Chapitre 2: La périapside d'une journée.
ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ
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Dès les premières notes de la sonnerie, Claire repoussa sa chaise et dans un raclement sourd se leva d'un bond; elle participa ainsi au brouhaha général de fin de cours qui la rebutait pourtant d’habitude, et l’initia, même, car sur son signal tous les autres lycéens considérèrent l’heure comme terminée et se levèrent. Sans y prendre garde, la brune rangea ses affaires (d’un geste du bras comme un essuie-glace, elle emporta tout jusque dans son sac) avant de se planter en face du bureau de Cassiopée. Elle s’y téléporta quasiment. Un fracas de verre inquiétant s’éleva de son sac; en l’entendant, la brune prit sur elle pour ralentir, malgré son envie de, juste, détaler. L’adrénaline (ou la honte) lui piquait les jambes; elle ne voulait pas rester dans une salle une minute de plus. Mais Cassiopée, de toute évidence puisqu’elle écrivait encore, n’était pas prête. Faute de mieux, Claire se balança sur ses talons, les pouces coincés dans les lanières de son sac alors qu’elle l’attendait, torturée par son sens d’urgence.
<<Cassiopée, Cassio’, Cassie. Allons vite chercher ma guitare, on va être en retard.>>
L’intonation de sa voix, presque suppliante, attisa la curiosité de sa camarade. Cette dernière lui accorda un bref regard, un sourcil levé dans un air d’interrogation auquel Claire resta muette, malgré son agitation. Puisqu’elle refusait de développer, la malgache reporta son attention sur ses affaires. Son interlocutrice grogna.
<<Cassie ! Sérieux ?!
— Tu es bizarre. C’est la première fois que tu es aussi pressée de voir Félix…D’habitude, tu rechignes toujours. Et puis, raisonna la voix posée de son interlocutrice alors que celle-ci ouvrait sa trousse, tu es toujours en retard.
Cassiopée faisait mine de ne pas la voir se tortiller, et gardait les yeux rivés sur ses mains. En vérité, elle s’amusait du spectacle offert par sa vision périphérique. Elle le cachait mal. Une étincelle de malice allumait le fond de ses yeux.
La brune sua. C’était bien sa veine.
— Premièrement, non. Deuxièmement, juste accélère, s’il te plaît ?
— D’accord, d’accord. J'arrive, j'arrive, la modéra encore son amie, qui rangeait ses affaires avec une minutie toute particulière simplement pour le plaisir de la faire languir.
— Cassiopée !>>
Claire plaqua ses mains sur le bois du bureau, le front brûlant. Elle était si gênée de ce qu’il s’était passé avec l’énigmatique capitaine de volley qu’elle en était dans tous ses états; mais plus que tout, elle redoutait de se liquéfier sur place si jamais celle-ci venait lui demander des comptes. Elle ne pourrait rien dire. L’idée seule lui faisait perdre ses moyens, elle était une boule de nerfs. Elle ne voyait plus qu’une solution pour se sortir de cette situation: fuir. Alors, pour elle qui se retenait de toute son âme de ne pas jeter de coups d’œil en direction de Chiara et qui espérait, avec autant de ferveur, qu'elle pourrait lui échapper avant qu'elle ne quitte son pupitre, l'attente que lui imposait la malgache était un supplice.
Cassiopée l’avait évidemment deviné, elle qui lisait dans les gens comme elle siroterait une tasse de thé; Claire avait toujours été un livre ouvert, sans compter qu’elle rougissait comme un homard au court-bouillon. Sans en connaître les raisons, le pouvoir qu’elle avait sur le moment la divertissait grandement. Elle esquissa finalement un sourire fourbe et enfila son sac, avant de saisir sa veste pour la jeter sur son bras.
<<Bien, allons-y.>>
Claire pensa défaillir de soulagement. Elle lui attrapa la main dans un regard accusateur de pas trop tôt qui ne fit que faire ricaner son amie, et l’entraîna avec elle sans un mot.
La brune allongea sa démarche pour franchir la porte de la classe; et elle dérapa dans le couloir, car aussitôt durent-elles sorties qu’elle les lança dans un sprint.
<<Ah ?! S’exclama Cassiopée en lui emboîtant le pas sans trop de résistance. On s’enfuit ?!
— Garde ton souffle !>> lui asséna Claire, qui ne voulait pas lui dire combien elle avait vu juste sans le vouloir.
Cassiopée appliqua le conseil, surprise. Elles coururent dans les couloirs comme si elles étaient seules au monde, les autres s'écartant sur leur passage avec des injures ou des grognements auxquels elles étaient imperméables. Cassiopée resserra sa prise sur la main de son amie pour ne pas l’échapper. Claire referma ses doigts sur la sienne en retour. Cassiopée laissa passer encore deux couloirs avant de juger avoir assez galopé et de se manifester:
<<Assez couru ! Les aveux !
Elle avait le souffle court des quelques mètres parcourus. Claire n’était pas mieux. Elle lui jeta un regard incertain par-dessus son épaule, qui dériva pour se perdre au-dessus de sa tête, aussi loin qu’elle pouvait le porter derrière elles. Pour quelques raisons étranges, ses oreilles étaient écarlates et détonnaient dans ses cheveux. Personne ne les avait suivies.
— Ahahaa…Riota-t-elle jaune, tandis que ses yeux revenaient sur son interlocutrice. Euh, tu voulais manger, non ? Si on ne se dépêche pas, le temps que je récupère ma guitare, ce sera court pour le self…>>
Claire plissa les yeux, suspicieuse. C’était une première. Claire, courir ? Elle préférait ne pas manger plutôt que de se presser, elle le savait d’expérience. C'était définitivement très louche.
Elle allait insister, dire qu’on ne la leurrait pas comme ça; mais au vu de l’expression de son interlocutrice, elle se ravisa. Claire continuait de lancer des œillades furtives en direction de l’angle du couloir duquel elles venaient de débouler. Elle n’était pas sereine, mais pas anxieuse, non plus. Elle était plus gênée qu’autre chose. Alors, pour ne pas la mettre plus dans le bouillon, Cassiopée, dans sa grande bonté d’âme (s’encensa-t-elle en son for intérieur en ces termes), accepta de reporter son interrogatoire. Seul un bien sûr ironique lui échappa. Claire bouda, dans un mais si qui ne convainquit personne, même pas elle-même.
