Chapitre 3 - Le bip

Par Nqadiri

Emma dessine toujours des arbres trop vieux.

Papa dit que c'est normal, que les enfants dessinent toujours des arbres comme ça, avec des troncs tordus et des branches qui font des bras. Mais il ne voit pas. Il ne comprend pas que ce sont les vrais arbres, ceux qui se souviennent.

Grand-père, lui, comprend. Quand il regarde ses dessins, ses yeux deviennent brillants, comme s'ils contenaient toutes les étoiles du monde.

Aujourd'hui, elle dessine l'hôpital. Les médecins en blanc qui tournent autour de grand-père comme des mouettes autour d'un bateau. Ils ne voient que des chiffres et des machines qui font bip. Ils ne voient pas ce qu'elle voit.

Dans son dessin, grand-père est assis sur son lit d'hôpital. Mais il est aussi debout devant une grande pyramide de pierres qui monte jusqu'au ciel. Et il est aussi sous un arbre avec des fleurs roses qui tombent comme de la neige. Et il est aussi...

"C'est très joli", dit papa en ébouriffant ses cheveux. "Mais pourquoi tu as dessiné plusieurs grands-pères ?"

"C'est le même", répond-elle. "Il est juste à plusieurs endroits en même temps."

Papa rit et accroche le dessin au mur de la chambre d'hôpital, à côté des autres. Il ne voit pas que les couleurs racontent une histoire. Le rouge qui coule dans les racines de l'arbre, c'est le même rouge que la blessure de grand-père. Le bleu du ciel babylonien, c'est le même que celui qui brille dans ses yeux quand il regarde loin, très loin.

Emma sort ses crayons. Elle a besoin du vert le plus ancien pour les feuilles qui murmurent des secrets. Du marron qui sent la terre mouillée pour l'écorce qui garde la mémoire. Du doré pour la lumière d'avant, celle qui brillait quand le monde était jeune.

"Qu'est-ce que tu dessines maintenant ?" demande grand-père. Sa voix est douce comme toujours, mais Emma sait qu'il a un peu peur de voir.

"Toi, quand tu écrivais sur l'argile. Quand les étoiles avaient d'autres noms."

Il ne demande pas comment elle sait. Il ne demande jamais. Il regarde juste avec ses yeux qui ont vu trop de soleils se lever.

Sur le papier, les lignes s'entremêlent. Les gratte-ciels deviennent des temples. Les voitures des chariots. Le temps est une spirale de crayon de couleur, et grand-père danse au milieu, immobile.

Les infirmières ont des ailes dans ses dessins. Des ailes blanches et bleues, comme leurs blouses. Elles volent autour de grand-père avec leurs seringues magiques qui brillent comme des baguettes de fée.

"Pourquoi tu ne dors jamais ?" demande-t-elle en coloriant. Les crayons dansent sur le papier comme les oiseaux sur les branches du grand arbre dans le jardin de l'hôpital.

"Je dors", répond grand-père.

"Non. Tes yeux sont toujours ouverts. Même quand ils sont fermés."

Elle dessine un nouveau grand-père, avec des yeux qui brillent comme des étoiles anciennes. Papa dit que les étoiles qu'on voit sont peut-être déjà mortes. Mais les étoiles dans les yeux de grand-père ne meurent jamais.

Dans son cartable, il y a d'autres dessins. Des centaines. Grand-père qui regarde une ville brûler. Grand-père qui lit des livres dans une grande bibliothèque. Grand-père qui écoute une dame en robe de soie danser. Les autres enfants dessinent leurs familles devant des maisons avec des cheminées qui fument. Elle, elle dessine le temps qui coule comme un ruban de miel.

"Tu veux voir mon secret ?" murmure-t-elle.

Emma sort un dessin caché sous son oreiller. Pas un de ses dessins d'aujourd'hui. Celui-là, elle l'a fait la nuit dernière, quand la lune était grosse comme une pièce d'or.

