Louise referma la porte de sa chambre et tourna la clef dans la serrure. Le bruit du verrou interrompit un court instant le fil de ses réflexions. Elle était enfin seule.
Sa chambre contenait le strict nécessaire - la pièce était petite et les parents avaient tenté d'optimiser l'espace. Il y avait là un fauteuil en cuir marron, un petit meuble servant à ranger les livres, une vieille commode en hêtre massif et un lit à l'étage d'une mezzanine - le meuble idéal pour agencer une chambre comme il faut. Malgré tous les efforts des parents pour rendre ce petit espace vivable, personne d'autre que Louise ne pouvait arpenter la pièce sans qu'une pile de livres ou qu'un tas de vêtements viennent lui barrer la route. Il faut dire que Louise était du genre à s'étaler, elle laissait ses affaires çà et là sans se soucier de l'encombrement possible de son espace vital. Cela convenait très bien à la jeune fille, personne ne venait jamais ici et, à cet instant, elle ne voulait voir personne.
Elle posa son front contre la porte à la recherche d'un peu de fraîcheur. Son sang lui montait au cerveau et lui chauffait les oreilles. Elle se sentait tellement contrariée. Ses pensées ne lui laissaient aucune minute de répit : elles frappaient à ses tempes avec acharnement.
Ils avaient dû retarder l'ouverture de la lettre et attendre le dîner pour la déplier. La famille se devait d'être au complet : lire une lettre de Klaus était un moment qu'ils partageaient toujours ensemble. Leur père était arrivé au milieu du repas et, à peine s'était-il installé sur sa chaise, que Marthe s'était levée, avait descellé l'enveloppe et en avait lu son contenu à voix haute. Au fil de la lecture, la famille avait changé d'expression, la joie sur leur visage laissait peu à peu place à une profonde déception. Seule Louise s'était chargée de colère.
La jeune dessinatrice s'était montrée extrêmement patiente chaque jour de ces deux derniers mois. Elle s'était comportée du mieux qu'elle le pouvait, sans jamais se plaindre auprès des parents. Elle avait été polie avec Marthe, douce avec Simon, patiente avec sa mère et surtout sage pour faire plaisir à son père. Pourtant, Ô combien elle s'était sentie seule ! Ses vacances auraient dû être merveilleuses : Klaus lui en avait fait la promesse. Il devait passer une bonne partie de l'été avec eux. Pour prouver à sa famille qu'elle méritait de passer du temps avec son grand frère, Louise faisait beaucoup d'efforts. Elle avait donc passé le premier mois à faire ses devoirs de vacances - un début d'été laborieux et épuisant pour une jeune fille pas studieuse pour un sou. Chaque matin, elle se précipitait sur la boîte aux lettres espérant trouver le message indiquant la date de sa libération. Hélas, aucun courrier de Klaus ne leur était parvenu, ni en juillet ni en août d'ailleurs. Le deuxième mois fût une véritable torture : Louise s'était chargée d'espoir. Elle guettait constamment le chemin des falaises, désirant ardemment voir la silhouette rousse remonter le sentier.
Elle n'avait pas été la seule à se languir. Marthe et Simon avaient beaucoup d'affection pour leur aîné et les parents s'inquiétaient sans cesse pour leur premier fils. Tous savaient que Klaus n'était pas toujours très sérieux dans ses voyages : il ne logeait jamais au même endroit, changeait régulièrement de ville et dépendait bien souvent de l'emploi qu'il venait de trouver. Pourtant, en deux mois, il aurait dû trouver l'occasion de venir les voir. Ils lui faisaient confiance.
La rentrée était dans une semaine : il ne viendrait pas. Louise en avait la preuve en main. D'un geste vif, elle froissa entre ses doigts l'enveloppe et s'y agrippa avec rage. Après la lecture qu'en avait fait Marthe au reste de la famille, Louise s'était énervée et lui avait arraché la lettre des mains. Elle voulait être sûr qu'elle était bien de lui. Il y avait dans ces mots quelque chose qui n'allait pas. Ça ne lui ressemblait pas. Où était passé sa malice ? Son orgueil ? Quelqu'un avait-il emprunté son nom pour se moquer d'eux ? Avait-il été kidnappé ? Emprisonné ? Louise était convaincue d'une chose, s'il en était l'auteur, elle ne le lui pardonnerait pas.