Des coups de coude furent échangés lorsqu’elles reprirent leur chemin.
Cassiopée releva quand même que Claire était plus étrange que d’habitude, depuis quelques temps.
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Cassiopée était assise à même le sol froid de la salle.
Le club de musique était une petite pièce, dont les murs étaient recouverts de posters des groupes préférés des membres. Une estrade en bois d’approximativement un mètre de haut se tenait dans le fond de la pièce, avec des rideaux d'une couleur rubis ancienne l'encadrant, chutant des tringles au plafond jusqu’au sol. L'installation avait dû être neuve, un jour; mais il était difficile de se l'imaginer désormais tant le velours était délavé par le soleil et chargé de poussière, et les lattes de la scène noircies et déformées par les semelles des différentes générations de lycéens l'ayant foulée. Le club de théâtre utilisait la pièce aussi, fût un temps; mais depuis sa dissolution, seuls les quelques élèves avec assez de courage pour choisir l'option l'utilisaient. Aussi, un coffre de masques avait été poussé dans un coin, à moitié dissimulé par des piles de tabourets en fer et les quelques instruments détonnant de propreté reposant sagement sur leurs supports. La luminosité de la pièce provenait surtout des deux fenêtres longeant la porte d'entrée, donnant vue sur le couloir et sur les élèves de passage.
Cassiopée inclina faiblement la tête sur le côté; ses cheveux ébènes suivirent son mouvement, et coulèrent sur son épaule comme une rivière sombre avant de se balancer dans le vide négligemment. Elle les rejeta en arrière sans considération, continuant d'observer autour d'elle avec curiosité malgré le nombre de fois pourtant conséquent où elle s'était tenue à la même place.
Une batterie se trouvait sur le côté gauche de l'estrade, et un clavier dont les bords noirs étaient recouverts d’autocollants sur le côté droit. Derrière les instruments se trouvaient deux garçons, avec qui Claire était en grande conversation, sa guitare passée en bandoulière autour d'elle.
Son adrénaline était retombée aussi vite qu’elle était montée et elle était plus calme, à présent. Son menton reposant dans sa main et les sourcils froncés, elle avait l'air concentrée sur un problème qu'on venait de lui poser.
Cette parenthèse avait laissé Cassiopée songeuse. Il était rare voire providentiel que son amie ait autant d'énergie. Elle en avait, avant, mais elle était décroissante depuis quelques années. Tout le monde changeait. Parfois, Claire était bien plus maussade que fatiguée; mais ça passait toujours.
La malgache avait beau observer sa camarade, elle n'arrivait pas à comprendre ce qui avait pu la faire réagir comme cela. Elle était vraiment énigmatique, parfois. Elle était toujours là quand Cassiopée avait besoin de parler, toujours; la malgache aurait aimé qu'elle comprenne qu'elle était là, elle-aussi.
Une note électronique mélodieuse se fit entendre, la sortant de ses pensées. Le pianiste venait d'appuyer sur une touche du clavier, laquelle s'éclaira d'une lueur rouge soulignant les traits délicats de son visage constellé de taches de rousseur.
Cassiopée observa son amie saisir sa guitare d'un geste fluide et assuré, et ce sans rompre son duel de regards avec le batteur, qui faisait tourner moqueusement une baguette entre ses doigts. Ce dernier avait un sourcil levé, et ses yeux bleus sombres la défiaient derrière les mèches de cheveux de la même couleur tombant sur son visage. Cette vision arracha un sourire à leur spectatrice (un peu forcée).
<<Vampire.
— Sorcière.>>
La tension entre eux s'embrasa après ce bref échange de civilités, électrisant l'atmosphère de la salle.
Il y avait des choses qui ne changeaient jamais. Songea Cassiopée en dissimulant son gloussement, laissant néanmoins échapper malgré elle un pff ténu qui la trahit lorsque ses yeux croisèrent ceux du pianiste, lequel attendait avec impatience la fin de leur échange en se tordant les mains timidement, sans oser les interrompre.
Il était le plus réservé du groupe, loin devant la guitariste. Elle ne savait pas grand-chose de lui, en fait, à part ce qu'elle pouvait voir et déduire d'elle-même.
Émile avait des cheveux roux bouclés aux reflets cuivrés fascinants qui tombaient sur son front en cachant presque ses yeux et foisonnaient autour de sa tête. Malgré le fait qu'elle le côtoie depuis un moment déjà, il ne semblait toujours pas tout à fait à l'aise avec elle. Comme pour faire écho à ses pensées, il détourna le regard en remontant ses lunettes rondes sur son nez, se passionnant dans l'examen d'un poster sur le mur. Ses yeux noisette fuyants étaient à peine apercevables derrière le reflet de ses verres, ce qui devait tout compte fait être calculé.
Peut-être était-elle trop intimidante.
Cassiopée sonda la salle pour libérer sa pauvre victime de la pression que lui procurait son regard porté sur lui. Son attention s'arrêta de nouveau sur les tabourets esseulés; elle finit par se lever pour aller en chercher un, le sol n'étant finalement pas des plus confortables pour son fessier délicat. Le temps qu'elle se débatte avec la pile pour en récupérer un, laquelle résistait en émettant des bruits métalliques d'indignation, le groupe avait commencé leur échauffement dans un joyeux fond sonore de chamailleries puériles et de rires.
La lycéenne se retourna victorieusement, un tabouret dans les bras. S'apprêtant à retourner à sa place, elle suspendit ses gestes en apercevant un éclat de blanc derrière les longues vitres rectangulaires bordant l'entrée de la salle.
Tiens ?
Cassiopée posa son siège durement gagné et se dirigea vers la porte. Elle se leva sur le pointe des pieds pour lorgner par la fenêtre curieusement; son regard tomba sur une jeune fille aux cheveux blancs espionnant par de brefs coups d'œil l'intérieur de la salle, sa tête dépassant quelque peu malgré sa position accroupie.
Mn.