"C'est la dame avec la poupée", dit-elle en montrant les traits de crayon. "Celle qui parle comme les arbres."

Grand-père devient tout pâle. Comme quand il regardait la poupée dans son bureau, avant que papa ne l'emmène à l'hôpital. La poupée qui fait peur mais pas vraiment. La poupée qui sait des choses.

Elle a dessiné la vieille dame avec des cheveux qui ressemblent à des racines. Son manteau est fait de morceaux de temps, comme un patchwork d'histoires. Dans ses mains ridées, la poupée a le visage de grand-père.

"Où l'as-tu vue ?" demande grand-père tout doucement.

"Dans mes rêves. Elle marche dans New York mais c'est pas vraiment New York. Les buildings sont en argile. Il y a des jardins qui flottent dans le ciel."

Papa entre avec un jus de pomme et des biscuits. Il ne voit pas que grand-père tremble un peu. Les grandes personnes ne voient jamais les choses importantes.

Emma mange ses biscuits en dessinant. Les miettes tombent sur le papier comme de la poussière d'étoiles. Elle dessine maintenant le métro, parce que c'est là que la dame aux cheveux-racines apparaît le plus souvent.

"Les gens dans le métro sont drôles", dit-elle en attrapant son crayon violet. "Ils regardent leurs téléphones comme si c'était des miroirs magiques. Mais ils se voient pas dedans. Pas comme toi, grand-père."

Elle dessine les gens du métro avec des visages flous, comme des fantômes pressés. Sauf la vieille dame. Elle, elle est très nette, assise avec sa poupée qui change de visage selon comment on la regarde.

"Et là", dit-elle en pointant un coin du dessin avec son doigt taché de chocolat, "c'est toi qui la vois mais tu fais semblant de pas la voir. Comme tu fais semblant de dormir. Comme tu fais semblant d'être comme papa."

Les médecins passent dans le couloir. Leurs pas font un bruit de pluie sur le carrelage. Emma sort ses crayons de couleur pour les arbres maintenant. Elle en a besoin de beaucoup, parce que les arbres ont plus de couleurs que les gens ne peuvent en voir.

Les arbres sont les plus difficiles à dessiner, parce qu'ils bougent tout le temps même quand ils ne bougent pas. C'est comme grand-père - il est immobile mais à l'intérieur, il coule comme une rivière sans fin.

Emma mélange ses crayons. Le vert sage et le vert qui chuchote. Le marron qui sent la terre et celui qui garde les secrets. Parfois, elle doit fermer les yeux pour trouver la bonne couleur, celle qui correspond aux souvenirs qu'elle n'a pas encore vécus.

"Regarde", dit-elle en montrant son nouveau dessin à grand-père. "C'est toi qui apprends à compter les étoiles. Avant qu'elles aient des noms en anglais."

Les autres enfants à l'école dessinent le temps avec des horloges. Des chiffres bien rangés qui font le tour d'un cercle. Mais Emma sait que le temps ne marche pas comme ça. Il s'étire et se replie comme les branches du grand chêne dans le jardin. Parfois il revient en arrière pour regarder les vieux souvenirs. Parfois il s'arrête, lourd et épais comme l'air avant un orage.

Dans la chambre d'hôpital, les machines font bip-bip comme pour découper le temps en petits morceaux. Emma trouve ça bizarre. On ne peut pas mesurer quelque chose qui n'a pas de début ni de fin.

Elle prend son crayon doré, celui qu'elle garde pour les moments importants. Sur le papier, elle trace le visage de grand-père, mais pas comme les médecins le voient. Elle dessine ce qu'il y a derrière ses yeux : des bibliothèques qui brûlent, des villes qui s'écroulent, des arbres qui grandissent et meurent. Tout ça en même temps.

"Pourquoi tu fais cette tête ?" demande papa quand il revient avec du café.

Emma ne répond pas tout de suite. Les grandes personnes posent toujours les mauvaises questions. Ils veulent savoir "pourquoi" alors qu'ils devraient demander "depuis quand".

