Chapitre 3 - Enquêter

Par Azurys
Notes de l’auteur : Quelque chose, pour sûr, ne tourne pas rond avec la disparition de Sylvain. Quelle mouche a bien pu piquer Dame d'Ambroisie, si ce n'est la pure folie ?

La porte de la verrière astrologique, à taille humaine contrairement à toutes les autres portes des salles de leçon, offrait le plus splendide des spectacles lumineux de l’académie.
Son encadrement, tout d’étain oxydé, renvoyait les rayons de lune du puits de lumière avec une ferveur exemplaire dans un halo éthéré.
Située en haut du titanesque cylindre emmurant le hall suspendu plus de cent mètres en-dessous, la verrière était la salle préférée de nombre d’élèves. Pour cause, traverser cette petite porte à battants argentée et finement gravés de motifs stellaires revenait à changer de monde le temps de quelques heures. Un monde où le se sol n’est plus que le socle de votre corps, un monde ou le ciel se présente enfin sous son profil le plus authentique.

Le pas de la porte donnait sur l’immensité de la verrière, son sol au carrelage d’argile blanc moulé, sa spirale de tables toujours poussiéreuses, ses quatre éviers argentés disposés à chaque point cardinal. Aucun artifice, aucune babiole, hormis les petits encriers disposés minutieusement sur chaque table.

La verrière se composait d’une voûte en cristal incrusté d’aluminium de près de vingt mètres de haut à son point culminant, soutenue par son impressionnante structure de bois de marbre. La géométrie de ces poutres était si harmonieuse, on pouvait se croire au cœur d’une cage thoracique géante. Honorine ne pouvait s’empêcher de faire pulser sa magie d’or à travers les milliers de points d’aluminium dispersés dans le cristal, ce que le professeur laissait toujours faire avec un air attendrissant. M. Delcourt n’avait certainement rien à voir avec Dame d’Ambroisie. Puis, après tout, à quoi pouvaient-ils bien servir d’autre, ces points métalliques ?

— Prenez place, vibra le professeur en fermant délicatement les portes argentées.

Dès que les battants s’embrassèrent, un étrange phénomène embruma la verrière. Seulement après quelques secondes, la brume se dissipa : les tours et les bâtiments administratifs de l’académie, que l’on voyait pourtant dépasser par tous les sens il y a de cela dix secondes, avaient disparu. Seul le ciel restait, avec sa cargaison d’un million d’étoiles. Peut-être plus. Certainement plus.

La vingtaine d’élèves prirent place dans le cœur de la spirale de tables, autour du bureau central du professeur. Les étoiles étaient si nombreuses et lumineuses que même la lueur lunaire ne se démarquait plus. Le professeur rejoignit sa place à son tour, au centre du bureau circulaire lui-aussi en bois de marbre d’un brun profond et brillant.

M. Delcourt était considéré par beaucoup d’élèves comme un lunatique, et pas seulement pour le jeu de mot. Ses connaissances et ses compétences en magie astrologique étaient si pointues que rien ni personne n’avait jamais réussi à y soulever une erreur, pas même les parrains les plus hauts placés de l’autorité magique et mécanique. Souvent même, il était impossible de comprendre le contenu de ses pensées. Lors du premier jour de leçon de la classe d’Honorine, il connaissait déjà par cœur le prénom de chaque élève sans même les avoir rencontrés auparavant. Il l’avait demandé aux étoiles.

— Que l’un de vous se désigne pour prédire le programme du jour.

Une bordée de doigts s’éleva vers le ciel comme un coup de mortier.

— Ernest, allez-y.

Ce-dernier s’exécuta immédiatement, courageux malgré ses nombreuses hésitations et erreurs ponctuées de « heuuu », « enfin, non,... ». Honorine, elle, analysait les réactions du professeur.

Comme d’habitude, elle n’y voyait rien. Non pas que M. Delcourt était dénué d’expressions, mais ses yeux, une fois dans la verrière, prenaient cet éclat cristallin si brillant qu’il était difficile d’y lire quoi que ce soit. Ses courts cheveux blancs, ondulés comme de la poudreuse sous le vent, évoquaient une puissance qui empêchait Honorine d’exercer sa magie d’or sur lui malgré l’envie qui la tiraillait. Elle voulait savoir : qu’est-ce que peut bien ressentir cet homme dans cette pièce ? De toute évidence, ce dernier se rendait compte de cette curiosité mal placée : l’éclat de ses yeux se déporta lentement vers ceux de la jeune fille, plissant ses fins sourcils blancs comme pour invoquer l’ordre.

