Elle sortirent du paysage funèbre par une fissure, visiblement aménagée de longue date dans la benne qui servait à accueillir les corps. De là, les environs reprenaient leur allure d'hôpital aseptisé. Elle progressèrent en file indienne, rasant les murs de couloirs démesurés. Quel genre de machinerie infernale pouvait bien passer par ici pour nécessiter un tel déploiement d'espace ? À vrai dire, après tout ce qu'elle avait vu aujourd'hui, elle n'était pas sûre de vouloir connaître la réponse.
La tignasse rousse qui s'agitait devant son nez brillait de mille reflets cuivrés qui leur donnait un aspect presque surnaturel. Elle se perdit quelques instants dans la contemplation de ces boucles trop parfaites pour être vraies. Soudain, rompant avec l'impression de fluidité qui se dégageait de la démarche de l'inconnue, ladite tignasse rousse entre brutalement en contact avec son nez. La fée - elle avait encore du mal avec cette idée - qui lui servait de guide venait de se figer soudainement. Elle lança un bras vers l'arrière pour lui saisir vivement le poignet de ses doigts inhumainement fins. E. n'avait pas besoin d'un dessin pour comprendre que cela signifiait qu'il lui fallait se tenir tranquille. Une pensée totalement annexe en cet instant fusa en elle. Pourquoi ne parvenait-elle toujours pas à se souvenir de son prénom ? C'était comme s'il ne restait en elle que cette unique lettre, gravée au fer rouge au cœur de sa mémoire défaillante. Elle nota aussi avec un certain détachement qu'une agréable odeur de pêche se dégageait de la chevelure de ce qu'elle supposait être sa compagne d'infortune.
Elles se trouvaient à une jonction de couloirs, tapies à l'angle, de sorte qu'on ne pouvait les apercevoir en passant dans l'autre gigantesque corridor. D'un seul coup, E. saisit à la fois pourquoi la fée lui avait saisi la main et l'explication à la taille démesurée des couloirs. Des jambes de la taille d'une petite falaise venaient de croiser leur route, indifférentes à leur présence minuscule. Elle les regarda passer et émit un léger gloussement nerveux, comme si elle était en train de regarder une mauvaise comédie dramatique. Elle s'attira aussitôt un regard courroucé de la petite rousse qui tourna vivement la tête vers elle, un doigt posé sur les lèvres. Heureusement, les énormes jambes continuèrent leur chemin sans les entendre. Bien sûr, E. se doutait qu'il devait bien y avoir le reste d'un être humanoïde au bout de ces jambes, mais elle peinait à accepter la réalité de tout ce qu'elle voyait depuis que tout avait basculé, quelques heures auparavant.
Sans lui laisser le temps d'analyser davantage la situation, la fée repris une marche vigilante. Elle jetait de petits coups d’œils réguliers derrière elle pour vérifier que E. suivait toujours, ce qui commença à agacer cette dernière. Comme le monde entier avait tendance à l'agacer en temps normal, elle se dit que c'était surement bon signe. Lorsqu'elle fut sûre que personne d'autre ne s'apprêtait à traverser ce foutu couloir, elle l'entraîna à sa suite, souleva une grille sur le sol et l'invita à s'y glisser avant elle.
E. s'engouffra dans la béance avec une confiance toute limitée, mais retomba sans encombre sur ses pieds de l'autre côté. Elles cheminèrent ensuite le long de corridors étroits. Sans doute minuscules, en réalité, puisqu'ils étaient à leur taille, songea E. en frissonnant tandis qu'elle commençait seulement à envisager ce basculement majeur de sa réalité. La petite fée rousse lui fit enjamber des tuyaux escalader des échelles bricolées, passer par des trous, des trappes aménagées dans des parois rouillées… Il lui semblait que leur trajet semé d'embuches en tout genre n'allait jamais prendre fin. Pourtant, au moment où elle commençait à se dire que l'objectif de sa guide était peut-être bien de la perdre au fin fond des entrailles de cette usine de malheur, elle stoppa brutalement sa course folle. Les boucles cuivrées vinrent à nouveau chatouiller le nez de E., et elle grommela un son inarticulé. Elle n'était, de manière générale, pas une grande adepte du contact humain, et ce même si l'humain en question ne l'était plus tout à fait.