À l'école, la maîtresse dit que le temps avance comme une flèche. Emma sait que c'est faux. Le temps est comme l'eau du bain : on peut y mettre les mains et faire des ronds. Grand-père est au centre de tous les ronds.

Son cartable est plein de dessins qui racontent la vérité. Pas la vérité des grandes personnes avec leurs montres et leurs rendez-vous, mais la vraie vérité. Celle qui fait briller les yeux de grand-père comme des vitres cassées quand il les regarde.

Il y a le dessin de la blessure. Pas celle que les docteurs cherchent avec leurs machines qui font des photos à l'intérieur. L'autre. Celle qui brille sous sa peau comme une veilleuse rouge. Emma l'a coloriée avec son crayon couleur sang séché, celui qu'elle n'utilise presque jamais parce qu'il sent le métal et la nuit.

Dans un coin de la chambre, la télévision montre des images qui bougent trop vite. Les informations, papa appelle ça. Emma préfère regarder les murs. Dessus, les ombres racontent des histoires plus vraies. Quand le soleil bouge, elle voit des caravanes traverser des déserts, des bateaux sur des mers disparues, des temples qui montent jusqu'aux nuages.

"Tu veux que je te raconte une histoire ?" demande grand-père.

Emma secoue la tête. C'est elle qui raconte les histoires maintenant. Avec ses crayons, elle dessine ce que grand-père a oublié qu'il se rappelle.

La poupée de la vieille dame, Emma la dessine encore et encore. Chaque fois différente mais toujours la même. Parfois elle a des yeux en boutons noirs qui brillent comme des morceaux de nuit. Parfois son visage est fait de bois très ancien, comme l'écorce du grand arbre sous la fenêtre.

Papa dit qu'elle a trop d'imagination. Les grandes personnes disent toujours ça quand ils ne comprennent pas. Comme si l'imagination était une boîte qu'on pouvait remplir trop. Emma sait que l'imagination, c'est juste une autre façon de voir ce qui est déjà là.

Elle prend son crayon gris, celui qui sent la pluie. Sur le papier, elle dessine le métro. Pas celui d'aujourd'hui avec ses lumières qui font mal aux yeux. Le vrai métro, celui où les gens sont transparents et où le temps fait des nœuds. La vieille dame est assise au fond du wagon, sa poupée sur les genoux. Elle regarde grand-père comme si elle attendait quelque chose.

"C'est qui ?" demande papa en regardant par-dessus son épaule.

"C'est celle qui sait", répond Emma. Mais elle ne peut pas expliquer plus. Les mots des grandes personnes sont trop petits pour certaines vérités.

"Tu dessines beaucoup de personnes âgées", dit papa en fronçant les sourcils. Il ne comprend pas que l'âge n'existe pas vraiment. C'est juste un déguisement que les gens portent, comme les masques à l'Halloween.

Emma prend son crayon noir, celui qui sent les secrets. Elle trace des lignes qui ressemblent à de l'écriture, mais pas comme dans ses cahiers d'école. C'est l'écriture que grand-père connaît, celle qui raconte les premières histoires du monde. Les lignes ressemblent à des petits coins enfoncés dans l'argile.

"Tu fais des gribouillis ?" demande papa.

Emma soupire. Les grandes personnes appellent "gribouillis" tout ce qu'elles ne savent pas lire. Comme ils disent "imagination" pour tout ce qu'ils ne savent pas voir.

Dans son dessin, la vieille dame et grand-père se regardent à travers le temps. Entre eux, il y a tous les arbres du monde. Leurs racines s'entremêlent sous la terre comme des phrases dans une langue très ancienne. Emma utilise tous ses verts pour ça, même le vert qui fait peur, celui qui dort au fond de sa boîte de crayons.