—… et pour finir, à la fin du cours, on devra… on devra choisir des étoiles avec notre lunette, et… non, choisir une seule étoile avec notre lunette et saisir l’information qu’elle propage.

Le professeur se racla la gorge avec distinction, tout en inscrivant dans un carnet désordonné les paroles d’Ernest. Après une courte minute de comparaison avec la page d’à côté, il claqua les pages entre elles avant de lever des yeux insaisissables à l’élève.

— Un peu décousu, un peu flou, mais je crois que tu n’as rien oublié. Ou presque.

Levant sa tête vers le ciel dans une posture pieuse, l’instituteur semblait remarquer un élément perturbateur dans les astres. Ses lèvres émirent une vibration à peine perceptible, puis sa voix monotone et grattante scinda le silence à nouveau.

— Sylvain arrivera en retard aujourd’hui. Dans une dizaine de minutes. Quelqu’un sait ce qui lui est arrivé ? Je l’ai pourtant aperçu ce matin.

Ernest prit la parole à nouveau, profitant de l’avoir eue il y a une minute. Son ton était passé de studieux à implorant.

— La remplaçante l’a jeté dans les Limbes car il avait échoué à un exercice, monsieur.

— Bon, c’est une circonstance atténuante. Débutons la leçon du jour, si vous le voulez bien.

Malgré les apparences, M. Delcourt n’était en aucun cas indifférent à cette nouvelle. Son sourcil se souleva discrètement au mot « remplaçante », mais rien de plus ne parut. Au même moment cependant, il souleva lentement ses deux mains comme pour commander un crescendo, ce à quoi un vrombissement omniscient répondit. Des lunettes astrologiques survinrent de sous chaque table dans un mouvement rotatif, se positionnant au dessus de la tête des élève. Montées sur des rouages de cuivre simplissimes, leur ascension synchronisée était toujours une merveille à observer. Comme un ballet de machines.

Mais observer au travers de ces lunettes cristallines était plus merveilleux encore : des centaines de milliers d’étoiles supplémentaires s’ajoutaient à la fresque déjà grouillante de scintillements qui tapissait le ciel.

— Localisez tous une étoile de classification Ansuz. Si vous n’en trouvez pas, partagez la lunette de votre voisin et coopérez.

Pour la première fois aujourd’hui, Honirine fit preuve de bonne volonté. Rien ne la révoltait sous la verrière, toute son attention était disponible.
Elle localisa une étoile Ansuz en deux minutes, parmi les élèves les plus lents. Peu importe, elle n’excellait pas en astrologie. En réalité, ce qui l’intéressait réellement, c’était de savoir où en était Sylvain dans son ascension des Limbes. Etait-il seulement capable de marcher ? A peine arriva-t-elle à le localiser grâce à l’étoile que M. Delcourt coupa court à sa vision.

— Honorine, ne commencez pas à papillonner si tôt dans la leçon. Sylvain sera revenu d’ici cinq minutes. Si vous êtes si impatiente d’effectuer une vision, décrivez-nous ce qui se passe chez vous à l’instant. Allez-y.

Une armée d’yeux curieux et multicolores se tournèrent vers elle, elle avait l’impression d’être une miette de pain au beau milieu d’une serre à oiseaux. Les soldats de la honte. Sa longue tresse platine lui servit d’écharpe pour masquer un maximum son existence.

— Je… préférerais ne pas le faire, monsieur.

Les yeux étoilés du professeur étaient sûrement les plus perçants de toute l’assemblée, à ce moment précis. Malgré tout, leur puissance s’atténua dans une douceur imprévisible.

— Bien, Reynold, essayez-donc.

— Oui monsieur. Chez moi, je vois… l’âtre de la cuisine qui crépite de sa chaleureuse magie. La nourrice prépare à manger, un ragoût de légumes. Dans le salon, je vois…

Durant cette présentation fort intéressante, M. Delcourt s’écarta enfin de la table d’Honorine, lui laissant la place d’expirer pour deux. Les regards s’étaient tournés vers Reynold, son voisin de table. Elle se faisait toute petite, désormais.