La malgache saisit la poignée et ouvrit la porte, perplexe. Elle se pencha par l'ouverture, ses cheveux longs se balançant dans le vide contre elle. La lycéenne qu'elle avait remarqué se figea, écarquillant les yeux. Un ah crispé échappa ses lèvres, avant qu'elle ne détourne le regard en rougissant, se cachant comme elle le pouvait derrière les mèches ivoire tombant sur l'arrête de son nez.
Un sourire malicieux fendit le visage de Cassiopée, qui plissa les yeux quelque peu. Encore une.
Il n'était pas rare que des filles viennent voir Félix. Avec son sourire insolent et son style de gothique ténébreux, il avait plus de succès qu'il ne l'aurait souhaité. Cassiopée devait toujours se charger de disperser les admiratrices les moins discrètes, lesquelles déconcentraient Émile. Pourquoi elle ? Elle se le demandait parfois, et la réponse lui venait alors avec une vague d'atterrement pire que la question en elle-même.
Elle, tout simplement car premièrement, Félix ne voulait pas interagir avec elles par "peur de possiblement leur donner de faux espoirs" (ce qu'elle croyait intérieurement n'être qu'une fausse excuse pour tout simplement dissimuler le fait qu'il ne souhaitait pas leur parler, étant très sélectif sur ses fréquentations). Deuxièmement, car Émile se cachait derrière ses lunettes et ses cols roulés rien qu'à l'idée de contrarier quelqu'un, et détestait tellement le conflit qu’il finissait toujours par se laisser marcher dessus (ce qui était totalement le contraire du résultat attendu en premier lieu). Troisièmement, car Claire n'avait aucun tact et, malgré sa bonne volonté la plupart du temps, elle finissait régulièrement par être vexante ou désagréable et par, somme toute...Empirer les choses (le nombre de fois où elle avait dû tirer son amie de la menace d’un conseil de discipline pour un propos maladroit…).
Le pire étant son expression déboussolée après coup, lorsqu'elle était confuse de ce qu'elle avait encore une fois mal fait pour que ses interlocutrices partent comme des furies: ce qui entraînait irrémédiablement une crise existentielle de la jeune fille qui remettait toute sa vie en question, un état de stress pour Émile qui la réconfortait comme il pouvait en s'excusant car convaincu de sa responsabilité dans l'histoire, et l'hilarité de Félix qui trouvait tout cela fort distrayant.
Enfin, un bazar pas possible pour pas grand-chose. Le club de musique était une belle bande de bras cassés. Pour toutes ces raisons, Cassiopée était celle qui gérait; elle était quasiment autant présente qu'eux dans les locaux, de toute façon, et faisait officieusement partie de leur club en tant que maman responsable.
<<- Tu viens observer qui, toi ? Demanda avec complicité cette dernière en se redressant, son attention posée sur la lycéenne en face d'elle.
Maintenant qu'elle la voyait de plus près, elle la reconnaissait. Elle était avec elle en cours, mais elle n'avait jamais pris le temps de lui parler. Elle était soit trop concentrée sur son travail, soit sur...Claire, et sa lubie du moment.
Son interlocutrice secoua la tête vigoureusement pour la détromper.
- Non, non ! Personne, vraiment ! Nia-t-elle en rigolant nerveusement, avant de pincer les lèvres en coulant un regard discret vers la porte, et de baisser la voix. Tu te fais la mauvaise idée ! J'aime juste la musique.
- Oh. Tu veux rentrer, alors ? Proposa Cassiopée gentiment.
- Non merci ! Refusa aussitôt la nouvelle venue d'une voix pressée, agitant les mains avec énergie devant elle pour appuyer ses propos.
La malgache haussa les sourcils, surprise par sa réaction brusque.
Sa camarade hésita après coup.
- Je veux dire...Euh...Je préfère de loin rester ici, je ne veux pas déranger...Ahah...Ah...>>
Cassiopée eut une moue sceptique, absolument pas convaincue. Comment l’être ? Même la tête blanche en face d’elle ne l’était pas, et ses arguments finissaient par une intonation haute leur donnant des airs de question. Prise de pitié, elle se contenta de hocher lentement la tête pour montrer sa compréhension...Feinte, et de réfréner sa curiosité dévorante de son mieux.
Cette histoire avait encore l'air particulière.
<<- Comme tu veux. Lâcha-t-elle avec un haussement d'épaules, avant de lui adresser un sourire bienveillant. Moi j'y retourne, en tout cas. À plus tard.>>
Cassiopée la salua poliment et retourna dans la salle en fermant la porte dans son dos. Une musique de type rock l'accueillit, retenant un instant toute son attention le temps qu'elle identifie le morceau. On dirait que le temps qu'elle discute, ses amis étaient passés aux choses sérieuses.
La jeune fille se dirigea vers son tabouret, trônant seul au milieu de la salle, et se laissa tomber dessus. Elle lança un coup d'œil furtif vers la fenêtre de la salle. Sa camarade avait disparue.
C'était bizarre. Songea la malgache en posant inconsciemment son menton dans son poing.
Elle secoua la tête doucement pour chasser cette réflexion.
Elle n'était plus surprise.
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<<Attrape.>>
Assise dans l'herbe, Cassiopée réceptionna tant bien que mal la bouteille que Claire lui lança. Une grimace passa sur ses traits lorsqu’elle remarqua la multitude de petites bulles qui remontèrent vers le bouchon; elle se sentait menacée.
<<Combien de fois a été secoué ce truc ? S’alarma-t-elle.
Elle dévisagea la bouteille de limonade comme si cette dernière était une bombe au seuil de l’explosion; ce qui ne devait pas être loin de la réalité.
— ‘Chais pas.>>
Claire haussa les épaules, la tête dans son sac. Sa nonchalance ne rassura pas la malgache. Elle envisageait avec méfiance la bouteille enveloppée de ses deux mains. Son amie était chaotique…Elle lançait son sac partout, le délaissait, le laissait tomber et le ramassait, le laissait pendre d’une épaule ou d’une main…Elle aurait mis sa main au feu que la boisson avait fait très mauvais voyage. Mathématiquement, il y avait près de deux tiers de chance qu’elle lui érupte au visage le moment où elle l’ouvrira (l’enfer était pavé de bonnes intentions).