En regardant par la fenêtre de l'hôpital, Emma voit les gens qui marchent. Ils sont drôles, pressés comme des fourmis qui ont oublié où elles vont. Dans son dessin, elle les fait tout petits, avec des têtes penchées sur leurs téléphones brillants. Seul grand-père est grand, comme les arbres. Il ne court pas après le temps parce que le temps, c'est lui qui le porte.

Elle n'aime pas trop l'hôpital. Ça sent le propre qui cache le sale. Les couloirs sont trop blancs, comme si quelqu'un avait effacé toutes les couleurs avec une grande gomme. Mais elle vient quand même, parce que grand-père a besoin de quelqu'un qui sait voir.

"Tu t'ennuies pas à dessiner toute la journée ?" demande une infirmière avec un sourire qui ne monte pas jusqu'à ses yeux.

Emma ne répond pas. Comment expliquer qu'elle n'est pas en train de dessiner ? Elle écrit l'histoire de grand-père, mais pas avec des lettres. Avec des couleurs qui racontent la vérité.

Sur sa nouvelle page, elle dessine la nuit où tout a commencé. Elle n'était pas là, bien sûr, mais ça n'a pas d'importance. Le temps est comme un grand livre : on peut l'ouvrir à n'importe quelle page.

Elle dessine le jardin de Babylone, mais pas comme dans les livres d'histoire. Dans son dessin, les arbres sont vivants, avec des branches qui s'étirent comme des bras pour attraper les étoiles. Le sang de grand-père coule dans la terre, mais ce n'est pas triste. C'est comme de l'eau pour les racines.

À côté d'elle, les machines continuent leur bip-bip stupide. Emma les dessine aussi, mais dans son dessin, elles disent la vérité. Leurs écrans montrent des images du passé, pas des chiffres qui ne veulent rien dire.

"Qu'est-ce que c'est, ces points rouges partout ?" demande papa en lui apportant son goûter.

"C'est les endroits où le temps est troué", explique-t-elle en mordant dans son biscuit. Les miettes tombent sur le dessin, mais ce n'est pas grave. Ça fait comme de la poussière d'étoiles sur le jardin de Babylone.

Elle sait des choses qu'elle ne devrait pas savoir. Comme le nom des constellations avant qu'elles ne changent de nom. Comme le goût de l'air quand le monde était jeune. Comme le bruit que fait le temps quand il se déchire.

"Les docteurs sont bêtes", dit Emma en grignotant son biscuit. "Ils cherchent grand-père à l'intérieur avec leurs machines, mais il est partout à la fois."

Les miettes font comme de la neige sur son dessin. Elle aime bien quand les choses se mélangent comme ça, par accident. Comme quand la pluie fait fondre les couleurs de ses craies sur le trottoir.

"Tu crois que les arbres dorment la nuit ?" demande-t-elle à grand-père.

Il sourit, mais son sourire est fatigué. Emma dessine ce sourire avec son crayon gris, celui qui sent la pluie. Elle dessine aussi tous les autres sourires qu'il a eus avant, quand il avait d'autres noms.

"À l'école, ils disent que le temps c'est comme une ligne", dit-elle en sortant son crayon préféré, le doré. "Mais ils ont tort. Le temps c'est comme mon chewing-gum quand je fais des bulles."

Papa rit. Il croit qu'elle fait des blagues. Les grandes personnes rient toujours quand elles ne comprennent pas. C'est plus facile que d'avoir peur.

Les infirmières lui ont donné des feutres qui sentent la fraise et la banane. Emma préfère ses crayons, ils sentent des choses plus vraies : la terre mouillée, les vieux livres, le temps qui dort.

"Pourquoi tu mets du jaune là ?" demande papa en pointant son dessin.

"C'est pas du jaune", répond-elle en continuant de colorier. "C'est la couleur des souvenirs de grand-père quand ils sont contents."

Elle dessine un arbre avec plein de visages cachés dans les feuilles. Pas des visages qui font peur, juste des gens que grand-père a connus il y a très très longtemps. Tellement longtemps que même lui il croit qu'il les a oubliés.

