. Les souvenirs se télescopent, fusionnent. Le goût du pain à Rome. L'odeur de l'encens à Thèbes. Le son des cloches à Florence. Tout se mélange en une symphonie assourdissante.
"L'activité de votre hippocampe est extraordinaire", dit un autre médecin, plus jeune. "Comme si votre cerveau avait développé de nouvelles structures pour..."
Emma entre, un nouveau dessin à la main. Elle le tend sans un mot. Une feuille couverte de symboles cunéiformes parfaitement tracés.
"Elle ne fait que gribouiller", dit David en riant. "Les enfants ont tellement d'imagination."
Mais le message est clair dans l'écriture antique : "Je sais qui tu es."
"Les tests sont terminés pour aujourd'hui", dit le médecin aux cheveux gris. Son regard s'attarde sur le dessin d'Emma. Un éclair de compréhension traverse son visage.
Flash.
La première fois qu'il a dû fuir. Sa femme - la première - avait commencé à poser des questions. Pourquoi ses cheveux ne grisonnaient pas ? Pourquoi les années semblaient glisser sur lui comme l'eau sur la pierre ?
Une nuit, il l'avait entendue parler aux prêtres. "Mon mari n'est pas humain", disait-elle. "Il ne vieillit pas."
Il était parti avant l'aube, laissant derrière lui une tablette d'argile. "Pardonne-moi." Les mêmes mots qu'il répéterait à travers les siècles, dans toutes les langues du monde.
Constantinople. La cité s'effondre sous les assauts des Ottomans. Il sauve ce qu'il peut des grandes bibliothèques. Ces textes sont sa seule bouée dans l'océan du temps.
Un moine le surprend dans un scriptorium abandonné. "Tu cherches les réponses au mauvais endroit", dit-il en grec byzantin. "Ce n'est pas dans les livres que tu trouveras la clef de ton énigme."
Mais dans quoi alors ? Il a cherché dans toutes les sagesses, tous les savoirs du monde.
"Votre métabolisme cellulaire est celui d'un homme de trente ans", annonce le médecin, incrédule. "C'est comme si votre corps ne vieillissait pas."
David se fige. Le regarde avec une intensité nouvelle. "Papa... Comment est-ce possible ?"
Nabû-Naṣir ferme les yeux. C'est le moment qu'il a vécu des centaines de fois. Le moment où la vérité déchire le voile. Où il doit tout quitter à nouveau.
Mais Emma pose sa petite main sur son bras. Un toucher qui ressemble à de l'espoir.
Flash.
Karakorum. La capitale de Gengis Khan. Il a voyagé avec les hordes mongoles, fasciné par leur soif de conquête. Il a vu les pyramides de crânes, les villes rasées, les empires balayés comme des châteaux de sable.
Un soir, autour d'un feu de camp, un chaman lui prend la main. Examine ses lignes de vie qui ne s'arrêtent jamais. "Tu es marqué par les esprits", dit-il en mongol. "Tu marches avec les fantômes."
Il ne peut qu'acquiescer. N'est-il pas lui-même un fantôme ? Un spectre qui hante l'histoire ?
"J'ai comparé votre ADN à celui de votre fils", dit le médecin en fronçant les sourcils. "Il y a des différences inexplicables. Comme si... comme si vous n'étiez pas vraiment liés."
David pâlit. Ouvre la bouche, la referme. Les questions se bousculent dans ses yeux mais il n'ose pas les poser.
Nabû-Naṣir soupire. C'est toujours ainsi. La vérité est trop lourde à porter pour les épaules des mortels.
Mais Emma le regarde avec une sagesse ancienne. "Les arbres savent", murmure-t-elle. "Ils se souviennent de tout."
Il tressaille. D'où tient-elle ce savoir obscur ?
Flash.
Tenochtitlan. Le cœur de l'empire aztèque. Il est fasciné par leurs dieux assoiffés de sang, par la roue du temps qui tourne sans fin dans leurs mythes.