La jeune fille escalada l'échelle qui lui permettait de rejoindre son lit. Une fois en haut, elle étendit sur l'oreiller le message froissé. Elle devait restée la tête baissée si elle voulait lire assise, le plafond étant trop bas en vérité pour contenir un pareil meuble. Elle examina les lignes attentivement, cherchant dans les mots un semblant de son frère. Peut-être que Marthe lui avait fait une farce lorsqu'elle l'avait lue à voix haute ?
À ma famille,
Je ne vais pas pouvoir vous donner des nouvelles avant un moment. Ne vous inquiétez pas pour moi ! J'ai trouvé un emploi qui me plaît sur une île à l'Ouest de la côte. C'est un travail qui me prend tout mon temps et qui devrait subvenir à mes besoins durant un moment. Je suis logé et nourri sans frais.
Je sais que vous m'attendiez cet été et j'imagine vos visages déçus et inquiets. Les aléas de la vie m'ont fait prendre des chemins auxquels je ne m'attendais pas, mais je vous assure être en pleine forme.
Je vais devoir malheureusement terminer ici cette lettre, préférant vous l'envoyer rapidement que de vous laisser sans réponses.
Je pense fort à vous et espère que vous me pardonnerez,
Votre fils, votre frère,
Klaus Morvan
P.S : Si la colère vous submerge malgré tout et que le pardon est impossible, considérez cette lettre comme le meilleur moyen d'apaiser votre rage, déchirez-la à loisir.
Il n'y avait absolument rien d'intéressant là-dedans. Marthe ne leur avait rien caché : la lettre était expéditive et ne contenait que peu d'informations. Dans quelle île se trouvait-il ? En quoi consistait son travail ? Pourquoi avait-il tant tardé à leur donner des nouvelles ? Quelles étaient les raisons de sa hâte ? Était-ce finalement bien lui qui leur avait écrit ? Elle ne ressemblait à aucune des autres lettres qu'il leur avait envoyées. Elle était courte et ne prenait des nouvelles de personne. D'ordinaire, il dédiait quelques mots à chacun d'entre eux. Louise devait pourtant se rendre à l'évidence, Klaus en était l'auteur. Elle reconnaissait son écriture : fine et élégante, même dans la précipitation. Et puis, il mentionnait sa promesse, son absence de nouvelles et il y avait même un peu de sa malice dans sa dernière phrase.
Il leur avait donné des nouvelles, soit, mais c'était pire que tout ! Elle résista à l'envie d'obéir à son post-scriptum et de réduire à néant le papier entre ses doigts. Elle savait qu'il pouvait se révéler parfois égoïste mais pas à ce point. Sans ça, il ne serait pas si avare de mots et donnerait tous les détails de son excursion. Il était le seul à avoir le droit de voyager et malgré cela ... Pourquoi garder tout pour lui ?
Dans un élan exaspéré, Louise envoya valser la lettre qui se mit à voleter lentement dans les airs avant de toucher le sol, deux mètres plus bas. La jeune fille ne prit pas le temps cette fois de passer par l'échelle, elle enjamba la rambarde et retomba sur le plancher avec légèreté. Elle se précipita vers sa commode, qu'elle décoinça d'un grand coup et libéra le tiroir capricieux. Elle farfouilla dans ce qui semblait être des documents importants puis brandit sa trouvaille. Cela consistait en quelques enveloppes miteuses entourées d'un ruban bleu. Louise déballa le tout et entreprit de relire les anciennes lettres que Klaus lui avait envoyées. Il y avait là bien plus de mots que dans celle qu'elle venait de recevoir. Son grand frère pouvait être généreux, plus à l'écrit qu'à l'oral d'ailleurs, il jouait avec les mots comme s'il jouait avec une balle rebondissante. Ses phrases alambiquées se concluaient souvent par une chute inattendue et le lecteur en redemandait au paragraphe suivant. Si bien qu'on ne se lassait jamais de les lire et de les relire. Louise avait dû se battre pour obtenir la grande majorité de ces lettres, c'était un bien précieux.