"Il y a une tache de chocolat sur ton dessin", dit papa.

"C'est pas une tache", explique Emma en léchant ses doigts. "C'est un morceau de nuit très vieille. De quand les étoiles parlaient encore aux gens."

Dans le couloir, une machine fait bip. Emma lève les yeux au ciel. Les machines sont comme les grandes personnes : elles croient que tout peut se compter.

"Tu veux un bonbon ?" demande l'infirmière en lui tendant une sucette rouge.

Emma secoue la tête. Elle préfère dessiner. Les bonbons, ça dure pas longtemps. Les dessins, eux, ils gardent les secrets pour toujours. Comme les arbres.

Sur sa nouvelle feuille, elle dessine la poupée de la vieille dame, mais pas comme une poupée normale. Elle lui fait des yeux qui changent de couleur selon comment on penche la tête. Des yeux qui voient tout ce que grand-père a vu.

"Tu as fait ses cheveux tout gris", remarque papa.

"C'est pas gris", corrige Emma. "C'est la couleur de l'oubli. Mais l'oubli qui se rappelle quand même."

Elle sort son crayon vert, celui qui sent la mousse. Les grandes personnes croient que le vert, c'est juste pour les arbres et l'herbe. Elles ne savent pas que c'est aussi la couleur des secrets très vieux, quand ils commencent à repousser comme des plantes.

"Tu sais papa", dit Emma en suçant son pouce plein de couleurs, "le temps c'est comme mes chaussettes. Des fois il est tout mélangé et on trouve plus la paire."

Elle dessine maintenant la chambre d'hôpital, mais comme elle est vraiment. Pas juste avec des murs blancs et des machines qui font du bruit. Elle dessine toutes les histoires qui sont coincées dedans. Elles flottent autour de grand-père comme des bulles de savon, mais des bulles remplies de souvenirs.

"Regarde", dit-elle en montrant un coin du dessin. "Ça c'est quand les éléphants traversaient le désert avec des maisons sur leur dos. Grand-père était là."

Papa sourit comme font les grands quand ils croient que c'est juste des histoires. Emma hausse les épaules. C'est pas grave. Les grandes personnes, c'est comme les escargots : ils mettent beaucoup de temps pour arriver quelque part.

"Les arbres savent tout ça", murmure-t-elle en coloriant. "C'est pour ça qu'ils sont si calmes. Quand on sait tout, on n'a plus besoin de courir partout."

"Moi aussi je serai un arbre plus tard", annonce Emma en cherchant son crayon marron, celui qui sent le chocolat chaud. "Mais pas tout de suite. D'abord faut que je dessine tout ce que grand-père a oublié qu'il se rappelle."

Elle fait une tache de jus de pomme sur son dessin. Papa veut l'essuyer mais elle l'arrête. "Non ! C'est important. C'est comme les larmes de la dame à la poupée, sauf que c'est pas triste."

Dans son cartable, il y a une boîte à chaussures pleine de dessins. Des dessins du temps d'avant, quand les gens écrivaient sur de la terre molle. Des dessins du temps d'après, quand les buildings toucheront vraiment le ciel. Emma sait que c'est pas dans l'ordre, mais l'ordre c'est que pour les devoirs de mathématiques.

"Pourquoi tu dessines toujours grand-père avec des racines qui sortent de ses chaussures ?" demande papa.

"C'est pas des racines", soupire Emma. "C'est tous les chemins qu'il a marchés avant. Ils le suivent partout comme des petits chiens."

"Les grandes personnes sont drôles", dit Emma en regardant les médecins passer devant la porte. "Ils cherchent grand-père dans leurs papiers, mais il est pas là-dedans. Il est dans les histoires."

Elle dessine le métro maintenant. Pas comme il est pour de vrai, tout gris et bruyant. Elle le dessine comme elle le voit : un grand serpent qui mange le temps. Dedans, les gens lisent sur leurs téléphones magiques sans voir que la vieille dame les regarde en souriant.