Le temps qu’elle fasse ses calculs, Claire s’était redressée sur ses deux jambes, les mains sur les hanches alors qu’elle se pliait pour s’étirer le dos. Quelque part dans son corps, des choses craquèrent. La jeune fille laissa sa tête dodeliner en arrière pour prendre une grande goulée de ciel. Septembre était bien entamé déjà qu’il ne montrait pas un nuage, sinon quelques fils épars. La membrane s’effaça. Les parallèles devaient se chevaucher, ici plus qu’ailleurs. Elle respirait.
Claire baissa la tête vers Cassiopée. Elle la trouva en plein dilemme.
<<Cassie, sérieux ? Railla-t-elle.
— Je risque gros, d’accord ?
— Ok. Laisse-moi faire.>>
Claire d’un geste souple lui chipa la bouteille des mains et sans attendre son accord, en dévissa le bouchon juste au-dessus d’elle. Cassiopée roula sur le côté dans une exclamation; or, rien ne se passa, sinon un psch comme un sifflement d’air, et un heh sans équivoque de la brune, surtout au vu de son rictus en coin. Cette dernière s’inclina dans une sorte de révérence pour lui remettre la limonade entre les mains, une main sur le cœur.
<<Voilà, madame, s’amusa-t-elle d’une voix enjôleuse, c’est avec plaisir, toujours, que j’aidais, aide, et aiderai les demoiselles en détresse.
— Tu sais que tu es insupportable…?
— C’est une drôle de manière de me remercier.>>
Cassiopée se contenta de boire au goulot pour toute réponse; réponse, qu’elle appuya toutefois d’un roulement des yeux. Claire se laissa tomber dans l’herbe, et ramena ses jambes vers elle pour s’assoir en tailleur. Un silence tranquille les enveloppa.
Bientôt, il faudrait retourner s’enfermer dans une petite boîte de salle de classe. Mais pour le moment, le temps semblait s'être arrêté: les navires blancs au-dessus d’elles étaient statiques dans le ciel, et seul le frémissement d’une brise froide qui annonçait le futur faisait ployer l’herbe dans laquelle elles étaient ensemble, et rompait l’immobilité de leur environnement. C’était comme si quelque chose retenait son souffle.
Claire ne saurait dire quoi. Quelque chose, de beaucoup plus grand qu’elles. Un concept.
Un concept de quelque chose comme l’univers.
<<Cette semaine est bizarre, non ?>> Interrogea Claire sans vraiment attendre de réponse.
Oui, acquiesça sans un mot Cassiopée, qui faisait tourner sa bouteille entre ses mains pour sentir la fraîcheur du verre contre ses paumes.
Elle l'est vraiment.
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<<Tu ne viens pas aujourd'hui non plus ? S'étonna Cassiopée, sincèrement surprise. Je pensais que tu adorais le bus ?
Claire se frotta la nuque, hésitant quelques instants sur sa réponse.
- Ah…Exhala-t-elle finalement en rajustant les sangles de sa guitare sur ses épaules. Ouais, mais…Je ne peux pas, malheureusement. Je te raconterai plus tard.>>
La malgache la dévisagea, gardant le silence.
Quelque chose lui disait qu'elle ne verrait jamais la couleur de ce plus tard; elle capitula néanmoins, une moue de résignation furtive passant sur son visage. C’était inutile de la forcer. Si elle ne voulait pas en parler, elle n’en parlerait pas. Et elle, elle n’était pas du genre à insister pour obtenir ses réponses.
Cassiopée éleva son poing devant elle en soupirant faiblement. Elle était quand même frustrée, mais que pouvait-elle y faire ?
<<- Kapoo.>> Bruita la musicienne en le heurtant du sien, un sourire en coin malicieux ourlant désormais ses lèvres.
Son interlocutrice leva les yeux au ciel d’un air faussement exaspéré avant de tourner les talons pour attraper son bus. Claire la regarda s'éloigner sur quelques mètres, insondable, avant de se détourner elle-aussi en enfonçant ses mains dans les poches de sa veste.
Les feuilles tombaient. Les yeux rivés sur ses chaussures, la jeune fille s’efforçait le plus minutieusement possible de ne pas piétiner celles reposant contre le bitume. Certaines avaient déjà pâti du passage de lycéens plus insouciants qu’elle.
Rouge, orange, jaune.
C'était dommage que les feuilles mortes ne soient pas plus appréciées.
Jaune, rose, noir.
Un éclat de blanc vers le parking pour deux roues attira le regard de la guitariste, la sortant de ses réflexions. Quelqu’un était assis à même le sol devant son vélo, la tête rejetée en arrière vers le ciel. Une fille. Une fille dans les yeux de laquelle se reflétait une partie du ciel, la couleur indescriptible de ce dernier lui donnant l’air aussi lointaine et inaccessible que lui.
Bleu, bleu, bleu.
Si loin, et pourtant si près qu’on croirait pouvoir le frôler du bout des doigts en tendant la main.
Chiara.
Claire ralentit le pas, indécise. Elle semblait si perdue dans ses pensées qu’elle se demanda si elle avait vraiment le droit de l’en sortir, ou si elle y parviendrait même seulement.
Elle avait l’air égarée dans une galaxie lointaine, à des années-lumière de là.
Pourtant, on ne voyait qu’elle.
Comme un soleil. Réalisa Claire, interdite.
Comme c’était ironique.
La jeune fille continua malgré tout son chemin pour se poster à ses côtés. Elle s’assit en tailleur, ramenant avec délicatesse son étui de guitare vers elle. Le bitume était froid et graveleux, et lui mordit les cuisses désagréablement. Depuis combien de temps sa camarade était-elle assise là ?
La guitariste détourna le regard, se concentrant sur un arbre au feuillage rougissant un peu en retrait.
<<-…
-…
La guitariste s’humecta les lèvres nerveusement. Le blanc entre elles s’allongeaient.
- Un problème ? S'enquit-elle finalement avec réticence.
Sa voix lui sembla résonner bien trop fort, la faisant se raidir imperceptiblement; et le silence l’absorba, s’en nourrissant pour devenir d’autant plus lourd en reprenant ses droits. Ok, d’accord. Sua la lycéenne.