Cette fois la jeune fille était pressée, elle traversa rapidement le contenu de chaque enveloppe. Elle voulait comprendre. Elle se mit à sourire en retombant sur certaines phrases, celles qu'il lui avait adressées. Elles étaient drôles et étranges. Klaus avait le talent de cibler ce qui pouvait plaire à chacun et composait différemment selon à qui il s'adressait. Pour leur mère, il allait à l'essentiel et se contentait du strict minimum - elle n'aimait pas perdre du temps. Pour leur père, il décrivait ses rencontres, baratinant aussi bien sur les paysages que sur les personnes qu'il croisait, comme pour mettre en avant les belles choses qui pouvaient lui arriver. Pour Marthe, il lui dédiait un bon paragraphe à tendance didactique, ponctuant son récit de questions existentiellesauxquelles elle adorait répondre à l'oral par des évidences. Pour Simon, il narrait à la façon d'un romancier les détails croustillants de ses aventures - c'est là que tout le monde comprenait vraiment où Klaus en était dans sa vie. Et enfin, pour Louise ... Elle sentit la nostalgie lui monter soudainement à la gorge et déglutit. Elle s'arrêta sur le dernier paragraphe d'une de ces lettres :
Loupiote,
j'ai rêvé que tu me faisais traverser un arc-en-ciel.
Tu voulais à tout prix découvrir son trésor.
La prochaine fois que tu m'y emmènes,
est-ce que je pourrais m'accrocher à toi ?
J'ai le vertige.
Votre fils, votre frère,
Klaus Morvan
À chaque nouveau courrier, Klaus dédiait les dernières lignes de ses écrits à sa plus jeune soeur. Il commençait toujours par son surnom, dont il était le seul à en faire usage, et concluait la lettre par un petit paragraphe poétique. Cette partie n'était jamais très longue, mais pour Louise elle était parfaite. Onirique à souhait, elle en dessinait les tableaux dans sa tête. Elle devait admettre qu'il savait rivaliser avec ses histoires et pouvait faire preuve d'une grande imagination. Ce rituel qu'ils partageaient se répétait à chaque nouvelle lettre, un contenu innovant dans un contenant immuable.
Loupiote,
as-tu été aux lagunes hier ?
La dernière fois que j'y suis passé,
il m'a semblé y voir briller un étrange feu bleu.
Je te défie de le toucher,
il mouille,
tu pourrais attraper un rhume.
Ou encore :
Loupiote,
dessine-moi un arbre.
J'aimerais que ses racines grimpent vers le ciel à la place de ses branches.
Je prendrais alors une pelle,
et il nous suffira de creuser pour en cueillir les fruits.
Elle avait longtemps cherché dans ses phrases une énigme à résoudre. Peut-être y avait-il là quelques tournures qui en signifiaient d'autres ? Un code y était-il dissimulé ? Ou alors, si l'on se laissait rêver un instant, scellé dans ces mots se cachait peut-être une part de vérité ? Il était arrivé qu'elle parte soudainement en expédition après avoir lu l'un de ces petits poèmes, cherchant dans les paysages un peu de ces rêveries. La quête finissait toujours par être désastreuse, d'abord parce que Marthe la suivait partout en l'assommant de reproches et ensuite parce que la réalité est une chose toujours décevante.
Peut-être que Klaus était passé à autre chose, tout simplement. Il n'avait plus envie de rêver ni de jouer ni de penser à eux. Peut-être que son frère était devenu ce qu'elle avait toujours redouté : un adulte dénué de rêves. La jeune fille se sentit prise d'une immense tristesse et son futur lui apparut bien morne. Sans Klaus. Sans grand frère. Sans ami.
Elle restitua les lettres à leurs enveloppes et les remit à leur place au fond du tiroir. Celle reçue aujourd'hui, délaissée sur le parquet, n'avait pas sa place parmi les autres. Elle la donnerait à Simon. Elle referma son tiroir d'un coup sec, emprisonnant ce qui appartenait maintenant au passé.
Ses yeux passèrent lentement de gauche à droite, s'arrêtant de temps en temps sur l'un de ses dessins. La fresque établie dans la cuisine illustrait à merveille les étapes de la vie de Louise. On y voyait la nette progression de son art à travers les années. Il y avait eu, à une époque, deux ou trois dessins de ses frères et sa soeur accrochés parmi les siens, mais vite découragés par leur adversaire, ils les avaient retirés en vitesse. Si bien qu'on pouvait admirer chaque matin les oeuvres de la jeune fille au complet sans qu'aucune bévue vient à en gâcher la vue. L'étendue de couleurs et de motifs montrait à quel point elle s'était amélioré d'année en année. On pouvait aussi se rendre compte que dès ses premières esquisses elle s'était révélée ingénieuse. Bien sûr, comme tout artiste, Louise se serait bien débarrassée de certains de ces dessins, elle y voyait leurs défauts et aurait trouvé judicieux d'y faire un tri. À commencer par tous les portraits qu'elle avait faits de Klaus et dont elle ne supportait pas la vue ce matin. Pour cela, il aurait fallu affronter papa qui souhaitait garder les dessins de sa fille comme on le ferait d'un héritage familial.