"J'ai fait un autre rêve cette nuit", murmure-t-elle à grand-père pendant que papa est parti chercher un café. "Tu étais dans une grande bibliothèque qui brûlait. Tu essayais d'attraper les mots avant qu'ils s'envolent dans le ciel."

Les infirmières passent avec leurs chariots qui font du bruit. Emma les dessine avec des ailes d'oiseaux mécaniques et des yeux qui ne voient que les chiffres.

"Tu sais", dit-elle en léchant son pouce plein d'encre bleue, "des fois je me demande si les grandes personnes sont vraiment réveillées. Ils marchent comme dans un rêve, mais pas un beau rêve. Un rêve tout petit avec juste des montres dedans."

"Les gens dans le métro sont comme des poissons dans un bocal", dit Emma en dessinant avec son feutre noir. "Ils nagent en rond en faisant des bulles avec leurs écouteurs."

Elle dessine la vieille dame assise au fond du wagon, sa poupée sur les genoux. Les autres passagers ne la voient pas, trop occupés à nager dans leurs téléphones brillants. Mais la poupée, elle, regarde tout le monde avec ses yeux qui changent de couleur.

"À l'école, la maîtresse dit que l'histoire c'est ce qui est déjà arrivé", explique Emma en cherchant son crayon violet. "Mais elle se trompe. L'histoire, c'est maintenant aussi. Regarde grand-père, par exemple. Il est plein d'histoires qui arrivent tout le temps."

Papa revient avec son café qui sent le matin pressé. Emma fait une grimace. Elle n'aime pas l'odeur du café, ça sent comme les grandes personnes qui courent après les minutes.

"Tu as encore fait tomber tes crayons", dit papa.

"C'est pas grave. Les couleurs aussi, elles ont besoin de se promener un peu."

"Tu sais ce qui est rigolo ?" dit Emma en suçant son pouce plein de paillettes. "Les docteurs regardent dans leurs machines pour voir si grand-père est malade. Mais ils regardent pas ses yeux. S'ils regardaient ses yeux, ils verraient toutes les villes qui dorment dedans."

Elle dessine la chambre d'hôpital comme une grotte pleine de trésors. Les machines qui font bip deviennent des oiseaux mécaniques. Les perfusions sont des rivières de lumière. Et grand-père, au milieu, est comme une vieille photo qui bouge.

"Hier, dans le métro", chuchote-t-elle comme si c'était un secret, "j'ai vu un monsieur qui ressemblait à un roi. Il avait une couronne en papier journal et un manteau fait avec des sacs en plastique. Les gens le regardaient pas. Mais la vieille dame, elle, elle l'a salué comme un vrai roi."

Papa tape sur son téléphone. Les grandes personnes font toujours ça quand la vérité devient trop grande pour leurs oreilles.

"Les rois d'avant étaient plus beaux", continue Emma en dessinant. "Ils avaient des vraies couronnes qui brillaient comme des morceaux de soleil. Pas vrai, grand-père ?"

"Tu sais quoi ?", lance Emma en balançant ses jambes sous sa chaise. "Les gens ils sont comme mon puzzle de la tour Eiffel. Il manque toujours des morceaux, mais ils font semblant que non."

Elle prend son nouveau crayon, celui qui brille dans le noir. Papa dit que ça n'existe pas, les crayons qui brillent dans le noir. Mais papa ne sait pas regarder correctement.

"La dame du métro, elle a tous ses morceaux, elle. C'est pour ça que sa poupée change de visage. Elle montre tous les morceaux que les gens ont perdus."

Sur sa feuille, Emma dessine la ville vue d'en haut. Pas New York avec ses buildings pointus, mais toutes les villes en même temps. Elles se mélangent comme les couleurs quand elle oublie de laver ses pinceaux.