Chiara gardait ses yeux rivés vers l’azur au-dessus de leurs têtes.
- Tu as vu ? Le ciel est bleu aujourd'hui.>> Confia-t-elle seulement d’une voix lointaine.
Claire ne leva pas la tête pour le confirmer par elle-même, se contentant plutôt de lui jeter un regard en coin discret.
Comme tes yeux, retourna-t-elle mentalement, encore une fois fascinée par ces petites piscines d’espace.
Le bleu de la volleyeuse avait toutefois perdu de son éclat, il était terne.
La brune ramena son sac entre ses jambes pour fouiller dedans. Elle en sortit une bouteille de limonade qu’elle proposa à son interlocutrice sans un mot, se focalisant sur son action dans l’espoir de dissiper le sentiment désagréable s’étant réveillé dans sa poitrine depuis qu’elle avait vu son expression. Sa camarade resta immobile, ne la remarquant même pas, toute absorbée qu’elle était par la contemplation de quelque chose de visible seulement pour elle. Faute de réaction, Claire la posa devant elle dans un tintement cristallin du verre contre le sol.
Sa camarade tourna enfin la tête vers elle, dardant le ciel entier sur elle. Son regard s’attarda sur elle avant de se baisser vers la bouteille, avant de revenir de nouveau sur elle, la bouteille, elle; elle lâcha finalement un heh ? interrogateur.
Les bords de ses yeux étaient rouges et gonflés, contrastant avec l’ivoire des mèches se balançant devant son front. Elle avait vraiment pleuré. Le cœur de la guitariste se serra, la faisant grimacer. Aïe.
<<- Qu’est-ce que tu fais ?
Qu’est-ce qu’elle faisait ?
- Ahem…- Ouais. Bafouilla Claire d’une manière faussement bourrue, gênée aussi bien par son soudain élan de gentillesse que par l’attention soudaine ramenée brusquement sur elle. Prends la. Je les aime hein, va pas te faire de mauvaises idées. C’est juste que tu avais une sale tête, alors…- Ohmondieunon, pas une sale tête ! Se corrigea-t-elle immédiatement, son visage se décomposant alors que sa voix perdait son timbre grave pour grimper d’un octave. Tu es vraiment magnifique ! Fuck…- Je voulais dire…- Que tu avais l’air…Triste ? Rah, juste prends la, d’accord ?!>>
La brune capitula en jetant ses mains dans les airs, les oreilles pourpres d’embarras. Elle se leva maladroitement pour marquer la fin de la pseudo-discussion (ou plutôt du monologue dans lequel elle n’avait de cesse de s’enliser).
Son étui de guitare manqua de chuter à cause de son mouvement, reposant jusque-là en équilibre précaire contre son épaule. La musicienne le rattrapa en lâchant une exclamation catastrophée; dans son empressement, elle trébucha sur ses propres pieds et faillit s'écraser contre le bitume, rétablissant son équilibre in extremis.
Elle ne savait pas pourquoi elle essayait encore. S'apitoya-t-elle en soufflant avec dépit sur les cheveux lui étant revenus dans le visage, les faisant voler faiblement dans l'air avant qu'ils ne reviennent se balancer sur les côtés de sa mâchoire.
Elle n’était qu’une catastrophe ambulante.
Pour le bien de tout le monde, elle ferait mieux de s’enfermer dans sa chambre et de ne plus jamais en sortir. Elle remonta le col de sa veste jusque sur son nez pour se cacher de son mieux, écarlate de honte. Yes…Et elle qui voulait être cool…
<<-...Enfin bref, allons-y.>> Ajouta-t-elle d’une voix étouffée par ses vêtements en tendant la main à son interlocutrice pour la relever, les yeux fuyants.
Chiara la dévisagea, le visage rouge et les yeux brillants. Claire se figea, sa respiration se coinçant dans sa gorge. Que…C’était quoi cette tête ? Paniqua-t-elle intérieurement, toutes ses pensées se glaçant dans son esprit. Elle avait l’air sur le point de pleurer, sérieux…Elle avait empiré les choses ? Ou alors, elle pleurait pour elle, car elle faisait pitié ? La guitariste ouvrit la bouche pour s’excuser, absolument atterrée par elle-même; elle ne put cependant pas dire quoi que ce soit qu’un large sourire chaleureux éclosait sur les lèvres de son interlocutrice, la réchauffant entièrement…
…Et la plongeant dans une confusion d‘autant plus intense.
Euh ? Fût tout ce que la brune put penser de cohérent, son cœur emballé battant la chamade dans sa poitrine et ses yeux remplis d’étoiles malgré elle. Son sourcil tiqua, trahissant sa perplexité. Euh ? Étaya-t-elle, dévisageant bêtement Chiara alors que cette dernière pouffait toute seule, tentant de cacher son hilarité derrière son poing sans grand succès.
<<- Merci. La remercia cette dernière avec son grand sourire affectueux qui la retournait complètement, rayonnante.
Euh ?
Elle glissa sa main dans la sienne et s’en aida pour se relever. Son interlocutrice resserra sa prise sur elle par réflexe, avant de frissonner imperceptiblement. La paume de Chiara était froide. Cela devait faire un moment qu’elle était assise dehors pour avoir cette température-là.
Elle ferait mieux de se dépêcher, la prochaine fois.
Ce contact la ramena sur Terre aussi efficacement qu’un choc électrique.
- Ah. Ehm. Pas de soucis.>> Assura-t-elle dans un rictus en coin incertain crispé, tout en relâchant sa main hâtivement, comme si elle s’était brûlée avec.
Claire leva encore son pouce pour appuyer ses propos faute de savoir quoi rajouter; elle se retourna ensuite, toute son expression dévoilant qu’elle criait intérieurement. Elle enfila les hanses de son étui de guitare et cala son sac de cours dans son vieux panier pour se changer les idées et reprendre contenance. Lorsqu'elle se retourna de nouveau, sa passagère finissait de refermer son sac, et la limonade avait disparu.