Elle sourit lorsque ses yeux tombèrent sur sa dernière création. Simon s'était empressé d'accrocher le croquis qu'elle lui avait fait la veille. Le terrible tsunami avait rencontré un franc succès auprès du reste de la famille lorsqu'ils s'étaient retrouvés pour le repas. Pour remercier Simon, ou plutôt pour se déposséder de l'objet en question, elle lui avait offert la dernière lettre de Klaus. Déchargée de ce qui l'avait mise tant en colère, elle avait regagné sa chambre et s'était mise très rapidement au lit. Les phrases de son grand frère étaient revenues la hanter et les mots se tournaient en tout sens dans sa tête l'empêchant de trouver le sommeil. Elle avait finit par s'endormir sans s'en rendre compte, mais ses pensées s'étaient transformées en cauchemars et les lettres inversées la suivaient partout élaborant des messages alarmants.
Louise secoua la tête, comme pour se défaire du souvenir de cette nuit agitée. Elle vida son verre de jus d'orange d'une traite et aperçue Marthe l'observant à l'encadrement de la porte. Marthe était une jeune fille, on pourrait même dire une jeune femme, plutôt jolie. Ses traits du visage étaient assez raffinés et élégants, son nez droit et fin, quoiqu'un peu long, et ses yeux étaient du mêmes vert amande que le reste de la famille Morvan. Pourtant ses sourcils constamment froncés et son air fâché ne jouaient pas en sa faveur. Ses cheveux bruns formaient de grosses boucles et s'arrêtaient net justes en dessous des oreilles, ce qui accentuait son air autoritaire. L'incommodante toisait Louise en croisant les bras sur sa poitrine - comme pour cacher ce qu'elle n'avait pas. Les formes qu'elle avait reçu de l'adolescence s'étaient, semble-t-il, montrées plus généreuses dans le bas de son corps que sur sa poitrine.
Louise avait entendu dire, à travers le grillage de leurs écoles, que sa soeur recevait beaucoup de critiques de ses camarades. Sur le moment, cela ne l'avait pas étonnée, comprenant qu'on puisse en vouloir au caractère détestable de la brunette, mais elle avait appris par la suite que sa soeur avait subi bon nombre de brimades renforçant sa mauvaise humeur. Louise ne savait pas qui de sa soeur, la poule, ou de ses camarades, les oeufs, avait commencé en premier, mais il était évident qu'à l'instant même s'était vers elle que Marthe dirigeait son regard désobligeant. Il valait mieux décamper en vitesse.
Louise se leva et débarrassa la table en un éclair. Il était hors de question que la poule s'attaque à elle à peine son petit-déjeuner avalé.
- Je sors, s'empressa-t-elle de dire avant que Marthe ne lance le premier coup de bec.
La brunette tenta d'attraper Louise par le bras, mais, plus vive, la jeune fille esquiva l'attaque et se faufila par-dessous.
- Louise tu restes ici !
La fuyarde entendit vaguement la voix de sa soeur caqueter autre chose mais elle courait déjà à travers les couloirs pour se diriger vers l'établi. À vélo, elle irait plus vite. Elle croisa sur le chemin Simon sortant de sa chambre qui la regarda passer les yeux ronds. Puis elle franchit le dernier obstacle, la porte de derrière. À l'instant même où elle se crut débarrassée de sa poursuivante, une main l'attrapa par l'épaule et elle dut s'arrêter net si elle ne voulait pas tomber les fesses en premier dans les gravillons. Comment Marthe avait-elle fait pour la rattraper ? Louise tourna son visage vers son assaillante, mais sa riposte mourut sur ses lèvres.
- Papa ?