"Les grandes personnes croient que tout doit être rangé", soupire-t-elle en gribouillant le ciel. "Le passé dans les livres d'histoire, le présent dans leurs agendas, le futur dans leurs plans. Mais le temps, il aime pas être rangé. Il préfère jouer à cache-cache."

"Oh !", s'exclame soudain Emma en laissant tomber son crayon. "Elle arrive !"

Papa lève les yeux de son téléphone. "Qui arrive, ma puce ?"

Mais avant qu'Emma puisse répondre, une silhouette apparaît dans l'encadrement de la porte. La vieille dame du métro, son manteau fait de morceaux d'ombres, sa poupée serrée contre elle.

Les machines s'affolent. Bip-bip-bip comme des oiseaux effrayés. Grand-père devient tout blanc, plus blanc que les murs de l'hôpital.

"Les enfants voient ce que les autres ont oublié de regarder", dit la vieille dame d'une voix qui ressemble au bruissement des pages très anciennes.

Papa ne bouge plus. Il est figé comme dans les jeux de statues à l'école. En fait, tout est figé. Sauf Emma, et la dame à la poupée.

"Tu as fait de beaux dessins", murmure la vieille dame en s'approchant. "Tu as dessiné la vérité."

La poupée tourne lentement sa tête de porcelaine vers Emma. Ses yeux sont comme ceux de grand-père maintenant, pleins de villes endormies et d'étoiles qui ont changé de nom.

"Les dessins racontent mieux que les mots", dit Emma en sortant sa boîte à chaussures. "Vous voulez voir ?"

La vieille dame s'assoit sur le lit d'hôpital, juste à côté de grand-père qui n'a toujours pas bougé. Papa est comme une statue avec sa tasse de café à mi-chemin de sa bouche. C'est marrant, on dirait les photos dans les livres d'histoire.

"Celui-là, c'est quand grand-père avait mal", explique Emma en montrant un dessin plein de rouge et de noir. "Pas mal comme les piqûres. Mal comme quand on a trop de souvenirs et qu'ils veulent tous sortir en même temps."

La vieille dame hoche la tête. Sa poupée aussi.

"Et celui-là", continue Emma en sortant un autre dessin, "c'est la première nuit. Quand le temps s'est cassé."

"Ce n'était pas censé arriver comme ça", dit la vieille dame en touchant le dessin. Sous ses doigts, les couleurs bougent comme de l'eau. "Il n'était pas censé rester bloqué entre deux mondes si longtemps."

Emma acquiesce, comme si elle comprenait tout. En fait, elle comprend vraiment tout.

"C'est pour ça que vous êtes venue ?", demande-t-elle en sortant ses crayons. "Pour réparer le temps cassé ?"

Les yeux de la poupée changent encore de couleur. Maintenant ils sont vieux comme le premier matin du monde.

"Le temps n'est pas cassé, petite", murmure la vieille dame. "Il est juste... emmêlé. Comme les fils d'un pull quand on tire trop dessus."

Emma commence un nouveau dessin. Cette fois, c'est différent. Elle dessine ce qui va arriver, pas ce qui est déjà là.

"Grand-père a peur", dit-elle simplement en coloriant. "Il croit qu'il doit toujours partir. Mais des fois, pour avancer, faut juste rester où on est."

"Tu sais ce que c'est ?", demande la vieille dame en tendant sa poupée vers Emma.

Emma n'a pas peur de la poupée. Elle n'est pas effrayante, juste très vieille et très sage. Son visage change selon ce qu'on a besoin de voir.

"C'est un miroir", répond Emma, concentrée sur son dessin. "Mais pas comme ceux de la salle de bain. C'est un miroir qui montre ce qu'on est vraiment."

La vieille dame sourit. Son sourire fait des plis dans l'air, comme quand on jette un caillou dans l'eau.

"Les médecins cherchent au mauvais endroit", continue Emma en prenant son crayon rouge, celui qui sent le métal. "La blessure de grand-père, elle est pas dans son corps. Elle est dans le temps lui-même."