Un prêtre l'interpelle alors qu'il observe un sacrifice. "Toi qui ne meurs pas", dit-il en nahuatl, "pourquoi cherches-tu les réponses parmi nous qui ne vivons qu'un jour ?"
Il n'a pas de réponse. N'en a jamais eu.
Il passe ses journées dans le jardin de l'hôpital, assis sous un vieux chêne. Quelque chose dans la façon dont l'arbre se dresse, immuable, lui rappelle sa propre condition.
David le rejoint parfois, pose des questions auxquelles il ne peut répondre. "Qui es-tu vraiment ? D'où viens-tu ? Pourquoi caches-tu tant de secrets ?"
Il voudrait dire la vérité. Mais elle lui brûle la gorge comme de l'acide.
"Les arbres", murmure Emma, pelotonnée contre lui. "Ils parlent de toi depuis la nuit des temps."
Il frémit. Se pourrait-il que...
Flash.
Babylone. La nuit où tout a commencé. Sous les étoiles éternelles, alors que son sang abreuve la terre antique, quelque chose change en lui. Une porte qui s'ouvre. Sur un chemin qu'il n'aurait jamais dû emprunter.
Mais c'est trop tard. Le destin est en marche.
L'arbre dans le jardin semble le regarder. Ses feuilles frémissent dans le vent, chuchotant des secrets dans une langue oubliée.
Flash.
La Grande Peste. Londres brûle pour chasser la mort. Dans un jardin secret, un vieil homme lui avait montré un if ancien.
"Regarde ses anneaux", avait-il dit. "Chacun est une mémoire. Les arbres n'oublient jamais. Ils absorbent. Transforment. La mort devient vie."
L'homme était mort le lendemain. L'if est toujours là, quelque part dans Londres.
"Les arbres savent comment mourir", dit Emma dans une langue morte qu'elle ne devrait pas connaître. "Ils savent comment transformer la fin en commencement."
Flash.
Le moniteur cardiaque égrène ses bips réguliers. Son cœur. Toujours le même rythme depuis cinq mille ans. Combien de battements ? Le calcul lui donne le vertige.
Emma dessine maintenant des cercles concentriques. Comme les anneaux d'un tronc d'arbre. Au centre, un homme. Lui. Autour, des spirales de temps qui s'enroulent comme l'ADN.
Flash.
Angkor. Les temples envahis par les racines. Il avait observé pendant des décennies comment les arbres dévoraient lentement la pierre. Comment ils transformaient la ruine en nouvelle forme de vie.
Emma pose son crayon. Se lève. Ses yeux sont anciens dans son visage d'enfant.
"Les arbres t'attendent", dit-elle. "Depuis le début."
Il frémit. Se pourrait-il que...
Flash.
Babylone. La nuit où tout a commencé. Sous les étoiles éternelles, alors que son sang abreuve la terre antique, quelque chose change en lui. Une porte qui s'ouvre. Sur un chemin qu'il n'aurait jamais dû emprunter.
Mais c'est trop tard. Le destin est en marche.
Il touche sa poitrine, là où le poignard s'est enfoncé il y a une éternité. La blessure ne cicatrise toujours pas. Elle pulse doucement au rythme des siècles, comme un deuxième cœur.
Il ne sait pas encore ce que tout cela signifie. Les arbres, le sang, l'immortalité. Les pièces du puzzle sont là, éparses, attendant d'être assemblées.
Mais une chose est sûre.
Cette nuit-là, à Babylone, il est mort.
Et depuis, il n'a cessé de mourir.
Un peu plus chaque jour.
Un peu moins humain.
Un peu plus... quoi ?
La réponse est là. Dans les yeux trop sages d'Emma. Dans les anneaux du chêne centenaire. Dans les fragments de sa mémoire qui remontent comme des bulles à la surface d'un étang.
Il doit savoir.
Il doit comprendre.
Avant qu'il ne soit trop tard.
Avant que la blessure ne le dévore tout entier.