Là-haut, à une distance de deux têtes, les yeux fatigués de son père se posèrent sur elle avec autorité. Il abaissa légèrement son visage vers elle et Louise put admirer la magnificence de ses cavités nasales. Sur ce nez si généreux, sa peau était habillée d'une multitude de petites taches orange et marron qu'il avait gracieusement offerte à chacun de ses enfants à leur naissance. Klaus et Louise avaient aussi hérité de sa tignasse rousse tandis que Marthe et Simon n'avaient eu le droit qu'aux boucles.
Louise comprit à la manière dont la mâchoire de son père se crispait qu'il était contrarié.
- Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda-t-elle, en tentant de calmer sa respiration accélérée par la course.
- Louise. J'ai besoin que tu restes à la maison aujourd'hui.
La jeune fille n'en revenait pas de recevoir une telle punition. Maman lui avait donné la veille un accès à la bicyclette d'une durée de deux heures et Louise ne comptait pas attendre davantage pour utiliser son droit. Les parents se devaient de communiquer un minimum entre eux pour se mettre d'accord ! Ils ne pouvaient pas offrir d'une main et reprendre de l'autre, sans quoi leurs enfants partiraient à la dérive. C'était déjà sans doute le cas de l'aîné.
- Je ne comprends pas, papa, s'offusqua Louise.
Il était rare qu'elle conteste ouvertement l'autorité parentale, mais elle se sentait aux prises d'une immense injustice.
- Il ne reste qu'une semaine avant la rentrée, enchaîna Louise d'un ton précipité. J'ai terminé mes devoirs de vacances depuis un moment. Alors de quoi je suis punie ?
Son père parut surpris. Il secoua la tête et la rassura aussi vite :
- Tu n'es pas punie Louise, voyons. C'est un service que je te demande.
Il lui demandait de rester à l'intérieur toute une journée, juste pour rendre un service ? Une journée enfermée ne représentait peut-être pas grand-chose pour lui, mais pour elle... Elle allait protester quand il l'arrêta d'un geste de la main.
- Je m'explique. Simon a fait une nouvelle crise hier, tu le sais, elles sont de plus en plus rapprochées. Ta mère n'a pas le temps de s'en occuper convenablement, on lui demande beaucoup à son travail, et moi, je suis obligé de me taper des allers-retour en ville pour les mêmes raisons. On n'est pas en vacances, nous.
Elle aussi allait se mettre à faire des crises de colère s'il continuait. Elle voyait très bien où son père voulait en venir et cela ne lui plaisait pas beaucoup. Elle chercha dans les cailloux un moyen de se calmer, sans quoi la punition risquait d'être bien plus sévère.
- Écoute-moi, Louise. Tu t'es toujours révélée plus efficace que nous dans ce domaine. Simon t'obéit.
Voilà qu'un bon comportement de sa part lui valait non pas un remerciement mais une condamnation. Et puis ce n'était pas vrai, Simon ne lui obéissait pas, il la regardait dessiner et ça s'arrêtait là. Elle s'apaisa malgré tout, d'une certaine manière flattée par les mots de son père. Elle était importante, elle était essentielle à cette famille.
Louise remarqua qu'il jetait de plus en plus de regard en direction de la route. Il devait être l'heure de partir au travail et ses protestations allaient le mettre en retard. Peut-être avait-elle au moins le temps pour une ultime tentative :
- Marthe peut s'en charger, lui dit-elle comme s'il s'agissait là de la meilleure solution possible.
- Marthe sait se faire respecter par Simon autant qu'elle sait se faire respecter par toi.
La meilleure idée du monde n'avait pas tenu la seconde. Louise devait se rendre à l'évidence, sa journée était fichue. Son père la remercia d'un regard, puis posa une main reconnaissante sur sa tête. Son sourire était doux et las à la fois. Lui aussi, comme sa mère, avait pris un coup de vieux. Louise venait de s'en rendre compte à l'instant. Les rides s'étaient multipliées sur son front, les muscles de ses joues avaient du mal à maintenir le tout et les extrémités de sa bouche restaient tournées vers le bas même lorsqu'il souriait. Elle ne s'était jamais fait la réflexion avant maintenant qu'ils pouvaient vieillir. Elle les voyait toujours passionnés, énergiques, héroïques, mais c'était en vérité des souvenirs de petite fille qu'elle plaquait sur eux. Plus elle grandissait et plus eux vieillissaient, était-ce sa faute ? Elle se félicita intérieurement d'avoir eu la chance de les connaître plus jeune, cela lui permettait de les aimer toujours avec autant de force. Elle pensa à Simon. Elle pensa au fait que lui, n'avait eu le droit de connaître que leur fatigue et leur lassitude. Louise se refusait à mettre la faute sur quelqu'un, mais elle devait admettre que les choses s'étaient détériorés à l'arrivée du petit dernier dans la famille. Sa naissance avait surpris tout le monde, huit années le séparait de Louise, mais les Morvan s'en faisaient une joie. La désillusion s'était faite progressivement et ce n'était qu'aujourd'hui que l'on pouvait en observer les dégâts.