À l'instant où elle songeait à évacuer tout le stress accumulé ces dernières heures sur l'infortunée fée qui avait eu le malheur de la sauver du charnier, celle-ci s'écarta pour tendre les bras vers un amoncellement de bric et de broc qui formait manifestement une entrée.
"Tadam ! Bienvenue au village des fées cassées !" s'exclama-t-elle, transfigurée par le soulagement évident qui venait de se peindre sur son visage de poupée à l'idée d'être revenue au camp de base. Pouvait-on vraiment appeler village ce lieu qui ressemblait davantage à un tas d'ordure qu'à un assemblage d'habitations ? Les fées, puisqu'à l'entendre, il devait y en avoir plusieurs, avaient entassé en travers de la tuyauterie qui servait de couloir tout ce qui avait dû leur tomber sous la main pour ériger un semblant de mur d'enceinte. Des pièces de métal en tout genre, de la monnaie, des morceaux de tissu fixés au plafond… Un trou béant avait été laissé dans la structure pour former ce qui devait être une porte. Au dessus, exposées comme un trophée de chasse surnaturel, des ailes de fées irisées avaient été clouées fièrement. E. se demanda avec un frisson d'où -ou de qui- elles pouvaient bien provenir… La petite rousse suivit son regard, et ses yeux verts lumineux s'assombrirent un peu, suivant la ligne de son sourire qui s'était affaissé.
"Ouais, ça fait un peu morbide, hein ? Certaines d'entre nous supportent tellement mal le fait d'avoir été modifées… modifiées, qu'elles préfèrent s'arracher leurs ailes elles-mêmes. Sacha a insisté pour afficher les siennes ici. Même si je n'arrête pas de lui dire que ça n'est pas de très bon goût, elle n'a jamais rien voulu étendre… Entendre."
Modifiées. Le mot frappa E. de plein fouet. Bien sûr, elle n'était pas idiote au point de croire qu'elle n'avait pas reçu des modifications semblables à celles qu'elle pouvait observer sur sa guide, mais elle n'avait pas exactement eu le temps de détailler son corps pour évaluer les dégâts, jusqu'à présent. Son cœur se serra dans sa poitrine. Jusqu'à quel point avait-on fait intrusion dans son bastion corporel ?
La fée aux yeux verts dut noter son trouble, puisqu'elle se remit à babiller de plus belle, sans doute pour lui changer les idées.
"Moi, c'est Clo. Pour Clochette. Oui, je sais, pas terrible de reprendre son nom de série hein… Mais je ne me souvenais plus de mon prénom, comme pas mal de gens ici et avant que je n'ai eu le temps de trouver autre chose, hop, l'habitude était prise. Et toi, tu te souviens de ton prénom ? "
Avant qu'elle n'ait eu le temps de l'en empêcher, Clo s'approcha dangereusement de sa zone de confort et rabattit une de ses mèches derrière son oreille. Elle effleura du bout du doigts la chair délicate du haut de son cou, juste derrière l'oreille.
"Ethel… Je ne connais pas cette série, mais ça fait un bon moment maintenant que je suis ici, alors ça doit être un des derniers modèles à la mode. Mais tu préfères peut-être qu'on ne t'appelle pas comme ça ?"
Elle parlait de son corps comme s'il s'agissait d'une production en série avec une telle facilité… Elle sentit une vague d'énervement monter en elle, qu'elle réprima. Après tout, Clo n'y pouvait rien si elle avait atterri ici.
"Nan, c'est bon. Ethel, ça sera très bien." En plus, ça commence par un "E", ajouta-t-elle en son fort intérieur.
"Bon, allez, viens. Je te préviens, il n'y a que moi qui appelle cet endroit le village des fées cassées. Les autres n'ont jamais validé le nom ! Pourtant, ça le rend un peu plus sympathique, je trouve…"
Ethel franchit le seuil surmonté des ailes arrachées sans un mot. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une curiosité morbide au sujet de son propre corps. À quoi ressemblait-elle, désormais ? Était elle encore… elle ? Comme si elle avait entendu ses pensées, Clo l'amena directement dans une petite pièce à gauche de l'entrée, séparée tant bien que mal du reste de la structure par d'épais rideaux violacés. Un miroir était appuyé au mur du fond, éclat d'un miroir plus grand, sans doute récupéré quelque part dans l'usine.