Alors même que le jeune homme décrivait la situation dans sa pièce à vivre (sa mère assise devant la cheminée lisait un journal sur les cultures de jardin recommandées pour cette fin d’année), deux coups se firent entendre au travers de la porte brillante. Ces coups furent dupliqués trois fois par la structure en bois de marbre, faisant finalement résonner et vibrer aussi bien le cristal de la verrière que les tables au sol, que les quatre éviers aux bords de la pièce, que les lunettes astrologiques au-dessus des têtes. Le professeur interrompit l’élève dans la description de sa vénérable mère couverte de bijoux et de satin, puis rejoint la porte d’un pas retentissant. Cette-dernière s’ouvrit d’elle-même à son approche, déréglant l’illusion qui dissimulait les tours et les bâtiments administratifs. Le rêve s’embrumait.

Sylvain se tenait sur le pas de la porte, couvert de suie, de poussière et de minuscules insectes.

Visiblement épuisé et luisant de sueur, sa posture était pourtant la plus droite possible et paraissait comme un piquet planté pour soutenir l’encadrement de l’entrée. Sans un mot de personne, il rejoignit sa table, tête baissée sous le regard interrogatif du professeur.

Et la leçon reprit de plus belle. Personne, pas même ses voisins de table, ne s’intéressaient à Sylvain malgré son air battu et affamé. Honorine ne comprenait plus rien. Ses camarades n’avaient cessé de remuer leur inquiétude pendant la dernière pause, alors d’où venait cette négligence collective ?
Elle comprit rapidement en remarquant Camilla se tendre de tout son corps jusqu’au cheveux, juste à droite de Sylvain, ses yeux rivés sur le sol comme si les dalles d’argile étaient les plus merveilleuses que la terre ait porté. Non, les autres ne négligeaient rien : ils n’osaient simplement pas intervenir. Un malaise s’était installé, et même M. Delcourt peina à s’approprier l’attention générale. Ainsi, c’est lui-même qui décida de désamorcer la situation pour le bien collectif. A sa manière.

— Sylvain… j’aurais du vous le proposer plus tôt, mais les douches des professeurs sont à votre disposition. Dites que vous venez de ma part.

— Merci, professeur.

Sur ces mots prononcés sur un ton calme et complètement décalé, l’élève quitta la pièce sans même avoir déposé ses affaires, toujours aussi droit et insondable. Ses bottes souillèrent l’argile du sol par de vilaines traces noirâtres, mélange de boue, de poussière et d’on-ne-sait-quoi d’autre. Effectivement, l’ambiance avait bien été allégée par ce départ, cependant cela ne prenait pas avec Honorine. Au contraire, sa magie d’or pulsait dans tout son corps jusqu’à une petite parcelle du cristal de la verrière au dessus de sa tête. Son émotion ne passait absolument pas inaperçue, elle faisait même guise de lampadaire.

Elle devait parler à Sylvain. Elle était inquiète. Quelque chose n’allait pas avec cette mauve remplaçante. Elle n’avait pas simplement projeté un élève dans les Limbes par frustration, c’était autre chose.
La magie d’or pulsa à travers une plus grande de parcelle de cristal encore. Son activité était telle qu’un vrombissement menaçant retentissait à chaque vague d’énergie, au rythme d’un coeur. Honorine tâchait de rester la plus sérieuse possible en apparence, mais son intérieur ne pouvait pas se contenir. M. Delcourt, aussi inquiet pour son élève que pour l’intégrité de la verrière, interrompit à nouveau la leçon alors que Reynold se plaignait du chien qui venait d’alléger sa contenance sur le tapis familial.

—Honorine, désirez-vous prendre l’air ?

—S’il vous plaît.

Un hochement de tête, il n’en fallut pas plus à la jeune élève pour déguerpir. Les soldats de la honte ne lui faisaient plus ni chaud ni froid. A nouveau engouffrée tout en haut du hall suspendu, à des centaines de mètres de ces fichues Limbes, elle se sentait brûlante. La magie lui étirait les organes, lui parcourait les veines bien trop vite. C’était douloureux. Mais que fallait-il faire pour se calmer ?


 

Aller parler à Sylvain ?