D'un pas rapide, Louise et son père se dirigèrent vers la voiture garée à l'entrée de l'établi et discutèrent des consignes qu'il lui faudrait respecter durant cette journée. En vérité, Louise les connaissait déjà sur le bout des doigts, mais elle les écouta avec patience. Ne pas quitter la maison, ne pas déranger maman dans le bureau, appeler papa au moindre souci et surtout ne pas donner à Simon sujet à s'énerver. Elle était résignée à perdre sa journée. Simon avait beau l'écouter, il n'en était pas moins un petit garçon et elle une jeune fille de quatorze ans. Il n'y avait pas beaucoup d'activités qu'ils puissent partager ensemble sans que l'un s'ennuie ou que l'autre ne comprend rien.
- Louise, tu m'écoutes ? Je compte sur toi.
La voiture démarra et descendit l'allée de graviers dans un crachotement de fumée. Elle vit son père s'éloigner en direction du croisement et disparaître vers la grande route. En vérité, il y avait deux routes pour accéder à la maison, et celle-ci offrait ses façades à chacune d'entre elles. Pour accéder à la demeure côté mer, il fallait prendre le chemin des falaises, praticable surtout par les promeneurs - et par Louise. La route que prenait son père pour aller au travail était plus récente, elle permettait de rejoindre plus facilement le bourg en contrebas ou la grande ville plus enfoncée dans les terres. C'était un chemin que déconseillaient les parents, il y avait peu de passage dans ces routes de campagne et les quelques voitures qu'on y croisait en profitaient pour rouler à pleine vitesse. Peu importe, cela n'intéressait pas Louise, il n'y avait pas la mer par là-bas.
La jeune fille frissonna quand elle reçut une goutte froide sur sa joue, elle adressa au ciel un regard surprit. Allons bon ! Voilà que les nuages aussi la dissuadaient de filer en douce. Obéissante, elle rebroussa chemin vers la maison, envoyant valser les cailloux à ses pieds. Elle claqua la porte derrière elle et le ciel relâcha enfin l'averse longtemps retenue dans sa grisaille.
Elle avait subi à son retour une série de reproches à n'en plus finir. Marthe s'était mise à la suivre à travers la maison en ne cessant de l'incriminer pour son comportement des plus irrespectueux. Finalement la matinée s'était déroulée ainsi : Simon était surveillé par Louise qui, elle-même, était surveillée par Marthe. La brunette s'était missionnée seule pour empêcher sa soeur d'échapper à son devoir.
La fratrie eut droit à une visite de leur mère pendant le repas. Elle était sortie du bureau en marchant avec lenteur comme si elle venait de sortir d'un long sommeil. En vérité c'était tout le contraire, son travail lui avait pris la nuit entière. Ils avaient mangé ensemble puis elle s'était levée et avait rejoint son antre en silence. C'était aux enfants de veiller à ce que la cuisine retrouve sa propreté. A vrai dire, entre Marthe qui répandait ses ordres à tout bout de champ et Simon qui voulait s'occuper seul du rangement mais dont l'équilibre lui faisait défaut, le nettoyage ne fût pas d'une grande efficacité. Les nerfs de Louise étaient mis à rude épreuve. Elle aurait aimé prendre l'air, rien qu'une petite minute, même sous la pluie. Elle sentait une pression sur ses tempes, prémisse de ce qui pouvait devenir une migraine. Pourtant elle tint bon, fidèle à sa promesse. Elle ne voulait pas voir dans le regard de son père de la déception.
