Chapitre 2 - La cape nébuleuse

Par Azurys

— ...ainsi, selon l’œuvre du Dr. Bernard Berger-Freyermut, célèbre mécanicien spécialiste en exo-végétaïque du VIIIe siècle, « chaque pousse à base uniracinaire ou à plant unique serait susceptible d’une réaction de rejet immédiat au contact d’un alliage non traité ».

— Bien, merci Inès. Armand, reprenez.

Les voix d’élèves se succédaient dans un sermon plus qu’éternisant, et même les métaux présents dans la pièces finirent par adopter un état de lassitude. La source derrière les vitraux était puissante, si puissante que rien n’y échappait jamais. Honorine ne pouvait qu’imaginer l’ennui éternel qui s’éprenait des orgues et des plaques de cuivre qui composaient les murs. D’un élan à la limite du contrôlé, elle dégagea sa propre énergie magique, à travers ses jambes, puis le sol, et fit tournoyer son pouvoir à travers le métal. Tout cela sans un bruit, sans attirer l’attention de quoi que ce soit, si ce n’est celle de Dame d’Ambroisie dont rien n’échappait à l’oculaire mécanique.

L’institutrice fit preuve de contrôle et se contenta d’un regard réprobateur pour l’élève. Cette-dernière, à son plus grand étonnement, remarqua une once de sympathie quelque part dans l’œil organique de sa professeure.

« Une femme de sa puissance ne peut que me comprendre », s’intima la jeune élève. Ses yeux s’attardèrent davantage sur les décorations de sa professeure. Une dizaine de médailles tintantes dévalaient son caban mauve cintré, du col jusqu’au nombril. Mais pourquoi faire ? L’académie n’était sujette à aucun protocole vestimentaire, encore moins en terme de bijouterie. Seuls les élèves étaient obligés de revêtir par dessus leurs habits la fameuse cape académique, tissée en un interminable fil de lin blanc cassé et scindée en queue de pie. Encore plus surprenant : pourquoi donc Dame d’Ambroisie portait-t-elle un béret ? Il était plus que rare de croiser des femmes à chapeau dans cette région, cela finissait toujours par attirer l’attention. A cela, la nouvelle institutrice n’y manquait pas. Que cachait-elle derrière cette avalanche de mauve dont seul le cintrage laissait transparaître une once de sa réelle silhouette ? La peau de son corps était-elle seulement blanche, en-dessous de son visage ?

— Élèves, rangez vos affaires. Bien que je sois rassurée au sujet de vos compétences, nous avons encore du chemin à faire. Votre prochaine leçon prendra place dans trente-huit minutes à la verrière astrologique avec Monsieur Delcourt. Trente-sept minutes, maintenant. Filez.

Dans un essaim de petits pas, la vingtaine d’élèves se précipitèrent vers l’immense porte, qui les avala dans un profond grondement. Honorine sortit en dernier, les trente-sept minutes la séparant de sa prochaine leçon (trente-six, maintenant) lui laissaient amplement le temps de saluer tout le métal qui l’entourait. Aussi, bien qu’elle refusait de se l’avouer, elle espérait que la mystérieuse institutrice l’interpelle avant qu’elle ne franchisse la porte, à la manière d’un stimulant scénario de roman. La dame en mauve n’en fit rien, trop occupée à se recueillir face à la source bleue. A peine une courte seconde avant que la porte ne se scelle derrière Honorine, une profondissime note d’orgue retentit dans la salle aux orgues. Puis, le silence. Ou plutôt, le calme, car la vingtaine d’élèves occupait désormais le hall suspendu, partageant en-cas et discussions inquiétées.

— C’t’une drôle de prof, chuchotait Camilla, une barre de céréales à la main. Je l’aime bien, j’ai l’impression d’être tirée vers le haut. J’ai juste un peu peur pour mes notes.

— Tu dérailles complètement ma parole, lui répondit Ernest en manquant de peu le banc sur lequel il rejoignait sa camarade. Elle a jeté Sylvain dans les Limbes, t’as déjà oublié ?

— Des froussards pareils, on en fait plus ! J’y ai moi-même fait un tour dans les Limbes, lança la petite au carré blond, non sans un certain orgueil. Une côte cassée, et puis c’est tout. Vous tirez tous une tête ! Comme s’il était clamsé, le Sylvain.

— Arrête, Camilla, rétorqua une voix sérieusement enrouée avant d’engager une quinte de toux. On sait que Sylvain n’était pas ton pote, mais t’as quand même le droit de te faire du soucis pour sa santé. Cette cinglée en mauve pourrait envoyer n’importe quel élève dans les Limbes, maintenant qu’elle l’a fait une fois.

Percutio s’agenouilla devant les deux interlocuteurs, une barquette de riz blanc à la main. Ce pauvre jeune homme aux nombreuses balafres avait été recueilli par l’académie elle-même, alors que son corps de nourrisson manquait de se noyer sous une pluie diluvienne au fond d’une flaque. Cette nuit-là, une dizaine de minutes de plus et Percutio n’existait plus. Il avait hérité de graves séquelles sur sa santé physique qui le suivaient encore aujourd’hui. De ce fait, Honorine l’admirait. Ce jeune homme avait grandi dans un milieu magique et en avait hérité le caractère mystérieux. Mais aujourd’hui, la jeune fille aux cheveux platines n’avait pas envie de discuter. Malheureusement, sur sa route vers la solitude, la voix à peine muée d’Ernest l’interpella.