Percevant certainement son regard dans sa nuque, cette première reporta son attention sur elle. La guitariste baissa aussitôt la tête pour éviter le contact visuel et s’installa sur sa selle, pied au sol.
<<- Grimpe…
Sa voix avait adopté son intonation par défaut; une indifférence un peu agacée sur les bords.
Pourtant, Chiara gloussa.
- Oui.~>> Chantonna-t-elle gaiement, en opposition directe avec sa conductrice, que sa bonne humeur laissa agitée.
Elle ne comprenait décidément pas.
Son vélo grinça lorsque sa passagère s’installa sur le porte-bagages.
Elle ne lui en tenait pas rigueur. Il était chargé, ce jour-là. Pauvre pépère.
Claire tapota le guidon de sa bécane gentiment, reportant avec soulagement son attention sur lui.
Allons, mon vieux, l’encouragea-t-elle mentalement avec compassion, elle-même exténuée.
Apparemment, il va falloir t'y faire.
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<<-...Chiara.
- Oui ?>>
Claire analysa son interlocutrice, hésitante. C'était un bon début. Et maintenant ?
Chiara était occupée à s’échauffer avec son ballon de volley. Elle le faisait rebondir au-dessus de sa tête, l’envoyant toujours plus haut et toujours plus fort jusqu’à ce qu’il frôle même le plafond du gymnase, et ce avec une régularité remettant en question l’utilité première de l’exercice. Ses cheveux cette fois-là étaient coiffés en une tresse lâche, laquelle ondulait dans son dos comme dotée d’une volonté propre, lancée par l’élan que lui procurait ses mouvements. Son regard était concentré sur sa balle; il la suivait avec un soin et une attention pouvant expliquer en partie pourquoi elle avait été choisie comme capitaine de l'équipe. Elle paraissait encore une fois égarée dans son propre univers, déconnectée de l’extérieur. Pourtant, encore une fois, on ne voyait qu’elle. Lorsqu’elle était présente, les alentours étaient sombres et dénuées de couleur. L’atmosphère était plus légère autour d’elle.
Blanc, blanc, bleu.
La guitariste resta coite, ne faisant que la regarder, son propre ballon sous le bras.
Elle était encore tiraillée mentalement. Pouvait-elle considérer la jeune fille comme une amie ? Elle voulait juste la tester, mais…
Un frisson d’appréhension descendit son échine, la glaçant de la tête aux pieds en un instant. Ou alors peut-être était-ce seulement le froid ? Elle serait fixée dans tous les cas, il valait mieux qu’elle ne se fasse pas de grands espoirs toute seule…La lycéenne passa sa main derrière sa nuque, entreprenant de la frotter du plat de la main par réflexe. Elle exhala finalement:
<<- Tu fais quoi, samedi ?
Les dernières syllabes de samedi finirent pressées les unes contre les autres en un marmonnement indistinct dont seul les voyelles détonnaient; Claire se mordit l'intérieur de la joue en fermant les yeux, se maudissant intérieurement. Apparemment, le courage qu'elle avait à grande peine réussi à rassembler n'avait même pas été suffisant pour lui durer plus de trois mots. Merveilleux.
La jeune fille dût se forcer à rouvrir les paupières pour affronter le regard de son interlocutrice, dépitée par elle-même. Elle marqua cependant un temps d’arrêt surpris en s’apercevant qu’au lieu de l’expression cynique ou perplexe qu’elle s’attendait à retrouver, Chiara n’affichait qu’un étonnement sincère. Cette dernière avait suspendu ses mouvements, les mains arrêtées au niveau de sa poitrine en position de réception. Elle avait même tourné la tête vers elle comme pour déterminer si elle était sérieuse ou non, ses yeux arrondis dardés dans les siens. Ils y restèrent fixés pendant de solides secondes qui parurent des heures à la musicienne complètement déboussolée.
- Hein ?
- Euh, bah…>>
Claire la fixa en retour. Son cerveau semblait s'être soudainement mis en veille, lui interdisant l’accès à son vocabulaire; scénario qui semblait à son plus grand déplaisir se répéter de plus en plus fréquemment, et plus spécifiquement dès qu’elle était avec la blanche. Heureusement pour elle (?), le ballon de Chiara lui retomba sur la tête, lui apportant une distraction salutaire.
<<- Ow !>> S'exclama-t-elle par réflexe, avant de chercher le projectile du regard en frottant la zone de l'impact de la paume de sa main, emmêlant ses cheveux bruns avec ses doigts.
Sa prise sur sa balle se desserra; cette dernière alla rejoindre celle de sa camarade sur le sol, rebondissant quelques fois piteusement dans un bruit sourd avant de s'immobiliser.
La musicienne grimaça furtivement: oui, d'accord. Elle l'avait mérité.
<<- Oh...- AH ! Je suis désolée Claire !
La volleyeuse se précipita aux côtés de sa victime, affolée. Semblant complètement dépassée, Chiara se balançait d'un pied à l'autre, agitant ses mains inutilement avant de les ramener vers sa poitrine pour se tordre les doigts avec. Sa tresse ondulait dans son dos à un rythme plus désorganisé et soutenu, et elle se cachait à moitié derrière les mèches tombant sur l'arrête de son nez, aux prises avec une honte si cuisante qu'elle la fit s’empourprer.
Chiara aussi pouvait avoir ce genre d’expressions…
- C'est pas grave Chiara, je vais survivre, je t'assure.>> Ironisa la principale intéressée en levant son pouce pour la rassurer, esquissant dans le même temps un sourire amusé par ses mimiques.
La voir si gênée pour une chose aussi bénigne était distrayant. Se prit à songer la musicienne, avant de se reprendre en passant sa main dans ses cheveux pour y remettre de l'ordre, finissant cependant malgré elle de se décoiffer entièrement. Non, en fait, c'était même carrément comique. Se corrigea-t-elle en réprimant un gloussement, son sourire s'agrandissant néanmoins.
Son interlocutrice en face d'elle ne semblait pas convaincue. Elle pinça les lèvres en jouant avec ses doigts, l'esprit visiblement occupé à chercher une idée pour se racheter. Elle finit par baisser la tête en rougissant, avant de clore l'espace entre elles d'un pas vif.