Conscients que la journée pourrait vite dégénérer, les trois loustics firent de nombreux efforts pour se refréner. Louise fût fière de constater que le début d'après-midi s'était finalement déroulé sans encombre et qu'elle avait même réussi à passer du bon temps. La douleur dans sa tête finit par se calmer complètement vers seize heures - elle échappa de peu à la migraine. Un calme apaisant l'enveloppait et elle profita de cet instant de tranquillité pour fermer les yeux et arrêter son dessin. La pluie martelait maintenant à la fenêtre. Malgré tout, Louise se sentait extrêmement tranquille. L'absence de brouhaha était d'une douceur incomparable. Elle reposa son crayon sur la feuille et ouvrit les yeux.
Il n'y avait personne autour d'elle, en voilà la raison.
Ils s'étaient installés sur la table du salon pour dessiner - seule activité qui fût votée à l'unanimité. C'était la dernière chose dont elle se souvenait clairement. Elle jeta un regard sur les feuilles arpentant la table. Il y avait, là où Simon s'était installé un peu plus tôt, des crayons de couleur en désordre et trois dessins inachevés. Du côté de Marthe, c'était un autoportrait disproportionné, mais, Louise en était convaincue, sa soeur avait dû s'appliquer. Louise avait dû rester concentrée longtemps sur son dessin pour en avoir oublié la présence de son frère et de sa soeur. Elle chercha dans ses souvenirs l'écho d'une vague indication pouvant justifier leur absence. Elle se rappelait de quelques mots, prononcés par Marthe, précisant qu'elle s'en allait promener du coté des falaises. Les vagues devaient être immenses de par ce temps. Qu'en était-il de Simon ? L'avait-elle pris avec elle ? Certainement pas, le petit garçon n'aurait pas supporté de se retrouver en tête à tête avec la râleuse et l'aurait sans aucun doute réveillée pour qu'elle vienne avec eux. Ce auquel elle aurait dit non, suivant à la lettre les consignes de son père. Alors où était-il ? Louise se rassura aussitôt, il avait dû avoir une envie pressante et devait se trouver en ce moment même sur la cuvette.
Louise replongea dans son dessin. Non, décidément, il y avait quelque chose qui n'allait pas. Elle sentit son coeur se serrer. Le silence qui lui avait été si agréable il y a quelques secondes devint subitement pesant. Ses doigts tremblotaient et n'arrivaient pas à terminer la ligne qu'elle s'était mise à tracer. Elle posa son crayon et prit du recule. Elle observa avec inquiétude le croquis qu'elle venait de réaliser. Louise ne s'était même pas rendu compte de ce qu'elle était en train de dessiner. Il s'agissait là d'un paysage qu'elle connaissait bien : la chambre de son petit frère. Ce qui la perturba davantage, c'était de voir à quel point la pièce semblait vide, non pas de meubles ou de décorations, mais de présence humaine. Il y avait dans les coins des meubles des toiles d'araignées et de la poussière sur le lit. On aurait dit que la chambre avait été abandonnée depuis longtemps. Louise se sentit brusquement très mal. Elle se releva de sa chaise avec lenteur.
- Maman ?
Sa voix était comme enrouée. Un élan de panique la fit sortir du salon en vitesse et se précipiter vers la chambre de Simon. Elle ouvrit la porte en grand et chercha du regard la petite tête blonde. Personne. Elle se sentit une fraction de seconde rassurée en découvrant la pièce dans son état normal. Puis la panique remonta en elle comme une alarme à répétition. Il n'était pas ici.
- MAMAN !
Sa voix se fit plus claire cette fois. Elle courait dans la maison, cherchant dans chaque pièce la présence de son petit frère. Il n'était nulle part ! Elle arrêta sa main sur la poignée du bureau. Ne pas déranger maman. Son coeur lui faisait mal, il tapait dans sa poitrine au rythme de ses pensées. Je comptais sur toi. Toi et tes maudits dessins. Et tu voudrais qu'on te considère comme une adulte ? Est-ce que tu peux penser à autre chose qu'à toi ? Ne pas quitter la maison. Bien sûr, Simon désirait la même chose qu'elle. Elle sortit de la maison par l'arrière, affrontant la pluie. Rien dans l'établi ni dans le jardin, et le granit rose qui lui bloquait le chemin pour aller du côté mer. Elle retourna à l'intérieur, ses pieds glissaient sur le parquet le tachant de boue. Elle émergea par la porte opposée, du côté des falaises.