Ou confronter Dame d’Ambroisie ?


 

Si réellement cette remplaçante était en tort quelque part, elle aurait alors déjà prouvé sa capacité de manipulation et d’hypocrisie. Honorine avait fini par lui faire partiellement confiance, à la fin de la dernière leçon. Elle avait même ressenti chez elle une familiarité nouvelle. Elle ne voulait pas tomber des nues. Et Sylvain avait besoin d’être soigné.

Avec une agilité féline, Honorine s’empressa de rejoindre le dernier étage du hall, juste en dessous du puits de lumière qui, à cette hauteur, ressemblait plutôt à un portail dimensionnel du genre que l’on voyait dans les livres illustrés. Elle croisa le chemin de deux automates d’électrum qui la laissèrent passer sans même broncher. Pourquoi ? Cela importait peu.

La dernière porte, sobrement composée de bois verni, se présenta enfin au bord du couloir. Honorine jeta un coup d’œil par-dessus la rambarde qui la séparait du hall principal et des Limbes, encore plus bas. Quelle idée de construire aussi haut ?
Elle aperçut le haut de la verrière astrologique se dresser au-delà du puits de lumière, à l’opposé de sa position. Y percevoir le résidu de sa magie d’or, coincé dans le cristal, l’encouragea à pousser cette porte.

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Papayebong
Posté le 06/01/2024
Je voulais attendre de lire plusieurs chapitres avant de donner mon avis à chaud.
J'aime beaucoup l'univers que tu dépeint, même s'il n'est pas toujours facile de visualiser l'environnement. Le rythme est agréable et je commence à plonger dans l'intrigue.
Concernant les personnages, j'aime beaucoup le "vieux/jeune" Tenaille. Mais je ne comprends pas comment Honorine fait pour "accepter" la remplaçante aussi rapidement ou alors c'est une forme d'indifférence.
Je continue ma lecture !
Azurys
Posté le 08/01/2024
Ravi que ce texte te plaise Papayebogn (: J'espère que la suite te plaira tout autant.

Il est vrai que le début de mon histoire n'est pas au top niveau développement, je vais trop vite sur certains points (notamment l'acceptation de la remplaçante) et trop lentement sur d'autres. C'est un point que je tends à améliorer à force de relectures.
blairelle
Posté le 18/09/2023
Salut, c'est chouette de voir la suite et un début d'intrigue.
Donc Sylvain vient de sortir des Limbes et il est couvert d'araignées ?
Et sinon je me demande beaucoup ce qui se passe chez Honorine, pour qu'elle n'ait pas à manger et qu'elle refuse de décrire cela en cours d'astrologie.

Quelques fautes d'orthographe, dont notamment
Comme un balais de machines. => je pense que tu voulais parler d'un ballet de machines
Azurys
Posté le 19/09/2023
Merci pour le commentaire ! J'ai beau adorer écrire, je ne suis pas un écrivain très rapide donc les suites arrivent au compte-gouttes...
J'essaie effectivement de me lancer enfin dans des intrigues intéressantes. La conception d'un scénario est pour moi un obstacle massif, et c'est majoritairement sur ça que je travaille en ce moment. Les conseils snt les bienvenus.

Le type d'insectes qui grouillent sur Sylvain n'a pas d'importance, c'était surtout un indice sur l'état des Limbes.

Et merci pour la faute d'orthographe bien honteuse que tu relèves ! La relecture n'a pas suffi. Je vais corriger tout cela.

Bonne lecture et écriture !
blairelle
Posté le 19/09/2023
Les araignées ne sont pas des insectes !!

Et question scénario, je ne suis personne pour te conseiller, pour être honnête la première version du Voyage d'étincelles, mes personnages devaient partir livrer une lettre dont je ne connaissais moi-même pas le contenu...
Azurys
Posté le 19/09/2023
Oh je suis le premier à le savoir ! j'adore les insectes, c'est un abus de langage. Et il n'est pas question d'araignées dans le texte.

C'est aussi ça l'écriture (: se faire voyager soi-même sans trop savoir où. J'ai hâte de voir où ton texte nous amène.
blairelle
Posté le 19/09/2023
Ah mais oui au temps pour moi j'avais des toiles d'araignée et leurs occupantes dans la tête mais ce sont des insectes et pas des araignées
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