Le dessin sous ses doigts prend forme. C'est la nuit où tout a commencé, mais vue d'un autre côté. Comme si quelqu'un avait ouvert une porte qui ne devait pas s'ouvrir.

"Parfois", dit la vieille dame en regardant le dessin prendre forme, "quand on essaie trop fort de sauver quelqu'un, on crée quelque chose de... différent."

Emma hoche la tête. Elle comprend. Les grandes personnes compliquent toujours tout avec leurs mots, mais certaines choses sont simples comme un dessin d'enfant.

"C'est pour ça que la poupée change de visage ?", demande-t-elle sans lever les yeux de sa feuille. "Pour montrer à grand-père tous ceux qu'il a été ?"

Les machines continuent leur danse figée. Le café de papa fait de la fumée qui ne bouge pas. C'est comme si le monde retenait son souffle.

"La poupée montre ce qui aurait dû être", répond la vieille dame. Sa voix est comme des pages qui tournent toutes seules. "Et ce qui peut encore être."

Emma sort son crayon doré, celui qu'elle garde pour les choses importantes. Sur le papier, elle dessine quelque chose qui n'est pas encore arrivé mais qui attend son heure, comme une graine sous la neige.

"Les autres enfants à l'école dessinent leur famille devant une maison", dit Emma en traçant des lignes dorées qui brillent presque. "Avec un soleil qui sourit dans le coin et des oiseaux en forme de V. Moi je peux pas. Notre famille, elle est pas comme ça."

La vieille dame regarde par-dessus son épaule. La poupée aussi. Leurs ombres se mélangent sur le papier.

"Tu vois ?", continue Emma en montrant son dessin. "Ça, c'est grand-père avant qu'il devienne grand-père. Et ça, c'est papa avant qu'il soit papa. Et là..."

Elle s'arrête, son crayon en l'air. Sur le papier, quelque chose d'étrange apparaît. Quelque chose qui fait briller les yeux de la vieille dame.

"Tu l'as vu", murmure la dame. Ce n'est pas une question.

"Oui", répond Emma simplement. "C'est pour ça que je dessine tout le temps. Pour pas oublier ce que j'ai vu avant de le voir vraiment."

"Il est temps", dit la vieille dame en se levant. "Temps de lui montrer quelque chose. Mais pas tout. Pas encore."

Emma comprend. On ne peut pas voir toute la vérité d'un coup. C'est comme ses crayons de couleur : il faut les utiliser un par un, pas tous en même temps.

"Les docteurs vont revenir", dit-elle en rangeant ses dessins. "Ils vont faire leurs tests qui servent à rien."

La vieille dame hoche la tête. Sa poupée regarde grand-père avec des yeux qui changent encore - maintenant ils sont comme un ciel d'orage.

Le temps recommence à bouger, doucement. La fumée du café de papa fait des spirales. Les machines reprennent leur bip-bip stupide.

"Vous partez déjà ?", demande Emma à la vieille dame. Mais elle sait que ce n'est pas vraiment une question. Les choses importantes arrivent toujours au milieu, jamais à la fin.

La poupée tourne son visage vers grand-père. Ses yeux sont devenus noirs comme la première nuit du monde. Grand-père tremble un peu, comme les feuilles de ses dessins quand il y a du vent.

"La prochaine fois", dit la vieille dame en s'approchant de la porte, "ce sera dans le métro. Là où les voix mortes parlent encore."

Emma hoche la tête. Elle sort une nouvelle feuille, la dernière de son carnet. Elle dessine quelque chose qu'elle n'avait jamais osé dessiner avant : le wagon de métro où tout va changer. Pas aujourd'hui. Pas demain. Mais bientôt.

Le temps se remet à couler normalement. Papa cligne des yeux, comme s'il sortait d'un rêve.

"Tu as dit quelque chose, ma puce ?"

Emma sourit, continue de dessiner. Les grandes personnes sont drôles. Elles pensent toujours que les choses importantes font du bruit.

 

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