Elle le vit enfin.
Simon était là, au bord du chemin, loin des falaises et de tout danger. Au loin, les vagues étaient agitées et l'averse prenait des allures de tempête. Simon semblait ignorer totalement et le vent et la pluie, il était penché sur ce qui devait être une lettre et y écrivait quelque chose. Il avait un air concentré, réduisant ses yeux en deux fentes malicieuses. Ses cheveux dégoulinaient, depuis quand était-il sous la pluie ? Il semblait prêt à commettre une bêtise - ou peut-être l'avait-il déjà faite. Elle l'aurait giflé, mais déjà les battements de son coeur se calmaient en une pulsation rassurée. Il était là. Vivant.
Dès qu'elle rentrerait, elle gommerait ce terrible dessin.
- SIMON ! l'appela-t-elle de la porte où elle se tenait pour se protéger un tant soit peu de l'averse.
L'enfant releva la tête vers elle avec surprise. Quoi ? Croyait-il qu'on le laisserait tranquille encore longtemps ? L'enfant se mit à lui sourire bien que trempé de la tête aux pieds. Ce ne fut qu'à ce moment-là que Louise remarqua l'étrangeté du tableau. Simon n'était pas seul. Pas vraiment. En tournant sa tête vers elle, il dévoila son épaule et l'étrange animal qui y était perché. Louise connaissait bien ce genre d'oiseau, le ciel en était rempli par ici, surtout lorsque les bateaux de pêche revenaient au port plein de victuailles. Arborant leur plumage d'été, les mouettes rieuses égayaient les promenades en bord de mer de leur chant moqueur. Elles pouvaient éventuellement s'approcher si on leur tendait du pain, mais jamais elle ne venait se poser directement sur les gens. Celle-ci, bien que d'une taille normale pour une mouette, semblait immense au côté du petit corps de Simon. Elle donnait des frissons à Louise. L'animal tournait la tête en de petits mouvements saccadés comme pour mieux observer ce qui l'entourait. Visibles sous les plumes noirs de son crâne, ses yeux brillaient d'une lueur savante. Simon secoua son bras, celui qui tenait la lettre, pour lui faire signe d'approcher.
- Louise ! Regarde ce que...
Sa phrase resta en suspens et les mots s'évanouirent comme emportés par le vent. Il y eut quelques secondes de silence total, pendant lesquelles les gouttes se figèrent. La mer arrêta ses remous agités d'écume. Puis l'enfant disparu. Le silence passa, la pluie retomba, la mer gronda, tout reprit son court, mais Simon n'était plus là. Une disparition aussi rapide qu'un claquement de doigt. Dans la tête de Louise, l'image du garçon souriant et ruisselant de pluie était encore figée comme lorsque l'on regarde la photographie d'un être perdu que l'on ne reverra plus. Elle cligna des yeux, deux, trois fois, réfléchie aux possibilités vraisemblables : tombé dans un trou, glissé sur une flaque, caché derrière un arbre. Non, non, non. Il y avait eu Simon là, en face d'elle, et seul restait de sa présence la feuille de papier retombant lentement au sol comme si la pluie n'avait aucun effet sur elle. Un crépitement la ramena au présent, on aurait dit que quelque chose grillait au coeur d'un feu. Un son n'ayant pas sa place ici et maintenant. Le papier, qui aurait dû être gorgé d'eau, noircissait sur les bords comme si on l'avait jeté dans un brasier. Les mots disparaissaient peu à peu, avalés par ce feu invisible qui recouvrait de noir la moindre parcelle de blanc. Louise suspendit sa respiration et se mit à courir de toutes ses forces. Elle glissa sur le sol et atterrit sur ses genoux, s'écorchant sur les gravillons. Elle arriva tout de même à temps pour voir disparaître les derniers mots sur le papier puis elle fût incapable de différencier le noir du noir. Elle entendit à l'intérieur de la maison sa mère l'appeler. Un peu plus loin sur le chemin, la silhouette élancée de sa soeur sous son parapluie. Mais Louise se refusait à quitter des yeux la feuille qui disparaissait à son tour, le brasier dévorant maintenant la matière. L'encre qu'elle y avait vue n'avait pas bavé. C'était le feu et non l'eau qui l'avait réduite à néant. Qui avait dissipé l'unique preuve que son frère avait disparu par magie.