"On commence toujours par ça. Désolée, c'est un peu dur, mais il vaut mieux que tu ne te voies pas par hasard."
Ethel s'approcha lentement du miroir. C'était sans doute la première fois de sa vie qu'elle se souciait autant de son apparence. Elle se figea quand elle se vit enfin. Elle sentait pourtant au plus profond de son corps qu'elle avait subi des modifications profondes. C'était pourtant autre chose de le constater de ses yeux. Même ses yeux, d'ailleurs, avaient changé du tout au tout. Ils brillaient d'un éclat surnaturel. Des pigments d'un bleu d'indanthrène lui avaient de toute évidence été injectés sous la cornée, et des éclats argentés avaient été ajoutés pour rajouter une brillance inhumaine. Une peau de porcelaine d'un blanc de crème recouvrait un visage de poupée surnaturel. De chaque côté de ce visage sculpté d'une main de maître, qu'elle ne pouvait définitivement plus considérer comme le sien, des mèches blond platine lisses comme un lac sans vent venaient ajouter des reflets dorés à ce désastreux tableau. Sans mot dire, Ethel fit glisser de ses épaules le tissu aérien que lui avait prêté Clo, le laissant retomber au sol doucement. Comme s'il avait été taillé au rabot, son corps arborait désormais une taille bien trop fine pour des proportions humaines. On avait surement dû lui enlever des côtes, pour obtenir un résultat pareil. Mais ce qui rompit définitivement quelque chose dans l'esprit d'Ethel, c'est une absence sur le corps nu qui s'offrait à ses yeux. Plus aucun des tatouages qu'elle avait gravés de ses mains dans son corps ne venait altérer la peau horriblement dépourvue du moindre défaut. La seule marque qui demeurait était l'insigne de fabrication inscrite derrière son oreille en petits caractères :
"Ethel © Fairy Factory"
Son beau visage se crispa dans une expression indéchiffrable que Clo saisit immédiatement.
"Je suis vraiment désolée, Ethel… Les fées ne peuvent pas pleurer", souffla faiblement Clo. On sentait à sa voix que ça n'était pourtant pas faute d'avoir essayé.
Un chapitre qui explique bien des choses. La compagne d'infortune semble bien sympathique. Je trouve de E s'en sort plutôt bien mentalement. Son nouveau corps est une découverte surprenante (ils ont sacrément bossés à Fairy Factory). Ne plus pouvoir verser de larme quelle tristesse !
A bientôt
Un chapitre aussi saisissant que le précédent ! Je trouve le nom du village des fées cassées parfait, ça reflète assez bien l'ambiance de l'histoire. J'ai une petite théorie sur la façon dont ces fées sont créées, mais j'attends de lire les prochains chapitres pour en apprendre plus.
Je m'en vais lire les chapitres suivants !
"Elle n'était, de manière générale, pas une grande adepte du contact humain, et ce même si l'humain en question ne l'était plus tout à fait." ).
La gamine en moi fan de Clochette et toute sa clique est aux anges ; c'est rafraîchissant de voir une figure littéraire comme la fée dans un autre contexte que les paillettes et les chaussures à pompoms. Ton idée de base est vraiment cool ! Hâte d'en lire plus sur ce village de survivantes.
Pas mal de réponses dans ce chapitre, je commence à voir où tu veux en venir.
J'aime bien l'idée d'un nouveau prénom qui permet de mettre un prénom sur le personnage tout en laissant planer le mystère de son ancienne identité.
La fin du chapitre est vraiment très bien, les révélations sont percutantes et la description fonctionne.
La petite marque Fairy Factory et l'interdiction de pleurs m'ont particulièrement intéressés. La phrase de conclusion est top.
Quelques coquilles :
"Elle sortirent" -> elles
"Elle progressèrent" -> elles
"qu'une agréable odeur de pèche" -> pêche
Un plaisir,
A bientôt !
"Comme le monde entier avait tendance à l'agacer en temps normal, elle se dit.
Ce petit village des fées cassées m'a l'air fort coquet, quoique très légèrement bricolé ^^. Et sa campagne d'infortune est sympa comme tout !
La fin est infiniment triste... ces pauvres petites fées...
J'aime toujours autant, c'est un plaisir à lire !