Claire n'eut pas le temps de réagir qu'elle sentait la pression de la main de sa camarade sur son épaule, lui procurant le soutien dont elle avait besoin alors qu'elle se penchait vers elle pour embrasser sa joue.
<<- Erm...On est quittes, maintenant...? Balbutia-t-elle d'une voix blanche alors qu'elle reculait.
La guitariste la regarda sans comprendre un instant. Que ?
Elle remarqua la couleur incarnat de ses oreilles, détonnant au milieu de sa chevelure liliale reflétant la lumière artificielle bleue et jaune du gymnase. Elle constata aussi la manière dont ses yeux clairs détonnaient sur la couleur qu'avait pris son visage, des yeux évitant avec acharnement tout contact avec l'émeraude perdu des siens.
Ah.
La liaison se fit enfin dans son cerveau.
- Ah...!>>
Claire rougit violemment, et esquissa un mouvement de recul stupéfait en portant la main à sa joue.
Elle n'avait plus froid du tout.
✦
<<- Cassiopée, je n'ai pas été productive au volley, aujourd'hui.
Claire était assise sur son pupitre, ses jambes se balançant dans le vide. La cloche annonçant la fin de la deuxième heure venait de résonner, mais déjà la plus grande partie de la classe se dispersait, se regroupant autour d'un bureau pour discuter gaiement ou jouant des coudes vers la sortie. Seules elle et la malgache étaient somme toute immobiles, détonnant ainsi au milieu du chahut ambiant caractérisant chaque pause de la journée.
Cassiopée releva la tête vers elle, intriguée, délaissant même son activité première qui était de gribouiller dans son agenda pour lui accorder toute son attention.
- Tiens donc ? Tu ne te sens pas bien ? Tu as mal quelque part ? S'inquiéta-t-elle, ses yeux perçants dévisageant son amie à la recherche du moindre indice sur la teneur de son problème.
- Non, c'est pas ça...
La guitariste fit la moue, avant de passer sa main dans ses cheveux en détournant le regard. Elle rejeta les mèches inégales obstruant sa vision en arrière, lesquelles retombèrent sur son front insolemment à peine les libéra-t-elle; elle capitula néanmoins sans un mot, l'esprit visiblement préoccupé par d'autres choses passant en priorité.1
Choses que Cassiopée voulait savoir.
- Qu'est-ce que c'est, alors ? Questionna patiemment cette dernière en posant son menton dans la paume de sa main d'un geste mesuré, et ce sans lâcher la brune du regard une seule seconde.
- On m'a embrassée. Asséna la guitariste en passant sa main derrière sa nuque.
- Comment ?!>>
Claire se râcla la gorge, avant de partir dans un rire nerveux agitant ses épaules de soubresauts alors qu'elle fixait le sol obstinément, et s'empourprait graduellement jusqu'à devenir écarlate.
<<- Oh. Mon. Dieu. Articula Cassiopée, tombant des nues, alors qu'elle finissait de procéder l'information. Attends, tu te moques de moi ?! Tu comptes développer, j'espère ! S'écria-t-elle d'une voix forte en se levant impulsivement, reculant sa chaise contre le sol dans un bruit de raclement soutenu tant son mouvement fût brusque.
Son interlocutrice sursauta et tourna la tête vers elle par réflexe: elle dissimula son visage dans ses mains en croisant son regard et baissa la tête, sa gêne démultipliée par l'attention que son amie avait attiré sur elles à cause de sa réaction.
- Parle moins fort ! Je dois...Je dois surréagir. Je ne sais même pas pourquoi ça me perturbe, c'était insignifiant ! Chuchota la jeune fille en abaissant ses mains quelque peu pour libérer sa vue, sa voix cependant étouffée par ses paumes. Je raconte n'importe quoi. Je me donne trop d'importance ! C'est certainement déjà oublié de son côté, je veux dire, c'était même pas sur les lèvres après tout, et je suis la seule demeurée à...-
- Il y a eu kissou, oui ou non ? La coupa la malgache d'une voix plus basse et contrôlée en la regardant sérieusement, se penchant vers elle d'un air de conspiratrice, ses cheveux glissant sur ses épaules pour venir se balancer contre ses bras sagement. On s’en fiche de l’endroit, dis-moi juste ça.
- C'est que...
- Oui ou non ?
- Ah...
- Oui ou non ?
-...Oui.
- Oh, mon, Dieu.>>
Claire capitula, et se dissimula de son mieux derrière les mèches tombant devant son visage pour se soustraire au regard ébaubi de son amie, écarlate. Si bien qu'elle ne vit pas Chiara lorsqu'elle passa près d'elles pour sortir, accompagnée d'une jeune fille aux cheveux blonds bouclés l'entretenant du prochain devoir à rendre avec force soupir. N'écoutant que distraitement, cette première capta des bribes de conversation étouffées provenant des deux lycéennes qu'elles dépassaient; elle ne pût s'empêcher de pouffer en apercevant l'expression de la brune, attirant l'attention de son interlocutrice accidentellement.
<<- Tu n'écoutes pas. Releva cette dernière d'une voix blasée, avant de suivre le regard de son amie d'un air indifférent.
La lycéenne se rembrunit en lâchant un tch critique lorsque ses yeux tombèrent sur Claire.
- Vraiment ? Viens. Tonna-t-elle presque sèchement en se détournant impérieusement, saisissant la manche de sa camarade pour l'entraîner à sa suite.
- Taylor...>> S'exaspéra Chiara en poussant un profond soupir, se laissant cependant faire docilement.
Ses cheveux tressés se balancèrent dans son dos, et disparurent par l'encadrement de la porte.
✦
<<- Bye, Cassiopée.
- À toute, Claire.>>
Cassiopée prit cette fois un moment pour observer sa camarade. Claire marchait d'un pas régulier, son sac passé sur l'une de ses épaules et ses mains enfoncées dans les poches de sa veste surdimensionnée lui tombant sur le haut des cuisses. Les lanières de son cartable se balançaient dans son dos d'un mouvement de balancier irrégulier à cause de son pas plus pressé que d'usuel. La malgache observa de loin son amie effectuer un mouvement sur le côté pour éviter une feuille, avant de reprendre sa marche comme si de rien n'était.