— Tiens, Honore ! Toi, t’en penses quoi de la prof ? J’ai bien vu que vous échangiez mille regard là bas, dans la salle aux orgues. Tu la connais ?

Dépitée, Honorine tourna les talons vers le petit groupe. Voir tous ces élèves ronger leur en-cas ne l’aidait pas à oublier qu’elle n’avait rien pour se sustenter elle-même.

— J’en pense qu’elle est très belle.

Les joues de Camilla gonflèrent, à deux doigts d’expulser une salve de noisettes. La bouche d’Ernest s’effondra jusqu’aux Limbes, et Percutio s’anima d’un rire visiblement très éreintant pour sa propre gorge. Honorine n’avait d’yeux que pour ces trois-là, mais il était évident pour elle que d’autres élèves la dévisageaient à cet instant précis.

— Non, sérieusement, interrogea la voix enrouée en se frottant péniblement le cou.

— Très belle, et sans aucun doute très amicale, aussi. Et non, je ne la connais pas.

Les lèvres de Camilla se tordirent dans une grimage étrange, entre amusement et confusion absolue.

— Cette drôle de dame t’a réprimandée par trois fois, peut-être quatre, puis n’a jamais levé sa surveillance de ta tête, et tu arrives toujours à lui trouver du positif ?

— Tu dérailles, conclua Ernest en croquant dans un pain au lait.

— Eh bien à nous deux nous formons un train, plaisanta la concernée en souriant faussement à Camilla.

Les trois interlocuteurs s’amusèrent en chœur, puis Honorine prétexta une migraine pour partir s’isoler.

La prochaine leçon prenait place dans la verrière astrologique, et c’est tout ce qui important pour la jeune fille. Imaginer cette immense structure en bois de marbre enveloppée du ciel, seulement le ciel, c’était aussi une bonne manière d’oublier la faim qui tordait son estomac. Bien qu’elle n’avait aucunement envie d’échanger, elle se rendit dans le vestibule de l’académie où, elle le savait, Tenailles avait l’habitude de prendre sa pause.


 

Tout en bas de l’escalier à succession mécanique, face aux six gigantesques piliers maintenant la haute voûte du vestibule, les automates ne laissèrent pas passer l’élève. Pour cause, ces deux étranges systèmes orbitaux d’électrum enveloppés dans un nuage de magie à forme humanoïde avaient pour seule mission de réguler le passage des élèves selon leurs heures de cours. En l’occurrence, Honorine n’était pas autorisée à quitter l’établissement, ce à quoi Tenailles, qui se tenait justement assis sur une banquettes du vestibule, remédia en adressant aux deux automates une tape de sa cane de platine.

— J’attendais ta venue, jeune fille !

Les yeux cuivrés du mécanicien adoptèrent une forme plus chaleureuse encore que la flamme d’une cheminée. Son tricorne avait été troqué pour une dizaine d’épingles en bois, maintenant ses cheveux d’un brun chatoyant vers l’arrière, jusqu’à sa nuque.
Lançant sa cape encombrante dans son dos dans un scintillement de lueur lunaire, l’homme entreprit de fouiller son grand sac, digne d’une hotte.

— Ouvre ton sac.

D’un mouvement vif et dissimulé, Tenailles fit glisser une drôle de sphère emballée dans du papier journal directement dans le sac d’Honorine.


 

Le catalyseur.


 

— Pas un mot à d’Ambroisie, entendu ? Et ne dévoile pas ça aux automates non plus. Le mercure est très mal vu dans cet établissement. Compris ?

— Compris. Mais je ne comprends toujours pas ce que c’est.

— L’orbe que je t’ai confié contient un petit noyau de mercure extrêmement pur. La paroi de cristal qui l’entoure permet de te protéger de son contact direct, tout en le conservant à très basse température grâce à un petit tour que je garde pour moi. Lorsque tu utiliseras ton or à usage médical, le mercure servira d’intermédiaire entre toi et le sujet, ce qui devrait grandement te faciliter la tâche.

— Et pourquoi me fais-tu ce cadeau ?

Un clin d’œil rayonnant anima le visage de Tenailles, qui réarrangea sa cape puis resserra une épingle près de son oreille. Honorine était toujours incapable d’estimer son âge, elle pouvait le considérer comme un jeune de la dernière génération tout comme un sage d’une centaine d’années.

— Parce qu’il n’y a qu’à toi que je peux faire ce genre de cadeaux. Bon ce n’est pas tout, mais j’ai du travail à compléter. Et toi, une pause de laquelle profiter.

Le mécanicien fouilla une dernière fois son sac, déposant dans les mains confuses d’Honorine un bol en bois fermé, visiblement rempli de nourriture. Après avoir adressé une seconde tape aux automates, les escaliers le menèrent d’eux même jusqu’au hall, dans un succession de mouvements ascendants se révélant sous ses pieds. Et alors que la silhouette de cet extravagant vieux jeune homme s’estompait dans la hauteur du hall, une effluve s’échappa de la boite en bois : du café. Un tiramisu au café.

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blairelle
Posté le 30/08/2023
J'aime bien l'ambiance « élève qui se fait chier dans un cours ennuyeux » !
Par contre je n'ai pas compris : c'est la pause déjeuner (et elle doit sauter un repas) ou c'est le goûter ?
Azurys
Posté le 31/08/2023
Heureux que ça te plaise, je suis actuellement en train de travailler sur son personnage.

Les leçons de magie prennent place du soir à la nuit, donc on peut appeler ça une "pause collation" (:
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