La lycéenne aux cheveux noirs esquissa un sourire en voyant sa démarche.
Elle se détourna après un dernier regard et pressa le pas pour attraper son bus. C'était le début d'octobre.
✦
Les nuages dans le ciel s'amassaient en une masse compacte et duveteuse agitée par le vent, qui les bousculait et les déchirait pour mieux les brusquer en avant. Une mer tempétueuse bouillonnait au-dessus de la Terre, ses vagues s'écrasant en grandes gerbes de cumulus contre des caps invisibles pour le commun des mortels.
Chiara n'était pas là.
Privés des rayons du soleil, les alentours étaient plongés dans une lumière blafarde et froide décroissant alors que le temps s'étirait.
Claire attendait silencieusement, assise en travers de la selle. Son casque était passé autour de ses poignets, et tapait faiblement contre sa cuisse alors qu'elle jouait distraitement avec l'accroche, ponctuant le silence s'étant installé de clic irréguliers et secs.
Chiara était juste en retard. Elle n'allait pas partir sans elle...Comment elle allait faire, sinon ? Clic. Elle n'avait pas envie de la laisser seule et désemparée. Clic. Et même si il le voulait, elle avait trop d'honneur et de compassion pour partir sans elle. Pourquoi venir en vélo, sinon ? Clic. Elle ne le faisait pas pour elle, et n'appréciait pas plus que ça le tiraillement des courbatures qu'elle ressentait à présent dans les cuisses. Clic. Si Chiara n'était pas là, c'était inutile.
Elle l'aurait au moins prévenue. Non ?
Clic. Clic.
Clic.
<<- Ow.>>
Claire laissa échapper son casque, qui finit contre sa cuisse. La jeune fille regarda d'un air sceptique sa main, donc la peau était rougie vers le pouce à l'endroit où elle s'était pincée accidentellement avec l'accroche.
Elle réfléchissait trop, c'était mauvais. Elle ne pouvait pas laisser son esprit vagabonder ainsi en public.
La lycéenne laissa son regard dériver jusqu'aux arbres en face du parking à vélo, spectateurs immobiles de son attente. Est-ce qu'ils se demandaient ce qu'il se passerait, ensuite ? Peut-être communiquaient-ils entre eux, échangeant sur l'arrivée -ou non- de la fille soleil.
Ou peut-être qu'ils s'en moquaient royalement, et n'étaient là que car ils y étaient contraints par leur nature d'arbres. Un peu comme deux oncles à la représentation de fin d'année d'un enfant, chuchotant entre eux sans beaucoup de discrétion dans leur rang.
"Et tu as acheté ta voiture moitié prix ?"
"C'était une occasion, mais elle est comme neuve. J'ai dit à ma femme que...Attends, qu'est-ce qu'il se passe ?"
"Je ne sais pas, juste applaudis et hoche la tête."
Au moins, ils étaient là, eux.
La jeune fille retint un soupir, et serra les poings. Elle se sentait bête.
Faute de mieux, elle entreprit de compter les feuilles se détachant des platanes et tombant sur le bitume, tapissant ce dernier lentement mais sûrement d'une couleur rougeâtre s'accordant avec celle du crépuscule.
Un. Deux. Trois.
Son sac commençait à peser douloureusement sur ses épaules. Elle le laissa tomber à côté de son vélo lourdement, et le regarda s'affaisser contre la roue en enfouissant ses mains dans ses poches. Replié ainsi sur lui-même, son cartable écorché par l'usure lui faisait presque pitié. Les fleurs bleues censées être représentées sur le tissu noir disparaissaient par endroits tant ce dernier était délavé, et la fermeture bloquait à la moitié de la poche avant pour une raison inconnue. Malgré tout, il restait fidèle au poste.
Quatre.
La lycéenne trouva étrange de ressentir de la compassion pour un objet dénué de sentiments. Elle trouva cela d'autant plus bizarre de se reconnaître en partie dedans.
Cinq. Six.
Il faisait froid. Le lampadaire du petit parking venait de s'allumer dans la pente, sa lueur jaunâtre artificielle éclairant faiblement les alentours de l'ampoule comme un halo. Il faisait encore trop clair pour qu'on la discerne vraiment sur le fond blanc s'assombrissant que composait le ciel derrière elle. Bientôt, elle serait essentielle pour repérer son chemin.
C'était une palette de couleur chaude, cette fois. Une nouvelle feuille était tombée, aussi rouge qu'un rubis. Elle vit de loin la forme rendue abstraite par la distance chuter en tourbillonnant sur elle-même, entraînée par son propre poids. La guitariste n'aperçut néanmoins pas nettement où elle finit sa course. Il commençait à faire sombre.
Sept.
Claire leva le regard vers le ciel, plongeant son attention dans les nuages lâchement. Sa position sur la selle était inconfortable, et sa nuque la tiraillait désagréablement. La brune bougea légèrement ses jambes pour chasser les fourmis qui commençaient à se manifester, avant de se redresser quelque peu dans une vaine tentative pour trouver une position plus confortable.
À dix, elle partirait.
La tempête semblait s'être apaisée.
Elle garda son regard fixé dessus encore quelques minutes, avant de le reporter vers les platanes à contrecœur. Pour compter, il fallait qu'ils soient dans son champ de vision.
Huit.
Une part d'elle-même aurait aimé que Chiara vienne.
Neuf.
Quelques élèves passèrent devant elle sans lui prêter d'attention. La guitariste remonta la fermeture de sa veste jusqu'à son menton, avant de soupirer doucement. La chaleur de son souffle lui revint dans le visage, bloqué par le tissu cachant sa bouche et son nez.
Dix.
Chiara ne viendrait pas.
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...Onze.
J'ai beaucoup apprécié pouvoir en découvrir davantage sur Cassiopée dans ce chapitre, on arrive très bien à comprendre sa personnalité, et à percevoir son côté maman poule.
Par ailleurs, j'ai super hâte de découvrir pourquoi Chiara n'est pas venue au final. Tu as très bien réussi à retranscrire les doutes que Claire ressentait.
J'attends la suite avec impatience !